Un « bon » manager peut-il mentir à ses équipes ?

12 avr. 2023

6min

Un « bon » manager peut-il mentir à ses équipes ?

Émotionnel, diplomatique ou factuel, le mensonge s'est largement insinué en entreprise et dans le quotidien des travailleurs, dont celui des managers. À tel point que la question se pose : même le plus sincère d’entre vous peut-il encore y échapper ?

Le mensonge a-t-il encore sa place en entreprise ?

Une pratique courante pour les managers…

Petit ou grand, par action ou par omission, grave ou de bonnes intentions, le mensonge est partout, au travail comme à la maison. « Le mensonge est nécessaire à la survie de toute société, confirme Elsa Godart, directrice de recherches en philosophie et psychologie et auteure de nombreux ouvrages dont Éthique de la sincérité. Survivre à l’ère du mensonge (Éd Armand Colin, 2020). C’est une caractéristique de la nature humaine, et le manager n’est donc pas épargné. » Selon un sondage Qapa mené en 2017, 83 % des hommes et 75 % des femmes managers affirment effectivement avoir déjà menti à leurs équipes. Pour autant, ils admettent à la fois qu’un tel acte est très difficile à assumer et qu’il ne s’agit pas d’une pratique « naturelle » à leurs yeux. Pour quelles raisons alors continuer à s’adonner à une méthode qui coûte plus qu’elle ne soulage ?

Mauvais résultats, départ contraint, perte d’un client… les motifs qui conduisent les managers à mentir à leurs collaborateurs sont divers et variés, mais ils pointent le plus souvent vers une raison principale : celle d’éviter tout conflit au sein de son équipe (68 % pour les femmes et 49 % pour les hommes, toujours selon le même sondage). Aussi innocente soit-elle, la vérité peut effectivement déranger, voire même bouleverser. « Il y a des circonstances où on va préférer mentir. Dans certaines situations, le mensonge peut avoir une raison d’être. Parfois, on ment par amour, par amitié, ou pour protéger quelqu’un, précise Elsa Godart. Il faut sortir le mensonge de la question de la morale. Ce n’est ni bien, ni mal. Si on part du principe que le mensonge est une nécessité sociale, on se place au-delà de la morale. » Arrondir les angles par de petits mensonges aurait ainsi pour vertu de préserver le collectif. Mais jusqu’à quel point la méthode fait-elle ses preuves ? Tout mensonge est-il forcément bon à dire… et à entendre ?

…qui dénote face aux nouvelles attentes des collaborateurs

À l’ère des réseaux sociaux, la dénonciation sur la place publique des comportements politiquement incorrects et la révélation au grand jour des fake news semblent en effet avoir fait du mensonge l’ennemi à abattre. Le monde de l’entreprise n’y échappe pas, comme en témoigne notamment l’émergence de mouvements tels que @balancetastartup ou @balancetonagency, usant de la pratique du name and shame pour dévoiler les comportements mensongers voire abusifs de certaines structures. Et pour cause, « le management actuel que l’on pourrait qualifier d’humaniste promeut la confiance et encourage les collaborateurs à parler librement, poursuit la philosophe. *On ne peut donc pas incarner ces valeurs et, dans le même temps, les trahir. Aujourd’hui, il est devenu politiquement incorrect de mentir. Et, si on ment, il est préférable de ne pas se faire prendre car le menteur démasqué perd toute crédibilité*. »

Lorsqu’il est dévoilé, le mensonge par action est effectivement dévastateur pour celui qui l’a formulé, surtout s’il s’agit d’un manager ou d’un dirigeant. « Mentir véritablement à son équipe, en disant “A” alors que l’on sait que c’est “B”, est un comportement à proscrire, confirme Ludovic Girodon, consultant, auteur et conférencier spécialiste en management. Le mensonge met à mal les trois piliers de la confiance : la cohérence, la transparence et l’empathie. Il réduit à néant la confiance de l’équipe. Or, la base du job de manager c’est précisément de créer un lien de confiance avec son équipe. » En plus de nuire au manager qui s’en est rendu coupable, le mensonge peut donc s’avérer particulièrement nocif pour ses collaborateurs comme ses collègues. « Le mensonge nuit à autrui en ce qu’il est une négation de l’autre, reprend Elsa Godart. Ne serait-ce que parce qu’il prive l’autre d’une certaine forme de liberté. En le coupant d’une vérité, il dispose d’un choix en moins. »

Diktat de la transparence : toute vérité est-elle vraiment bonne à dire ?

Face à cet engouement pour plus de véracité, certaines entreprises ont juré de dire toute la vérité, rien que la vérité, se targuant de mettre au premier rang de leurs valeurs la transparence et la confiance. Plus de mystère sur les grilles de salaires ou sur les politiques budgétaires, encore moins sur les comptes-rendus du comité de direction. Seule compte désormais la vérité vraie. Un comportement qualifié de « suicide» par Elsa Godart. « Tout montrer n’a pas de sens. Cette transparence totale n’est d’ailleurs pas possible puisqu’il y a quantité de choses que l’on ignore. Mieux vaut donc rester prudent et humble vis-à-vis de la transparence », recommande-t-elle. Et pour cause, managers et dirigeants prennent notamment des décisions avec une vision tronquée de la réalité du terrain, qui peuvent interloquer leurs collaborateurs, sans pour autant que les uns soient dans le vrai et les autres pas.

« La vérité n’est qu’une question de curseur, renchérit Ludovic Girodon. Ce qui est vrai quelque part, ne l’est pas ailleurs. Je pense que toute vérité n’est pas bonne à dire. En ce sens, les équipes n’ont pas à toujours tout savoir. Il y a dans l’entreprise des contextes extrêmement longs et complexes, qu’il n’est pas toujours judicieux ni pertinent de révéler à ses collaborateurs. » Quel intérêt auriez-vous à annoncer à votre équipe les prémisses d’un rachat de la société ? Ou encore la perspective incertaine d’une levée de fonds ? Faut-il laisser fuiter l’information d’un process de licenciement pour faute grave ? Ou révéler à ses collaborateurs un risque de faillite ? Non, assure Ludovic Girodon : « Nous n’avons pas tous besoin d’avoir le même niveau d’informations : chacun son job. Il y a un tel volume de données au sein d’une entreprise, qu’on ne peut pas tout savoir et tout communiquer. Il y a toujours des zones d’ombre dans toutes les organisations. »

Mieux que la vérité, la sincérité ?

« La vérité est un terme polymorphe, analyse Elsa Godart. On peut parler de vérité mathématique, de vérité scientifique, ou encore, dans un sens moral, de la vérité qui s’oppose au mensonge. Mais la vérité qui nous intéresse ici c’est celle de la sincérité : c’est ce qu’on appelle la vérité pour soi, la vérité subjective. » Une attente pour les salariés plus importante encore que celle de la recherche de la vérité, comme en témoigne l’étude Viavoice pour We Are Com parue en 2021. Interrogés sur ce que signifie pour eux une « communication d’entreprise sincère », 53 % des Français l’assimilent davantage à la notion de cohérence qu’à celle de la transparence (38 %).

Plusieurs postures peuvent être privilégiées pour aller vers plus la sincérité revendiquée par vos collaborateurs :

  • Savoir reconnaître qu’on ne sait pas : « Il y a un déficit d’informations au sein de l’entreprise, auquel est parfois soumis le manager, explique Ludovic Girodon. Le courage managérial impose alors de savoir reconnaître que l’on ne sait pas. Pourtant, il y a des managers qui, interrogés par leur équipe sur un élément qu’ils ignorent, préfèrent donner une réponse qu’ils savent erronée ou incertaine, plutôt que de perdre la face. C’est évidemment une forme de mensonge qui a des conséquences catastrophiques. »

  • Savoir faire preuve de courage managérial : « Il faut apprendre à faire un feedback constructif, nourrir la personne pour la faire progresser, lui expliquer que malgré un niveau en deçà des attentes, vous avez identifié tel et tel axe de progression, illustre Ludovic Girodon. Mentir est une solution courtermiste. Elle permet de se sortir d’une impasse relativement facilement, mais ça finit toujours par remonter à la surface. » « Quand on a quelque chose à dire, il ne faut pas le différer, mais plutôt chercher à trouver le courage et la manière de le dire », renchérit Elsa Godart.

  • Avoir recours au mensonge pour une raison plus importante que ses intérêts personnels : « Machiavel est d’ailleurs le premier à avoir légitimé le mensonge au nom d’une raison d’État : “On peut mentir au peuple au nom d’une raison supérieure’’, écrivait-il », explique encore la philosophe.

  • S’en remettre à l’éthique de la sincérité : « Être sincère c’est selon Bernard de Clairvaux “quand la bouche ne contredit pas ce que je pense et ce que font mes mains”. En d’autres termes, être sincère c’est être en adéquation avec soi-même : penser, dire et faire », propose Elsa Godart. Tandis que la transparence consiste à ne pas mentir sur ce que l’on fait, la sincérité revient quant à elle à ne pas mentir sur ce que l’on croit. Elle n’exclut donc pas le mensonge. « C’est une question d’alignement, renchérit Ludovic Girodon. Le manager doit toujours faire preuve de jugement. C’est à lui de savoir à quel moment il devient opportun, ou non, de partager une information à son équipe. » « Toute la question est de savoir quelle est la décision avec laquelle vous êtes le moins mal, c’est vous le baromètre, traduit Elsa Godart. Si le choix réalisé en amont est en adéquation avec soi-même, l’acte qui s’en suit n’est pas difficile à prendre. »

Moralité ? La sincérité se fout de la moralité ! Tout manager de bonne volonté est capable d’un petit mensonge bien intentionné. Et on ne saurait le lui reprocher. À dire vrai, on ne peut pas tromper mille fois une personne, mais on peut tromper une fois mille personnes, dès lors qu’on le fait avec sincérité…

Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.

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