IA, ChatGPT… : « Les formations tournées vers l’humain seront essentielles »
15 déc. 2022
7min
Auteur et confériencier sur le futur du travail, spécialiste du sens et de la reconnaissance au travail
DEMAIN C’EST PAS SI LOIN - C’est la série d’articles qui tente d’explorer l’avenir du travail. Une série placée sous le signe de la rencontre, de la conversation, un format qui me plaît particulièrement et qui, il me semble, s’impose lorsque l’on tente de décrypter de quoi demain sera fait. Par définition, personne ne connaît le futur du travail, alors pour en dessiner les contours, il faudra interroger celles et ceux qui y réfléchissent également, et agréger leurs points de vue.
Pour ce cinquième épisode, j’ai choisi de m’intéresser à un angle du futur du travail que je n’avais jusqu’à présent pas exploré. Bien m’en a pris car mon invité m’a rappelé à quel point il était essentiel pour chacun de se pencher sur son sujet de prédilection : l’intelligence artificielle. Yann Ferguson est le responsable scientifique du projet LaborIA, laboratoire de recherche-action sur l’intelligence artificielle (IA) dans le milieu professionnel.
Yann, j’imagine que le gouvernement s’intéresse à l’IA depuis des années, mais qu’est-ce qui l’a poussé à formaliser la création d’un centre de recherche comme LaborIA ?
La genèse du programme prend racine en 2018, à la remise du rapport Villani qui propose plusieurs pistes pour positionner la France à l’avant-garde de l’IA. Puis en 2020 est lancé le partenariat mondial pour l’intelligence artificielle, l’idée est de mettre en place l’équivalent pour l’IA de ce qui existe pour le climat, une structure jumelle du GIEC qui amènerait de la connaissance indépendante aux états pour guider les décisions en matière d’IA. La convergence du rapport Villani et le lancement du partenariat décident le Ministère du Travail en partenariat avec Inria, l’Institut de recherche en sciences et technologies du numérique, à lancer un programme de recherche destiné à mesurer l’impact de l’intelligence artificielle sur l’emploi et les conditions de travail.
Le projet existe depuis un an. Quels en sont ces chantiers principaux ?
Ils sont au nombre de trois :
La mise en place d’un baromètre de l’IA : l’idée est de comprendre l’influence de l’IA sur le bien-être et la performance au travail à travers des sondages.
Les séminaires d’embarquement : nous proposons deux jours de séminaire à des professionnels de différents secteurs pour leur donner une vision à 360° sur la partie technique de l’IA et son intégration. L’idée pour les participants est de comprendre les implications de l’IA pour leurs activités, notamment sur les sujets de bien-être des collaborateurs.
L’investigation de terrain : Nous aidons des PME à prendre contact avec des fournisseurs qui intègrent l’IA, autour d’un sujet défini ensemble. Nous accompagnons la collaboration en réalisant une étude de la transformation du travail liée pour apporter cette expertise extérieure en plus.
En matière d’Intelligence Artificielle, on tente généralement de se projeter dans l’avenir. Mais y a-t-il un intérêt à regarder le passé et le présent ? Est-ce qu’il y a déjà des métiers qui ont été transformés ou qui ont disparu ?
À ce jour, on ne peut pas dire qu’il y ait des métiers qui disparaissent, en revanche certains sont en déclin. Prenons par exemple le métier de comptable : l’automatisation de certaines tâches permet de supprimer une partie du travail qui était auparavant effectuée par un employé. Cela ne veut pas dire que les cabinets comptables achètent un logiciel et licencient tout un service du jour au lendemain, mais que lorsqu’une personne de l’équipe part à la retraite, ou change de poste, elle n’est pas forcément remplacée.
Pour te donner un exemple, nous avons observé une entreprise de comptabilité dont l’IA a permis de mettre en place un chatbot qui sait répondre aux interrogations récurrentes des clients. Cela a fait gagner beaucoup de temps sur un travail répétitif et à faible valeur ajoutée.
Dans ce cas précis, l’intégration de l’IA permettant de supprimer ces tâches répétitives semble positive. Cela laisse l’opportunité aux comptables de se concentrer sur des tâches à plus forte valeur ajoutée et à monter en compétence ! J’imagine que ce doit être bien accueilli en entreprise ?
Non, cette évolution n’est pas toujours vécue positivement. Je faisais référence à un chatbot tout à l’heure : il a certes permis de réduire une grande partie de la pénibilité du travail, mais on ne peut pas en conclure que la suppression des tâches à faible valeur ajoutée soit systématiquement une bonne chose. Le travail est composé d’une multitude de tâches et certaines, qui ne nécessitent pas beaucoup de concentration, agissent comme des bulles d’oxygène entre d’autres tâches plus intenses, qui, elles, augmentent la charge cognitive et la charge mentale.
Ensuite, ces tâches que l’on considère comme pénibles et répétitives peuvent aussi structurer une courbe d’apprentissage. La maîtrise d’un socle de tâches que l’expert juge pénibles, permet ensuite d’aller vers un plus haut niveau. En supprimant ces tâches, il risque d’y avoir une rupture dans la courbe d’apprentissage avec des sauts beaucoup plus importants dans l’expertise entre le profane et l’expert.
La suppression de certaines tâches au profit d’autres activités plus complexes et jugées plus intéressantes, n’est parfois pas un avantage en matière de reconversion. En ramenant les gens vers un cœur métier qui, certes, motive, on se prive de toutes les tâches satellites qui produisent une diversité et permettent aussi de développer d’autres talents. Et ces autres talents facilitent la réorientation qui parfois peut se faire sur les soft skills. Par exemple, si vous avez été très bon en relation humaine en exerçant votre métier de comptable, vous pouvez vous déplacer vers un autre métier où les relations humaines sont très importantes, pas nécessairement lié à la comptabilité.
La diversité des tâches, même à faible valeur ajoutée, va faciliter le changement de carrière, si vous êtes positionné sur un métier très technique, ça va être très compliqué d’être flexible et d’aller vers un autre métier. Ces questions nous permettent d’aller un peu plus loin que le simple déplacement de la valeur métier vers des tâches plus épanouissantes, il y a plein de situations différentes dont nous devons comprendre les enjeux au Ministère du Travail.
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Si on tente de se pencher sur l’avenir, quels sont les métiers les plus à risque de disparition dans les prochaines années ?
Selon une étude de 2017 - 2018 du Conseil d’Orientation pour l’Emploi, le métier le plus à risque de disparition est agent d’entretien car de nombreuses tâches sont automatisées. C’est embêtant car il fait partie des métiers que l’on peut exercer avec très peu de qualification. Dans notre jargon, on parle “d’emploi à probabilité élevée d’automatisation”, c’est un métier dont on considère que plus de 70% des tâches peuvent être adressées à performance et à efficience égale par une machine.
Or les métiers à probabilité élevée de disparition sont majoritairement les mêmes qui nécessitent peu de qualification. A contrario, ceux qui sont le moins à risque face à l’automatisation se qualifient par la prévalence forte de quatre grandes familles de compétences ou d’aptitudes :
- La flexibilité
- La capacité d’adaptation
- La capacité de résolution de problèmes
- L’importance des relations humaines et sociales
Étudier quantitativement la transformation des métiers par l’IA revient donc à mesurer la prévalence de ces quatre grandes familles d’aptitudes dans des métiers donnés. Moins elles sont présentes, plus on estime que le métier peut être automatisable. Avec cette méthodologie aujourd’hui, environ 10% de la population active française se situe dans la probabilité élevée d’automatisation.
Cela représente des millions d’emplois dont les besoins vont être réduits et dont les contrats de travail risquent de reposer sur des plateformes, permettant d’acheter le temps des personnes pour effectuer des micro tâches. Cela pose la question de l’évolution du droit du travail et des protections sociales associées.
Quels défis cela pose-t-il en matière de formation pour celles et ceux dont les métiers se transforment ? Et en parallèle, faut-il aiguiller les étudiants vers des compétences qui ne seront pas impactées par l’IA ?
La première chose à faire est de réfléchir en fonction des quatre piliers qui catégorisent un métier comme ayant une haute probabilité d’automatisation. C’est à dire qu’il faut orienter les personnes vers des formations qui mettent plus l’accent sur les relations humaines, sur la résolution de problèmes, sur l’adaptabilité et la flexibilité.
D’une façon plus générale, l’intelligence artificielle est l’affaire de tous, il s’agit de repenser notre éducation. Aujourd’hui, notre pédagogie à l’école est basée sur le fait que l’enfant donne une bonne réponse en retrouvant les éléments de cours, par cœur ou par mimétisme de raisonnement. Or cette pédagogie de l’exécution n’est plus valable aujourd’hui puisque des systèmes le font mieux et plus rapidement que des humains. La valeur d’une réponse est en train d’être dégradée. En revanche, ce qui fait la différence quand on cherche une solution à un problème, c’est la qualité de nos questions. Il faut apprendre à se questionner et à raisonner.
Un autre enjeu dans la formation professionnelle est de prendre en compte la rapidité des changements. Il est certainement temps de sortir d’une approche volontariste du professionnel vis-à-vis de sa formation pour inciter très fortement certains dont nous savons pertinemment que l’emploi est menacé, à se former. Le risque, si nous attendons qu’ils s’en rendent compte par eux-même est qu’ils se retrouvent bloqués en termes d’employabilité.
En entreprise, il s’agit donc de pousser à la reconversion ceux dont les métiers vont être les plus rapidement impactés ?
L’IA va progressivement faire partie de toute l’offre technologique, la plupart des salariés vont être impactés par l’IA sans forcément que l’on comprenne les méthodes d’apprentissage des machines. Notre enjeu est de faire en sorte que chacun puisse comprendre le lien entre résultats et données pour être en mesure de savoir se positionner par rapport aux informations transmises par les machines. Nous devons collectivement faire preuve d’esprit critique pour affiner notre jugement sur les propositions des machines et savoir à quel point nous pouvons leur faire confiance pour guider nos décisions.
C’est une culture globale de la donnée et de l’IA que nous devons développer, pas seulement auprès des métiers spécifiquement les plus touchés par les transformations à court terme.
Le développement de l’IA pousse-t-il à une baisse générale du temps de travail ?
Cette question de la baisse du temps de travail grâce ou à cause des machines remonte aux années 30. Keynes (célèbre économiste britannique du début du 20ème siècle, nldr) prédisait que nous ne travaillerions plus qu’une quinzaine d’heures par semaine et que nous aurions plus de temps pour nos loisirs car les machines remplaceraient une partie de notre travail.
Cela ne s’est jamais produit car dans la réflexion de Keynes, le travail n’était associé qu’à sa valeur économique. Or le travail est aussi une valeur morale, et lorsque, effectivement, les machines ont pu prendre le pas sur des métiers industriels, nous avons inventé de nouveaux emplois. L’anthropologue David Graeber les qualifie d’ailleurs de “bullshit job”, des emplois qui pourraient être effectués en 10 à 15 heures par semaine, mais que nous avons gonflés de réunions et autres pour arriver à des semaines de 40 heures afin de préserver cette valeur morale. Nous aurions inventé de nouveaux métiers pour permettre à tout le monde de vivre selon la norme morale de la société qui est : “il faut travailler”, “les gens qui travaillent sont des gens qui contribuent”. Le problème, souligne David Graeber, provient de l’utilité réelle de ces emplois pour la société et de ceux qui les occupent, dont certains souffrent de ce sentiment d’inutilité.
Le maintien de l’emploi ne peut pas se faire au détriment de la “job satisfaction”, de la satisfaction tirée du travail. Notre objectif, via le LaborIA, est précisément de valoriser des trajectoires de développement de l’IA, des modes d’organisation et des compétences humaines qui préservent voire augmentent la dignité des travailleurs que l’on peut résumer ainsi : recevoir une rémunération qui permet de bien vivre de son travail, permettre aux travailleurs de se réaliser tout ayant le sentiment de contribuer positivement au monde. Or ces conditions de dignité ne sont pas seulement l’apanage exclusif de l’IA : elles relèvent aussi de l’organisation et du management du travail. C’est à l’ensemble de ces sujets que le LaborIA s’adresse.
Article édité par Clémence Lesacq ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ
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