Et si nous redevenions maître de notre emploi du temps ? Tribune d’une indocile
16 avr. 2020
9min
Photographe chez Welcome to the Jungle
Editorial project manager @ Welcome to the Jungle
Je m’appelle Lola et travaille dans une agence de communication. Mes employeurs ont toujours plus ou moins dit de moi que j’étais une très bonne exécutante. Une travailleuse. Pourtant, il me semble bien que quelque chose me manque : la liberté de pouvoir prendre du temps pour réfléchir (et mieux agir ?)… (Re)devenir garant de son temps de travail n’est pas une mince affaire, mais presque un art qu’il faut apprendre à maîtriser. Mais la question est : qu’avons-nous à gagner à se le réapproprier ?
Aujourd’hui, j’ai reçu un mail d’un collègue dont beaucoup critiquaient le départ en “retraite très anticipée” depuis le début du confinement. Or, il n’en est rien. Il n’a simplement pas cédé à l’injonction à être plus productif. À travailler plus. À travailler vite. Il a décidé de se connecter sur Slack entre 9h et 18h. Basta. Quand notre boss l’a rappelé à l’ordre, il a dit avoir « rendez-vous avec Petit Bambou » pour sa séance de méditation post journée de travail. En réalité, je commence à l’envier. À l’admirer même. C’est lui contre le reste du monde. Il est le seul à exercer son droit de non-réponse à tous les stimulis que notre société lui impose illégalement. J’ai toujours été fascinée par cette liberté de choisir, cette complaisance dans le “faire comme je l’entends” pour ne pas se laisser envahir par le stress et se laisser du temps pour soi. Même si, parfois, cela implique de ne “rien” faire au moment où d’autres s’attendent au contraire.
Il m’a rappelée ces personnes tant inspirantes que j’ai rencontrées au cours de mes expériences professionnelles : celle pour qui le burn-out est un terme méconnu, celle qui trouvait vertueux de s’arrêter de travailler à 18h pile, celle, encore, qui avait démissionné quand on lui avait programmé un rendez-vous client “informel” un samedi après-midi. Des comportements des plus audacieux, qui sont pourtant assimilés par certains prescripteurs de la sacro-sainte PRODUCTIVITÉ, à une forme d’oisiveté, voire à de la paresse, ce grand mal du siècle. Si vous vous attendiez à des conseils pour que ce collègue cesse de quitter une réunion sous prétexte qu’il est 18h30, vous serez sans doute déçus.
J’ai toujours été fascinée par cette liberté de choisir, cette complaisance dans le “faire comme je l’entends”
Paresse et libre arbitre : la bagarre sémantique
Celui qui n’a pas d’objectif spécifique et donc, pas de volonté de l’atteindre questionne notre rapport au travail et à la réussite sociale. De la même manière, qui souhaiterait redevenir maître de son temps est allègrement taxé de fainéant, et donc dévalué. Pire, cette apparente inertie est une posture stigmatisée. Mais celui qui pense que la gestion de son temps ne peut être distribuée arbitrairement par le haut commet-il vraiment l’un des 7 péchés du Capital ? Si l’ambiguïté demeure, c’est bien que derrière le mot “paresse”, réside une bagarre sémantique. Ceux qui souhaitent garder une main sur leur emploi du temps sont-ils des paresseux ? Non, je ne le pense pas, mais, pour beaucoup, il s’agit en effet d’une forme assumée de fainéantise, voire d’un dégoût vis-à-vis de toute activité.
Pour moi, les paresseux sont plutôt ceux qui évitent l’effort, les indolents qui ne relisent pas un mail avant de l’envoyer à un client, ceux pour qui une to-do list ne doit pas compter plus de 4 micro-tâches… Faire l’amalgame entre la complaisance dans le fait de ne rien faire et la liberté d’organiser son temps n’est-il pas dangereux ? C’est le meilleur moyen, d’une part d’empêcher chacun et chacune d’être libre et autonome, et d’autre part, de participer au maintien du fonctionnement hyperactif de la société ! Quand les productifs passeront-ils la main à ceux qui en font moins, mais peut-être mieux ? N’aurions-nous pas à gagner à ce que ces derniers deviennent les instigateurs d’une nouvelle norme sociale, celle d’employer son temps librement plutôt que d’en être l’esclave ?
Faire l’amalgame entre la complaisance dans le fait de ne rien faire et la liberté d’organiser son temps n’est-il pas dangereux ?
Employer son temps : une liberté fondamentale
Faire selon ses propres règles : le modèle des freelances
Et si nous osions quitter cette entreprise dans laquelle nous avons trop longtemps flirté avec le burn-out pour ce job à mi-temps ? Nous pouvons choisir, nous avons le droit de (re)prendre le contrôle de décisions qui nous concernent. N’est-ce d’ailleurs pas ce que certains freelances ont compris depuis longtemps, eux pour qui la liberté d’organiser leur temps semble fondamentale ? Ils ont préféré l’autonomie aux diktats du présentéisme et des horaires strictes des entreprises. Les freelances ont, en ce sens, beaucoup à nous apprendre en cette période où nombre de ceux qui pratiquent le télétravail forcé sont tentés de laisser filer un temps qu’ils ne sentent plus passer : plus de temps perdu dans les transports, des réunions hebdomadaires transformées en réunions quotidiennes… Une notion de temps qui se brouille, et qui peut inciter certains managers à surcharger, volontairement ou non, leurs équipes.
On comprend alors que l’idée de refuser une mission pour seul motif de “faire selon ses propres règles”, en ait séduit plus d’un. C’est d’ailleurs l’indice de plaisir qui les aide à prioriser. Prenons un exemple. Vous souvenez-vous de ces quelques amis qui n’avaient jamais envie de travailler au lycée ? Ne comptez-vous pas parmi eux des êtres aujourd’hui accomplis tant ils ont pris le temps ? Le temps de se demander ce sur quoi ils voulaient vraiment s’investir et investir de leur personne ? Ne sont-ils pas in fine les grands gagnants du jeu des bons élèves ?
Les vertus de l’égoïsme
Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de se mettre au travail à 11h45 et de se décharger ainsi sur ses collègues. Non. Réaffirmons plutôt notre liberté de choisir nos moments de solitude ! Oui, il est sans doute temps. Temps de se reconnecter à nos propres choix, en allant d’abord vers ceux qui semblent prioritaires : mettre en pause un projet pour pouvoir se recentrer sur son bien-être ou celui de son équipe, arrêter de travailler un jeudi à 17h pour être plus productif le vendredi, faire un break pour préserver sa santé mentale ou pour se retrouver, et mieux revenir… Et les autres, me dira-t-on ? En réalité, nous sommes tous égoïstes. Mais seul l’hédoniste vaincra, tant il aura été le seul à comprendre qu’il y a dans ce supposé vice, quelque chose de salvateur. L’homme libre, qui garde le contrôle et refuse ce qui dépasse l’entendement, son entendement, est le grand gagnant de notre ère.
Se recentrer sur son bien-être ou celui de son équipe, arrêter de travailler un jeudi à 17h pour être plus productif le vendredi, faire un break pour préserver sa santé mentale ou pour se retrouver, et mieux revenir…
Mais notre liberté de redevenir propriétaire de notre temps ne s’arrête-t-elle pas là où autrui pourrait en payer le prix ? Si, et heureusement. Mais qui a décidé que ce dossier devait être bouclé avant 10h ? Et par dessus tout, qui a décidé qu’il était légitime de l’exiger ? Ce qui doit être fait est en effet généralement imposé par des instances dites légitimes qui évaluent la norme selon leur propre perspective. Le problème réside dans le fait qu’elles la pensent toujours objective. Problème. Gros problème. Car pour ces prescripteurs de normes comme les managers et dirigeants d’entreprise, sortir du cadre devient très vite le signe d’une forme de paresse, et est donc, immoral. Naturellement, nul n’ira acclamer un comportement qui viendrait se heurter au jugement consensuel… Mais aller à l’encontre de l’idée selon laquelle il faudrait satisfaire son N+1, qui lui-même répond aux attentes de son N+1 et ainsi de suite n’est pas un péché, mais bien, je le pense, une liberté. Alors, soyons ambitieux et prêt à tout pour préserver notre intégrité, osons faire ce “pas de côté” !
Réaffirmer cette liberté en échappant aux injonctions
Penser le travail différemment
La notion de productivité est bien relative. L’apparent désœuvrement de celui qui rêve, de celui qui prend le temps, peut en réalité être production, au sens de produire. Pourtant, la figure du jeune cadre dynamique s’inspire davantage de la logique d’hyperactivité incarnée par les panneaux boursiers de Wall Street que d’une forme d’émulation intellectuelle. C’est pourtant malheureusement bien de cette notion dont s’est emparée la figure de l’homme moderne efficace qui s’impose depuis des siècles. Aujourd’hui, même l’instauration des salles de repos dans un bon nombre de start-up semble finalement dirigée vers un objectif de productivité… Or n’est-il pas aussi venu le temps d’échapper à l’injonction de produire toujours plus ? Elle qui relègue d’ailleurs une grande partie des employés au rang de la précarité (faut-il encore rappeler les risques liés à l’impératif de rapidité auxquels sont soumis les travailleurs du clic ainsi que tous les autres grands perdants de notre société ubérisée ?) Le problème étant que l’attention des collègues qui décrient le comportement de celui qui a quitté la réunion à 18h, semble focalisée sur ce qui n’est “pas fait”, ou ce qui “aurait pu être fait”, sur ce “rien.” Et la question « pourquoi y’a-t-il quelque chose plutôt que rien » fait ici écho, en témoignant, justement, de la consistance de ce “rien”. Ce “rien”, pour celles et ceux qui veulent se redonner la liberté d’organiser leur temps, est ce que qu’on ne voit pas, soit la résultante d’un choix entre “ce qui doit être fait” et “ce que je choisis de faire”, avec mes propres projections, mes propres désirs etc. L’idée est de faire une synthèse entre mes priorités et celles des autres, mais toujours dans l’objectif de produire quelque chose.
L’attention des collègues qui décrient le comportement de celui qui a quitté la réunion à 18h, semble focalisée sur ce qui n’est “pas fait”, ou ce qui “aurait pu être fait”, sur ce “rien.”
Refuser les demandes implicites à tout va
Il faut réapprendre à saisir la différence entre travail réel et travail prescrit et intégrer que l’un prime l’autre. Si je refuse de quitter le bureau à 21h, c’est que je pense avoir respecté le contrat du travail prescrit, en clair, la fiche de poste. Pas celui du travail réel qui lui met en exergue le fait que ce qui est donné par le formel n’est jamais suffisant. Attention néanmoins, il ne s’agit pas de refuser de façon systématique la charge imposée par le travail réel, mais bien plutôt de refuser une quantité trop importante de demandes implicites ! Je vais être plus claire. Il y a des choses qui ne sont écrites nulle part mais qu’il faut tout de même faire, comme par exemple quémander les cartes de réduction de chacun afin de réserver les billets de train pour aller couvrir un événement ou penser à la collecte pour le cadeau de mariage de votre boss… D’où la notion d’erreur de planification qui définit le risque à mésestimer le temps dont nous avons besoin pour accomplir une tâche. D’ailleurs, refuser de répondre à toutes les sollicitations pour s’aérer l’esprit est sans doute paradoxalement la meilleure arme pour produire. Produire, différemment.
La contemplation, (paradoxale) boosteur de créativité
Ne faudrait-il pas également rappeler les potentiels bienfaits que peut avoir la contemplation sur nos modes de faire au travail ? Réaliser une action bien précise avec une certaine forme de lenteur et en dépensant le minimum d’énergie dit en réalité beaucoup d’une personne qui s’attarde, et qui, de fait, est peut-être la seule à s’appliquer…
Si nos cerveaux ne sont jamais au repos, il faut pouvoir s’accorder du temps pour soi, et, parfois “ne rien faire” pour pouvoir, paradoxalement, continuer à produire. Et je ne suis pas la seule à le dire ! « Les personnes créatives ont parfois besoin de ne faire vraiment rien, littéralement, comme rester allongé à regarder le plafond » livrait le chercheur Andrew Smart en 2015 dans une interview aux Inrocks. Y-a-t-il quelque chose de plus beau qu’un esprit qui flâne ? Mais surtout, y’a-t-il quelque chose de plus créatif qu’un esprit qui flâne ? La contemplation garantit un grand pouvoir à celui qu’elle touche : celui de prendre conscience du parcours de la balade intérieure. En vérité, la contemplation peut nous apprendre à mieux “faire” : en prenant le temps, nos idées mûrissent davantage. Garder du temps pour soi, c’est aussi être finalement plus attentif, car plus réflexif. Aussi faut-il envier votre boss qui ne jure que par le cinéma de Jim Jarmusch ou ce collègue zélé qui préfère observer les nuages que parler process et deadlines en réunion visio… Les contemplatifs méritent leur place en entreprise, tant cette faculté à observer attentivement le monde qui tourne autour d’eux est précieuse. J’aimerais, moi aussi, m’accorder du temps pour ne rien faire, et être sans doute plus efficace dans les moments où l’on me demanderait quelque chose. Encore faut-il que je m’accorde cette liberté…
Garder du temps pour soi, c’est aussi être finalement plus attentif, car plus réflexif.
Et si le coupable n’était pas celui qui “fait différemment”, comme mon collègue vivement critiqué pour faire “l’école buissonnière” sur Slack, mais plutôt celui qui a peur de « ne rien faire » ? Si réaffirmer la liberté d’organiser son temps n’est pas une évidence en société, c’est bien car nous sommes effrayés à l’idée de sortir de notre zone de confort, de se risquer à la nouveauté, de se retrouver seul, bref, d’entrer en contradiction avec la norme. Il est apparemment toujours bon de dire qu’on a travaillé trop tard, qu’on a travaillé le week-end… Quémander du repos n’est pas bien vu. Mais redevenir maître de son emploi du temps n’est-il pas la manifestation d’une liberté plutôt que d’une insurrection ? C’est la nonchalance qui n’est pas le remède à tous les maux. Le problème survient quand on évite d’être sollicité après 17h, surtout en ces temps de crise alors que chacun s’attend à ce qu’on fasse preuve de solidarité…
Le Ministère du temps libre introduit par Mitterrand n’est-il qu’un idéal du début des années 1980 ? Revendiquons la liberté d’employer notre temps. Nous gagnerons ainsi en concentration, en bien-être, en créativité, en efficacité, mais surtout, en sagesse. C’est sans aucun doute en maîtrisant les potentiels débordements de telle ou telle mission sur notre état psychique que nous nous préservons en tant qu’individu et limitons le risque de burn out. À l’ère de l’incitation au bien-être au travail, ne doit-on pas réintégrer dans notre rapport à ce dernier, un peu de tranquillité, d’apaisement, de repos ? D’ailleurs, je finirai cet article quand j’en aurai l’envie.
Photo by WTTJ
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