L'art de la négociation : la qualité sine qua non du « bon » leader ?
22 mars 2023
4min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Sur fond de crise politique autour de la réforme des retraites, notre experte Laetitia Vitaud s’est posée cette question épineuse : faut-il forcément passer maître dans l’art de la négociation pour être un bon leader ? Et quelles en sont les circonstances et modalités essentielles ? Analyse sans compromis d’une qualité visiblement de plus en plus prisée.
Après avoir fait passer sa réforme des retraites « en force » (sans vote parlementaire), le président français s’est vu accuser d’avoir complètement négligé la négociation ou d’en avoir une vision trop guerrière. À l’opposé de cette image du leadership comme un jeu à somme nulle, certains leaders en entreprise se targuent d’être capables, eux, de toujours chercher un équilibre « gagnant » entre les priorités de l’entreprise et les intérêts des parties prenantes, afin que les décisions suscitent davantage d’adhésion.
Mais les décisions difficiles qui affectent les salariés ou partenaires d’une organisation peuvent-elles toujours satisfaire tout le monde ? La tâche n’est pas simple pour les dirigeants, amenés à la fois à « trancher » et « engager ». Il y a effectivement un lien étroit entre l’art de la négociation et le leadership : la plupart des décisions d’un « bon » leader sont le fruit d’une négociation, avec les clients, les fournisseurs, les salariés… Comment alors endosser cette qualité de compréhension des intérêts des autres à bon escient ? Et quelles en sont les caractéristiques fondamentales ?
Un bon leader négocie des solutions qui profitent à tous…
Une immense quantité de nos décisions sont issues de négociations ! Sans même s’en rendre compte, on négocie à longueur de journée (sans compter que c’est aussi le cas en famille, notamment avec ses enfants !) Pour les leaders, c’est encore plus vrai. C’est même au cœur de leur travail. En effet, la négociation se définit comme le processus par lequel deux parties ou plus cherchent à parvenir à un accord mutuellement bénéfique, parfois pour résoudre un éventuel conflit. Qu’est-ce que diriger si ce n’est négocier ?
Qu’elles concernent les salariés, les clients, les actionnaires ou encore les prestataires, quasiment toutes les actions des dirigeants consistent à gérer des intérêts potentiellement conflictuels (dans l’une de mes séries préférées de tous les temps, The Wire, on parle à ce propos de la « parabole des bols de merde »). Or le plus souvent, les meilleures solutions requièrent une bonne dose de créativité et une ration géante d’empathie.
« Si vous voulez être un bon négociateur, il faut avoir une intelligence émotionnelle énorme. Certains dirigeants, en raison d’un ego surdimensionné, ne font pas preuve de cette intelligence émotionnelle. Malheureusement, ça crée des carnages parce qu’ils se concentrent davantage sur leurs objectifs plutôt que sur leurs équipes », alerte à ce sujet Bernard Thellier, psychologue de formation et ancien négociateur du GIGN, qui œuvre désormais à la gestion des conflits en entreprise.
… sans toujours chercher le compromis !
Pour autant, est-ce que négocier signifie nécessairement aboutir à un compromis ? Non, cela ne fait aucun doute. Bien que le compromis puisse ne satisfaire personne. C’est même sa définition : un arrangement par lequel on renonce à une partie de ses demandes initiales. Avec un compromis, on reste déçu et frustré, avec l’idée qu’on aurait pu avoir mieux… Rien de tel qu’une petite histoire pour bien illustrer cette idée.
En cuisine, deux chefs se disputent le dernier citron restant. Chacun dit avoir besoin d’un citron pour sa recette. Le compromis voudrait qu’on coupe le citron en deux et qu’on en donne une moitié à chacun. Mais un demi-citron, c’est pour chaque chef, un résultat insatisfaisant. Sans surprise, les deux chefs sont prêts à s’affronter en duel pour obtenir le citron tout entier.
Entre alors en scène une experte en négociation et médiatrice. Elle écoute chaque chef lui parler de sa recette et des raisons pour lesquelles il veut le citron restant. Elle comprend alors que le premier a besoin du jus pour la préparation d’une sauce acidulée, tandis que le second veut le zeste pour ajouter une saveur à son plat. Les deux chefs réalisent alors qu’ils peuvent se contenter d’un citron à deux, en collaborant : l’un utilisera le zeste et l’autre, le jus.
4 grands principes pour passer maître dans l’art de la négociation
Je vous l’accorde, la vie est souvent plus complexe que ces petites histoires bien ficelées pour illustrer une vérité édifiante. Il n’empêche qu’on ne devient maître dans l’art de la négociation qu’à certaines conditions.
Comprendre que l’art de la négociation n’est pas un sport de combat
Beaucoup de gens entrent dans une négociation avec l’idée qu’il faut vaincre ou convaincre un adversaire. Ils s’imaginent entrer dans une arène dans laquelle il faudra s’adonner à des joutes verbales. Mais la négociation n’est pas un jeu à somme nulle ! Contrairement à la négociation façon Donald Trump qui joue de la testostérone et des jeux de pouvoir pour mieux écraser son adversaire, la négociation requiert une collaboration avec un partenaire, pour tâcher ensemble d’agrandir la taille du gâteau, plutôt que de batailler pour le partage dudit gâteau. Cela nécessite un climat de confiance et de respect mutuel (ce qui est à peu près impossible avec la posture de quelqu’un comme Donald Trump).
Ne pas se fier à son intuition et se préparer minutieusement
Eh oui, pas besoin d’être Prix Nobel comme Daniel Kahneman (l’un des plus grands spécialistes au monde des biais cognitifs) pour savoir que « nous sommes tous biaisés ». Se fier à sa seule intuition, c’est un piège qui peut gravement compromettre le résultat de la négociation ! Par exemple, le biais d’ancrage (sur la base de la première offre faite lors de la négociation) peut nous conduire à un résultat déraisonnable. Autre exemple : le biais de confirmation se produit quand on cherche à confirmer ses croyances ou attentes plutôt que de considérer les faits objectifs. La solution ? Se préparer soigneusement avant chaque négociation pour connaître le contexte, l’environnement, l’histoire, le marché et ses acteurs, les problématiques de son partenaire de négociation…
Devenir un pro de l’écoute active
Comme l’illustre la petite histoire du citron, il n’y a rien de tel que la compréhension de l’autre pour débloquer les situations les plus tendues ! L’écoute active consiste à prêter une attention totale et consciente à l’autre partie, en cherchant à comprendre ses besoins et son point de vue (et pas à réfléchir à l’argument-massue qui va le vaincre/convaincre !) En pratique, elle requiert de poser des questions ouvertes pour approfondir la compréhension, puis de résumer ce que l’autre a dit pour s’assurer qu’on a bien compris. Il s’agit aussi de prêter attention au corps, à l’intonation et au contexte de l’échange. En écoutant activement, on établit un climat de confiance qui facilite la recherche d’un accord bénéfique pour tous. Ne vous contentez pas de « faire de la pédagogie » lors de la négociation !
Cultiver la souplesse
Il est mauvais d’arriver dans une négociation avec une position rigide qu’on cherche à imposer à l’autre partie par la force. Si la préparation a été faite soigneusement, il y aura évidemment des idées et connaissances sur lesquelles faire reposer la négociation. Mais une position rigide peut aboutir à une impasse. Avec un peu de créativité, on peut trouver avec l’autre partie des solutions qui font grandir la taille du gâteau. La créativité est essentielle car elle permet d’éviter les options limitées. Pour réagir avec intelligence aux mouvements et idées de l’autre, il faut non seulement l’écouter mais aussi avoir la souplesse nécessaire pour s’adapter à ce qu’il/elle propose. Pour innover, il faut faire de l’incertitude son alliée.
Article édité par Mélissa Darré, photo : Thomas Decamps pour WTTJ.
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