Marie Pezé : « Les pathologies liées au travail ne font que s’aggraver »
09 oct. 2023
5min
Journaliste indépendante
Si les souffrances liées au travail ont toujours existé, la première consultation psychologique dédiée a ouvert ses portes en 1995. Dans “Ils ne mourraient pas, mais tous étaient frappés” (éd. Flammarion), une réédition de son essai éponyme parue cet automne, la psychologue et psychiatre Marie Pezé se remémore les premiers pas de son cabinet et constate, avec amertume, l’augmentation exponentielle du mal-être en entreprise.
Votre cabinet de consultation, “Souffrances et travail”, a été créé 1995. Le mal-être en entreprise était-il considéré à l’époque comme il l’est aujourd’hui ?
Bien sûr que non ! Lorsque j’ai commencé, je m’occupais avant tout de la souffrance psychologique des accidentés du travail. C’était surtout des ouvriers qui avaient subi de lourdes opérations. À mesure que le temps passait, les accidents du travail devenaient de plus en plus complexes et l’on ne disposait pas des équipements d’aujourd’hui pour déceler les douleurs neurologiques, celles qui touchent la moelle épinière. Les médecins me disaient : «C’est psychologique ! », alors que mes patients me décrivaient des douleurs lancinantes. Plus le temps passait, plus nous recevions des femmes de ménage, des puéricultrices, et d’autres femmes exerçant un métier du care. Pour les chirurgiens, le problème venait des hormones des femmes. C’est seulement à la fin des années 90 que l’on a compris que l’intensification du travail était en cause et que le toyotisme et le fordisme avaient rendu ces maux systématiques.
À lire la réédition de votre ouvrage, on comprend que la nature de la souffrance au travail a non seulement changé, mais surtout qu’elle s’est aggravée…
Aujourd’hui, elle est catastrophique. Je vois bien sur le terrain l’aggravation des pathologies liées au travail. Par exemple, le nombre de suicides qui augmentent ou l’état extrêmement grave des burn out que l’on diagnostique. Plus inquiétant encore : les patients qui se font diagnostiquer un burn out sont de plus en plus jeunes. Ces maladies ne sont pas anodines : elles dégradent pour toujours les capacités intellectuelles. Le travail a toujours été très important dans nos vies - il est important pour la construction de soi - mais les pathologies qu’il engendre sont souvent enfouies sous le tapis par l’employeur. Les entreprises préfèrent remettre en cause le salarié, qu’elles jugent trop fragile, que leur organisation de travail.
Peut-on en déduire que les entreprises sont pour partie responsables de ces souffrances ?
Ce qui est certain, c’est que les entreprises sont des organismes très puissants et bien organisés. De plus en plus, elles ne visent qu’à être plus rentables et augmenter leur productivité. Le message est clair : les salariés qui ne seraient pas contents n’ont qu’à prendre la porte et ceux qui craquent sont jugés trop faibles. Je constate qu’en France, ce discours peut prospérer parce que la valeur travail est très forte. Il suffit de regarder les classements internationaux : nous sommes les 4e en termes de productivité horaire.
« Nos vies professionnelles et personnelles sont devenues très poreuses. Cette porosité crée un terrain favorable aux pathologies liées au travail. Vous ne pouvez pas couper avec votre travail si le travail est omniprésent. » - Marie Pezé, psychologue et psychiatre
Comment expliquer cette évolution ?
Pour moi, c’est la logique de rentabilité en entreprise qui nuit aux salariés. Au lieu de laisser le travailleur définir les moyens dont il a besoin pour effectuer ses tâches, on lui fixe des objectifs déconnectés de la réalité de son travail. Tout devient cadence, flux, résultats et objectifs. Les outils numériques, qui permettent d’évaluer la quantité de travail - mais pas sa qualité - le rendent plus intense et lui font parfois perdre son sens. C’est très dangereux ! Être dans l’accélération en permanence, cela épuise le corps et l’esprit. On n’a plus les moyens de faire son travail correctement. C’est le fait de devoir réaliser son travail vite et mal qui entraîne cette sensation de perte de sens dont on a beaucoup entendu parler récemment.
Il faut aussi noter l’évolution du travail en tant que tel. Depuis les années 80, on n’en finit plus d’ajouter des tâches administratives aux employés d’une entreprise. Les salariés doivent de plus en plus déclarer ce qu’ils font dans des tableaux et des outils de management. Cela leur prend au moins autant de temps que le travail réel. Certains me disent même que ce travail les empêche de faire correctement leur travail… C’est comme si ces transformations dans le management invisibilisaient le travail. Le travail n’est pas visible parce que la hiérarchie indique aux salariés de respecter des procédures. Sauf que pour respecter ces consignes, le seul temps de travail légal ne suffit plus ! Et l’investissement personnel des travailleurs n’est pas reconnu.
Nous travaillons de plus en plus mal ?
D’une certaine manière, avoir une conscience professionnelle est en train de devenir un défaut et il est possible, aujourd’hui en entreprise, que votre hiérarchie vous invite à faire votre travail vite et mal. C’est grave, car nous sommes un pays d’artisans attachés à la qualité des beaux produits, des belles choses. Travailler mal, c’est aussi perdre son estime de soi, sa réputation.
Vous dénoncez également la place de plus en plus importante des outils numériques, qui rend le travail de plus en plus omniprésent.
Oui. Il me semble qu’ils nous font beaucoup de mal. Depuis la pandémie, on travaille depuis chez soi, dans la salle d’attente de notre médecin, etc. En fait, on travaille tout le temps. Nos vies professionnelles et personnelles sont devenues très poreuses. Cette porosité crée un terrain favorable aux pathologies liées au travail. Vous ne pouvez pas couper avec votre travail si le travail est omniprésent. De la même manière que vous ne pouvez pas trouver une solution à vos problèmes si les objectifs que l’on vous fixe sont inatteignables. L’entreprise place les salariés dans une position qui les condamne à commettre des fautes.
Vous dites aussi que les entreprises en attendent toujours plus des employés. L’engagement personnel pour l’entreprise doit être total.
Ça a toujours été le cas. Nous ne sommes pas neutres vis-à-vis du travail. Lorsque l’on travaille, cela engage notre formation, notre corps, notre identité. On y recherche toujours une forme de reconnaissance. Cela explique les journées à rallonge, le présentéisme. C’est très culturel et ces données ne bougent pas - ou très peu - avec le temps.
Pourtant, les stéréotypes sur les Français au travail ne manquent pas. On entend souvent que nous ne travaillons pas beaucoup par rapport à nos voisins européens…
C’est pourtant faux ! Régulièrement, le gouvernement parle de prendre des mesures de rétorsion contre les médecins, qui délivreraient des arrêts maladie “de complaisance”. Pourtant, le ministère de l’Économie dispose de chiffres qui en disent long. D’après la DARES, 47% des salariés souffrent de ne pas pouvoir faire correctement leur travail. C’est presque la moitié ! Il est hallucinant de constater d’une part ce discours stéréotypé sur les arrêts “de complaisance” et ce que nous voyons sur le terrain. Tout le monde craque. Ce grand bouleversement concerne même les cadres supérieurs. Eux-mêmes ont fait beaucoup de mal en défendant les grands plans de licenciements qui devaient permettre de sauver les entreprises. Ce qu’on constate, c’est que les bourreaux sont aussi les victimes aujourd’hui.
« Si on parvenait à sortir du présentéisme, ce serait déjà une grande avancée. Il faut instaurer des rythmes qui permettent un bon équilibre entre vie privée et personnelle, partir tôt, quitte à prendre moins de vacances. » - Marie Pezé, psychologue et psychiatre
Ce discours politique a-t-il des conséquences ?
Il suffit de lire les chiffres de la DARES pour s’en rendre compte. S’il est difficile de relever avec exactitude le nombre de burn out que les salariés peuvent faire chaque année - ils sont souvent diagnostiqués comme une dépression et il est difficile de faire le lien avec l’entreprise -, les arrêts de travail augmentent de manière exponentielle. Plus inquiétant encore, le nombre de lésions psychiques subies par les salariés. On en dénombrait près de 30.000 en 2019. Autrement dit, ces personnes ont été soumises à une pression si intense qu’elles ont perdu des capacités cognitives qu’elles ne retrouveront jamais.
La situation peut-elle évoluer dans le bon sens ?
Je crois beaucoup à la capacité des jeunes générations à faire bouger les lignes. Les jeunes savent que les entreprises pressent les salariés comme des citrons et les remplacent. Ils naviguent de CDD en CDD, d’entreprise en entreprise et préfèrent valoriser l’équilibre entre leur vie professionnelle et personnelle plutôt que de se surinvestir dans un travail qui ne le leur rendra pas.
Y a-t-il des mesures que les entreprises pourraient mettre en place pour limiter les risques ?
Si on parvenait à sortir du présentéisme, ce serait déjà une grande avancée. Il faut instaurer des rythmes qui permettent un bon équilibre entre vie privée et personnelle, partir tôt, quitte à prendre moins de vacances. Je suis convaincue qu’il vaut mieux épouser des modèles comme ceux des pays nordiques. Là-bas, les vacances sont plus rares, mais on est moins éprouvé le reste de l’année. On n’attend pas l’été pour vivre pleinement et se reposer. Il faut en finir avec ce modèle du travail qui rogne sur la vie.
Article édité par Clémence Lesacq
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