Métavers : « Il y a un énorme FOMO autour, mais pas encore de vrai usage »
09 juin 2022
10min
Auteur et confériencier sur le futur du travail, spécialiste du sens et de la reconnaissance au travail
DEMAIN C’EST PAS SI LOIN - C’est la série d’articles qui tente d’explorer l’avenir du travail. Une série placée sous le signe de la rencontre, de la conversation, un format qui me plaît particulièrement et qui, il me semble, s’impose lorsque l’on tente de décrypter de quoi demain sera fait. Par définition, personne ne connaît le futur du travail, alors pour en dessiner les contours, il faudra interroger celles et ceux qui y réfléchissent également, et agréger leurs points de vue.
Pour ce deuxième épisode, j’ai choisi de m’intéresser aux contributions du métavers pour le futur du travail, et assez rapidement la discussion s’est élargie au web3 dans son ensemble dont les enjeux semblent bien plus intéressants. Pour y voir plus clair parmi ces différents concepts que l’on voit partout mais qui ne nous évoquent naturellement pas grand chose, j’ai fait appel à Louis Lebouc. Louis - qui est aussi un ami ! - s’attache à rendre compréhensible ce monde du web3 (ces publications ici par exemple) et part dans quelques semaines en duo pour creuser le sujet à travers une learning expedition de plusieurs mois. À deux, ils rencontreront les créateurs et les penseurs de l’Internet de demain afin de défricher toutes les facettes du web3.
Quand on s’aventure sur un tel sujet où presque chaque phrase nécessite de définir un terme, difficile de proposer une réflexion accessible au grand public sans en perdre le fil à chaque vulgarisation. Pari réussi ? À vous de me le dire, de mon côté cette discussion m’a donné envie de rester bien attentif aux signaux faibles émanant du web3 dont on peut légitimement attendre de chouettes implications pour le Future of Work.
Samuel Durand : Louis, j’ai vu passer plein d’articles questionnant les enjeux du métavers pour le travail et à chaque fin de lecture je me disais que malgré l’enthousiasme des auteurs pour ce nouveau concept, j’avais du mal à y voir quelque chose de révolutionnaire. J’ai besoin de ton aide pour comprendre si je suis en train de passer à côté d’un truc énorme ou si tout ça n’est qu’un soufflet qui va vite retomber. Pour commencer, est-ce que tu saurais nous donner une définition du métavers ?…
Louis Lebouc : Le métavers est une notion complexe car elle se situe à la croisée de secteurs différents : la Réalité Virtuelle (VR), la réalité augmentée (AR), l’univers du gaming et ce monde des cryptomonnaies. On a souvent tendance à le résumer à une simple simulation 3D de notre monde, or c’est bien plus que ça. Même si le support reste encore incertain, il semble pour le moment que le métavers s’inspire du gaming, particulièrement des simulations en monde ouvert, malléables et avec des univers immersifs et des références claires à une culture gaming déjà bien établie avec des jeux comme Fortnite ou Minecraft.
Si ça peut paraître compliqué quand on en parle c’est parce que nous n’en sommes qu’au début, le métavers est encore extrêmement early, voire n’existe pas, il n’y a pas encore de convergence nette des tendances.
Samuel : Et alors, quels sont les liens avec le Future of Work ? Si je comprends bien, le métavers pourrait nous permettre de pousser plus loin encore les échanges en distanciel en remplaçant des moments que nous passons déjà en visio ou au téléphone pour interagir avec une meilleure expérience. Est-ce que c’est l’usage principal que nous allons faire du métavers ?
Louis : Oui, le métavers sera un espace de socialisation qui devrait prendre une place croissante dans nos vies, à commencer par améliorer les temps d’échanges que nous avons déjà organisés sur Zoom ou par téléphone. Mais l’expérience ne sera pas seulement meilleure parce qu’elle sera plus immersive. Elle permettra certainement d’intégrer des points de contact plus nombreux et plus spontanés que l’on ne parvient pas à digitaliser aujourd’hui, notamment toutes ces interactions informelles quand on croise quelqu’un par hasard, qu’on attend, et qu’on peut retrouver dans le métavers.
Et la nature des échanges elle-même sera différente puisqu’il ne s’agira plus d’une recopie de la réalité mais d’interactions entre avatars qui seront notre représentation en ligne et apportent une approche toute différente aux relations humaines auxquelles nous sommes habitués. La visio est presque toujours un substitut imparfait à des interactions réelles, c’est un outil posé sans contexte réel qui ne colle pas avec toute la richesse qu’il y a à collaborer avec quelqu’un, qui retransmet mal le langage corporel, le small talk et enferme dans un cadre ce qui ne demande qu’à en sortir : l’humain !
Le métavers doit nous permettre d’avoir des intégrations mieux contextualisées, plus riches de détails et de révélations sur qui nous sommes. Plutôt que d’intégrer le réel de manière brute et réductrice comme nous le faisons en visio, nous pouvons faire le pari inverse en digitalisant totalement l’interaction à travers des avatars, des attributs esthétiques, des pseudos… Paradoxalement, cela permettrait une meilleure contextualisation de la communication (espaces de discussion dédiés avec plus de liberté d’interaction, profils on chain consultables).
Finalement le vrai avantage du métavers dans nos échanges à distance est de garantir l’engagement de chacune des parties prenantes, ce qui manque énormément en visio où on a tendance à facilement décrocher. Nous allons peut-être pouvoir nous réunir différemment mais pleinement !
Samuel : Cependant, même si on parvient à intégrer des moments informels dans les interactions sociales du métavers, j’ai l’impression que ça ne remplacera jamais vraiment la rencontre physique, qu’en penses-tu ?
Louis : Evidemment, tout ceci ne vide pas le réel de son intérêt : même dans les milieux cryptos les rassemblements physiques sont des temps forts essentiels et plébiscités.
Des stands crypto ont poussé depuis l’année dernière dans différents salons et festivals comme le SXSW ou la foire d’art contemporain Art Basel Miami. Par ailleurs, de nombreuses conventions sont aussi organisées au sein de la communauté elle-même, de la Paris Blockchain Week en Avril 2022 à l’ETH Austin (une conférence dédiée à la communauté Ethereum) en mars dernier. Les événements physiques créent du lien entre les membres de la communauté et permettent aux néophytes comme aux entrepreneurs chevronnés de se croiser et de discuter. De la même manière, les événements dans la vie réelle sont un levier stratégique pour les projets crypto. Prenons l’exemple d’un des projets NFT les plus médiatisés, les Bored Ape Yacht Club, ces singes blasés dont les variantes ont envahi les photos de profil Twitter depuis 2 ans. Dès leur création, les créateurs (Yuga Labs) ont cherché à créer un narratif solide représentatif de la culture crypto. Pour cela, ils ont fait des ponts réguliers entre mondes virtuel et réel via des drops de vêtements pour les propriétaires des Bored Apes, l’organisation d’une “Ape Fest” réunissant 1000 personnes propriétaires d’un Bored Ape. En fait c’est assez cohérent avec les fonctions que peut avoir un NFT : étant un titre de propriété, il peut donner droit à des récompenses (les vêtements), un accès à une communauté, à des évènements…
Samuel : Ouf, je suis rassuré, je ne me vois pas passer mes journées dans le métavers… ! On a bien parlé de la façon dont le métavers permet de nouveaux formats d’interactions, mais plus concrètement en entreprises, quels vont en être les usages ? Mon intuition me dit qu’un premier pas pourrait être lors du recrutement ?
Louis : Nous n’en sommes qu’au début, tout est envisageable ! Mais tu as raison, l’onboarding peut-être une bonne idée pour faire connaître une entreprise, sa culture, son univers et mieux appréhender les échanges entre les membres. En tant que candidat, on recherche une forme d’immersion lors d’un processus de recrutement, qu’on perd beaucoup quand les entretiens se déroulent à distance.
Ensuite l’usage principal qu’on voit déjà pointer, c’est la création d’espaces de socialisation possibles via des plateformes virtuelles modifiables par les utilisateurs, comme ce qui existe sur Roblox ou Minecraft. Ce sont autant de moments pour socialiser en dehors d’un cadre formel d’un “coffee chat”.
Pour l’instant il y a surtout un effet d’annonce, un énorme FOMO autour du métavers, alors les entreprises créent leur propres univers mais n’alimentent pas ces créations avec un vrai usage derrière. Par exemple, Carrefour a acheté début 2022 un “land” (un terrain) dans le métavers The Sandbox sans annoncer de projets stratégiques liés à cette acquisition jusqu’à présent. L’idée est sûrement d’utiliser ce terrain à terme, mais on a pas vu l’univers Carrefour être enrichi jusqu’à maintenant.
Samuel : Est-ce que le sujet n’est en réalité pas plus large que le métavers, qui finalement ne va pas tant bouleverser le travail ? Est-ce que ce n’est pas plutôt au web3 qu’il faut s’intéresser, qui, lui, nous permet déjà de repenser notre identité en ligne, notre réputation, de certifier nos actions publiques… Est-ce qu’on pourrait imaginer par exemple une forme de CV demain, qui prenne en compte nos actions publiques pour valoriser ce que l’on peut apporter à une entreprise au-delà des traditionnelles expériences passées et du cursus académique ?
Louis : Oui, il y a énormément de sujets web3 qui, eux, vont avoir une vraie incidence sur le Future of Work. Parmi les principaux sujets que nous pourrions repenser assez naturellement il y a les CV qui prendront la forme de NFT permettant une authentification non falsifiable de nos compétences.
Et pour revenir sur ton idée, nous pourrions effectivement imaginer qu’un wallet contienne toutes les preuves “on chain”, c’est à dire, certifiées par la blockchain, de nos activités en ligne : la participation à des communautés, à des actions de gouvernance, mais aussi nos engagements associatifs. Et au même moment ce wallet pourrait rassembler toutes les preuves de nos contributions professionnelles, il permettrait de montrer très concrètement les contributions sur les différents projets auxquels nous avons participé, ce ne serait pas seulement deux lignes sur un CV.
Il ne s’agit donc pas de simplement convertir un CV du format PDF en NFT pour seulement améliorer son authenticité, c’est le concept même de CV qui sera modifié en incluant une plus grande variété d’activités par rapport à aujourd’hui.
Samuel : Oui c’est ce qui existe déjà en partie dans le milieu des développeurs avec des outils comme Github dans lesquels les développeurs disposent d’un profil rassemblant toutes leurs contributions ce qui permet d’avoir sous les yeux des exemples très concrets de leurs compétences.
Louis : C’est l’idée, mais appliquée à tous les métiers ! Et cela transformerait alors les écoles dont les diplômes seraient garants d’un capital plus qu’un signal pour faire écho à la théorie du Signal que Michael Spence a appliqué à l’enseignement supérieur. (NDLR : Spence a fait l’hypothèse que les études ne sont pas un investissement pour augmenter le capital humain mais un simple moyen de sélection.) Aujourd’hui les diplômes ne sont pas garants des compétences qui doivent être vérifiées pendant un processus de recrutement. Le diplôme pourrait alors être accordé à une personne lorsqu’elle atteint un certain niveau de contribution, validé un nombre d’actions on chain.
Cela permet d’abolir le cloisonnement arbitraire entre la formation pure en école et les actions personnelles pour offrir une vision plus juste de notre profil. Elle serait à la fois plus proche de la réalité et plus juste socialement car ce sont les compétences prouvées par nos expériences qui seraient valorisées tout au long de notre vie.
Samuel : Oui, cela permettrait de rassembler toutes ces informations en un même wallet, là où aujourd’hui notre réputation est morcelée sur différentes plateformes. Je me suis toujours dit que nos commentaires sur Blablacar ou Airbnb disent beaucoup de la façon dont nous nous comportons avec les autres et que cette précieuse matière n’était pas suffisamment exploitée. Avec ce modèle on pourrait aussi intégrer ces recommandations dans notre wallet ! Et l’autre avantage est que nous pourrions enfin avoir cette portabilité tant attendue des données réputationnelles ! Un freelance qui est un champion sur Malt, recommandé avec 5 étoiles par plus de 100 clients, qui du jour au lendemain souhaite quitter la plateforme pour se rendre sur freelance.com est bien embêté, il devrait repartir de 0 ; tandis que s’il possède ses recommandations dans son wallet, il peut se rendre sur n’importe quelle plateforme.
Un autre aspect du web3 est la puissance des communautés, et à l’heure où toutes les entreprises cherchent à “créer du collectif”, il y a peut-être du bon à attendre de l’apparition de ce concept dans nos organisations ?
Louis : Oui tout à fait, en plus de ce nouveau système de valorisation des individus grâce à la réputation en ligne, on peut imaginer une nouvelle manière de récompenser les actions de chacun. C’est ce que permettent déjà les DAO (Decentralized Autonomous Organizations) en mettant en mouvement des individus ensemble grâce à l’alignement des intérêts à travers un token, cet actif numérique émis et échangeable sur une blockchain. Concrètement, chacun a son mot à dire sur la gouvernance à partir du moment où il contribue. C’est la structure même de nos organisations qui pourrait être repensée puisqu’une activité principale d’un individu entendue comme un métier classique aujourd’hui pourrait être éclatée entre plusieurs activités au sein de différentes DAO, par exemple je pourrais être Product Manager sur différents projets. Et le point principal étant que je suis récompensé en fonction de mon engagement ! Des projets connus dans le web3 sont déjà issus d’équipes formées en DAO, par exemple le projet Partybid qui permet d’acheter des NFT à plusieurs ! Au départ il s’agissait d’un side project entre quelques personnes sous forme de DAO, puis il s’est structuré grâce à l’investissement plus ou moins forte de leurs membres, investissement qui a permis au projet de bénéficier de leurs compétences.
C’est la force des tokens : créer et matérialiser une communauté grâce à l’alignement des intérêts.
Samuel : La récompense en fonction des engagements est peut-être ce qu’il manque au salariat actuel… À un moment donné s’il n’y a pas d’intéressement, qu’il soit financier ou lié à la gouvernance du projet, je n’ai pas d’intérêt à m’engager plus que le minimum attendu. Avec un système de récompense comme cela existe déjà à travers la distribution de token, chacun de mes engagements est rétribué selon le protocole.
Louis : Exactement, et en plus de cela, au sein des DAO chacun est encouragé, à partir d’une structure globale, à lancer d’autres projets au sein de celle-ci, comme une sorte de spin-off ! Chacun devient créateur ! Ça permet d’inciter à l’entrepreneuriat, donc en entreprise à l’intrapreneuriat et à créer de l’engagement. Là où aujourd’hui nous avons une formation principale puis un job, ou une succession de jobs à temps plein, avec le web3 nous avons plusieurs formations tout au long de la vie qui sont immédiatement traduites en expériences et illustrent les compétences des individus mieux que les diplômes.
Samuel : Merci Louis pour cet éclairage, ce sont des sujets qui paraissent nébuleux, on a du mal à savoir ce qu’il y a derrière, et lorsqu’on a compris la définition on se demande souvent s’il y a réellement quelque chose de tangible qui peut en sortir. Mon sentiment après notre discussion, c’est que le métavers pourrait potentiellement nous permettre d’améliorer l’expérience en ligne en améliorant et en élargissant nos usages actuels du distanciel, mais qu’il n’y aura rien de révolutionnaire là-dedans. Je fonde en revanche beaucoup plus d’espoirs sur le web3 qui va repenser beaucoup de nos modèles en entreprise et dont le champs des possibles semble infini !
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