Les trajets domicile-travail ont-ils de l'avenir ?
12 août 2019
7min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
LE BOOK CLUB DU TAF - Dans cette jungle (encore une !) qu’est la littérature traitant de la thématique du travail, difficile d’identifier les ouvrages de référence. Autrice et conférencière sur le futur du travail, notre experte du Lab Laetitia Vitaud a une passion : lire les meilleurs bouquins sur le sujet, et vous en livrer la substantifique moelle. Découvrez chaque mois, son dernier livre de chevet pour vous inspirer.
Aujourd’hui, dans son livre [Rush Hour : How 500 million commuters survive the daily journey to work](https://www.amazon.fr/Rush-Hour-Million-Commuters-Survive/dp/1781854068) (Head of Zeus, 2014), Iain Gately retrace l’histoire et dresse les enjeux des déplacements pendulaires quotidiens, entre lieu privé et lieu de travail. Bref, un indispensable.
Sur les traces des déplacements pendulaires
Parcourir une certaine distance entre la maison et le lieu de travail — que l’on appelle aussi « déplacement pendulaire » — a longtemps établi une séparation physique entre le travail et la vie privée. C’est une réalité que beaucoup connaissent et trouvent parfaitement normale. Dans Rush Hour : How 500 million commuters survive the daily journey to work, Iain Gately propose la première analyse approfondie de l’histoire de ces déplacements pendulaires. Il en retrace le passé, en décrit le présent et en imagine l’avenir. Le tout à travers les expériences contrastées des voyageurs : depuis les employés entassés dans le métro de Tokyo jusqu’aux cadres moyens américains agressifs au volant.
La révolution ferroviaire britannique ou la naissance des déplacements pendulaires
L’histoire des déplacements pendulaires est étonnamment récente. Au XIXe siècle, alors que les épidémies de choléra frappent les taudis dans lesquels les ouvriers vivent confinés, et que les adultes ont une espérance de vie de 35 ans, Londres est devenue de moins en moins habitable et les riches développent un désir « de séparer le foyer des terres de chasse — de vivre en un lieu sain et de travailler là où c’était le plus profitable ». La pratique des déplacements pendulaires est alors rendue possible par une nouvelle technologie : les transports à vapeur. Au départ, les trains sont principalement conçus pour le transport des matériaux et des marchandises, mais rapidement le transport de passagers prend son essor. D’un million de voyages de passagers en 1840, le chiffre grimpe à 154 millions en 1860 et 316 millions en 1870.
Les premiers banlieusards — les pionniers — transforment les villes, l’espace et notre définition du temps. « La ponctualité était une obsession pour les premiers voyageurs : ils ont dû changer la façon dont ils appréhendaient le temps (…) Avant l’apparition du chemin de fer, seuls les princes étaient censés être ponctuels. Les plupart des Britanniques divisaient leurs journées en matinées et après-midis plutôt qu’en heures et minutes. » C’est ainsi que la plupart des opérateurs adoptent les heures ferroviaires, c’est-à-dire l’Heure Moyenne de Greenwich (GMT). Les personnes qui suivent encore l’heure de leur village ratent le train, tandis que celles qui ne voulent pas le louper achètent une montre.
Les transports pendulaires ont aussi modifié les normes sociales. Dans les trains, un nouveau code du silence s’est développé parmi les voyageurs. En effet, les trains mélangent toutes sortes de personnes, mais les Victoriens sont « extrêmement conscients de leur appartenance à une classe » et ne voulent pas prendre le risque d’être un peu trop familier avec quelqu’un d’une classe inférieure. Lorsqu’il y a conversation, le code stipule que la connexion doit prendre fin avec le voyage. Une autre solution est de lire des livres et des journaux pour ne parler à personne, c’est ainsi que les chemins de fer provoquent une augmentation de l’alphabétisation au Royaume-Uni.
Les chemins de fer ont commencé à modifier les tendances d’habitat en Grande-Bretagne. Les banlieusards rêvaient de lieux meilleurs pour élever leurs enfants. Les déplacements quotidiens, « ont redessiné la carte, ce qui a profité à certains lieux aux dépens d’autres ». Les banlieues de Londres connaissent une croissance de 50 % à chaque décennie entre 1861 et 1891. Croissance soutenue par la création de chemins de fer sous-terrains, dont les lignes transforment Londres dans un rayon de 45 kilomètres. « La séparation du travail et de la maison était devenue une nouvelle norme pour la tranche moyenne de la société britannique, tout comme les déplacements pendulaires qui les reliaient. »
Pour les ouvriers et travailleurs pauvres, le changement prend plus de temps. La plupart des ouvriers « étaient encore entassés les uns sur les autres dans des logements insalubres dans les centres-villes, ou dans des immeubles à distance de marche de leurs lieux de travail ». Les choses commencent à changer dans les années 1880, après la décision des politiques de rendre les trains plus disponibles aux masses afin de régler le problème de l’habitat.
La révolution automobile ou le second souffle des déplacements pendulaires
De nouveaux modèles d’automobile sont développés dans de nombreux pays mais la révolution automobile est surtout une révolution américaine. « En 1900, des automobiles étaient produites en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne, elles servaient plus de jouets pour les riches que de véhicules fonctionnels pour le travail. Leur transformation d’un luxe pour le petit nombre en moyen de transport pour le grand nombre s’est produite en Amérique. »
En 1920, les déplacements pendulaires en automobile commencent. Le Modèle T d’Henry Ford rend les voitures accessibles aux travailleurs. Cela donne aux gens un sens inégalé de liberté et libère les villes du problème de la pollution équine. De nouvelles infrastructures, de nouvelles règles, de nouveaux codes et de nouveaux règlements se développent. La conduite est apprise, enseignée et coordonnée. De nouvelles routes, de nouvelles stations de ravitaillement et de nouveaux espaces de parking sont créés.
Dès 1939, les voitures sont devenues le premier moyen de transport pendulaire en Amérique (aux dépens des transports en commun). La croissance des banlieues s’accélère après la Seconde guerre mondiale : « Près de quatre millions de nouvelles maisons ont été construites entre 1946 et 1951, la plupart d’entre elles avec l’idée que leurs propriétaires iraient au travail en voiture. » Les garages deviennent une caractéristique incontournable de l’architecture moderne. Tandis que les banlieues s’élargissent et s’étendent, la congestion fait des déplacements pendulaires une expérience très statique à l’heure de pointe.
Les déplacements pendulaires en voiture se développent plus lentement dans les autres pays, en raison d’obstacles culturels et infrastructurels. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, conduire fini par devenir le principal mode de déplacement pendulaire dans le reste du monde, mais des alternatives à deux roues se développent aussi : vélos et Vespas en Italie, motos « camarade » en Chine… Aujourd’hui, en Grande-Bretagne, « aller au travail en vélo, c’est la forme de déplacement pendulaire qui se développe le plus rapidement ». Et ce sont les cyclistes qui s’expriment le plus positivement sur leurs déplacements.
Les déplacements pendulaires : on les aime, on les hait ?
L’enfer des déplacements pendulaires
Aujourd’hui, les déplacements pendulaires ont mauvaise réputation. Pour ceux qui les réalisent en train et en métro, l’heure de pointe est devenue synonyme de « crush loading », c’est-à-dire d’entassement les uns sur les autres. « Comment pouvons-nous tolérer et même nous soumettre volontairement à cet entassement dans des espaces que l’on jugerait inadaptés pour des cochons ? » La réponse se trouve dans le trio « s’immobiliser, se battre ou fuir ». « Dans certaines circonstances, plutôt que de fuir ou de se battre, rester immobile et essayer de minimiser sa présence physique est la meilleure des réponses. De nombreuses espèces animales font les mortes lorsqu’elles sont menacées ».
Mais il y a une autre explication intéressante : par le biais d’un phénomène connu sous le nom de « résilience collective », nous pouvons finalement être unis et abandonner notre sens du moi. Les cas de catastrophes en sont une parfaite illustration. Cependant, on ne tolère pas les mêmes niveaux quotidiens de surpopulation selon les cultures. Au Japon et en Inde, le crush loading est bien plus extrême qu’en Europe. Et les problèmes (harcèlements sexuels, suicides…) que cela entraîne le sont eux-aussi.
Le deuxième phénomène qui rend les déplacements pendulaires infernaux est la congestion des routes et l’agressivité au volant. « La congestion des routes est la contrepartie du crush loading pour les personnes qui voyagent en voiture. » Les gens dans leurs voitures se comportent de façon très différente de ceux qui circulent en train. Ils voient leurs voitures comme un territoire personnel qui doit être défendu, ce qui « signifie que les voyageurs en voiture sont bien plus enclins à devenir violents que les passagers des transports en commun ». De nombreux conducteurs achètent de plus grandes voitures pour mieux se défendre, ce qui aggrave d’autant plus la congestion. « À l’âge de l’agressivité au volant, les conducteurs voient leurs véhicules comme des voitures blindées pour le champ de bataille. »
Les déplacements pendulaires nous rendent-ils heureux ?
Chaque étude part du principe que les déplacements pendulaires sont négatifs, mais l’auteur suggère qu’ils répondent à notre nature de chasseurs-cueilleurs : il se pourrait bien que nous aimions ces déplacements. Beaucoup de voyageurs aiment leurs allers-retours quotidiens car ils leur fournissent l’occasion de penser, discuter, écouter de la musique, lire, dormir et obtenir des connaissances de première main sur leurs alentours. « Les gens qui vivent en ville ne peuvent jamais se reposer » ainsi, les banlieusards, qui alternent entre différents types d’environnements (avec un peu de verdure), profitent de plus de moments de relaxation et de méditation que les purs citadins.
La consommation de ces voyageurs du travail est source d’innovation. « Le désir de gadgets portables, miniaturisés et connectés a tiré l’innovation dans de nombreux domaines. » Ils ont été les premiers à se servir de téléphones portables, à envoyer des SMS, à utiliser des émoticônes, à déclencher le développement de nouvelles formes de divertissement, à transformer nos habitudes alimentaires… Et les goûts des voyageurs « deviennent mainstream ».
Aujourd’hui, de nombreux experts prédisent que le travail à distance et le télétravail rendront les déplacements pendulaires obsolètes. Mais Gately n’y croit pas. Pour lui, le temps en face à face et « l’espace » qui se situe entre le travail et la maison resteront essentiels. Les déplacements virtuels ne sont pas aussi écologiques que leurs partisans le font croire, car les coûts environnementaux des centres de données sont plus élevés que ceux des transports physiques. « Les gens vont au bureau pour bavarder tout autant que pour travailler (…) Leur emploi est parfois la seule partie de leur vie atomisée qui leur permet encore de participer à des rituels communs. »
C’est pourquoi les entreprises de technologie de la Silicon Valley sont convaincues que le temps en « présentiel » est très important : elles font tout pour que leurs employés aillent au bureau et y restent, en les transformant en petits paradis. Elles offrent les meilleurs snacks gratuits pour encourager leurs employés à se lier à leurs collègues. Demain, les transports pendulaires pourraient bien être à nouveau transformés par des voitures autonomes et offrir encore plus de temps de loisir aux voyageurs…
« Le déplacement pour aller au travail nous donne le temps de préparer un visage pour être à la hauteur des visages que vous rencontrez, et nous permet d’éviter d’être liés au sol ou piégés dans une ville. Au lieu de nous plaindre des déplacements, nous devrions plutôt raviver l’esprit pionnier qui a inspiré la première génération de banlieusards. »
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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