Pandémie : 5 vagues de débats sur l'avenir du travail
21 juin 2021
8min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Confinements, déconfinements, reconfinements, couvre-feux : depuis la fin de l’hiver 2020, nous vivons au rythme des “vagues” de la pandémie et de ses contraintes parfois insupportables. Surtout, jamais nous n’avons autant parlé de travail que depuis le début de cette crise. À bien des égards, la saison 2020-2021 a été la plus intense de ma carrière dans le future of work ! Il n’est pas une entreprise ni un média qui n’a pas surfé sur le sujet. Entre optimisme débridé et pessimisme défaitiste, voici les 5 grandes vagues de débats sur le futur du travail que j’ai identifiées.
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Vague n°1 : les “essentiel·le·s” (re)font surface
Point break : mardi 17 mars 2020. 20H. Les premiers applaudissements à l’adresse du personnel soignant retentissent dans la rue. C’est alors qu’on semble découvrir le caractère “essentiel” (“vital” même) de celles et ceux qui prennent soin de notre santé au quotidien. Au même moment, on réalise que la population active est divisée en trois blocs : celles/ceux qui peuvent travailler à la maison sur un ordinateur, celles/ceux qui sont obligé·e·s de sortir et de s’exposer au virus pour continuer leur activité, et celles/ceux dont le travail est à l’arrêt (chômage partiel).
Au cœur de la tempête ? Jusque là sous-marine, la ligne de faille entre les travailleurs/travailleuses des services de proximité et celles/ceux de l’économie de la connaissance est apparue plus nette que jamais. On a commencé à parler des caissières, caristes, livreurs, des travailleurs/travailleuses qui assurent le bon fonctionnement de nos infrastructures, et de celles/ceux qui prennent soin de notre santé et tiennent la main des gens qui meurent. Comme frappés d’une soudaine révélation, on s’est mis à observer que toutes celles/ceux qui étaient contraint.e.s d’aller chaque jour au front, faisaient aussi partie des personnes les moins payées et les moins protégées. Par manque d’équipements de protection : ce sont elles/eux qui ont été les plus contaminé·e·s par le virus.
Où en est-on aujourd’hui ? Par une cruelle ironie de l’histoire, l’anthropologue David Graeber, qui avait dénoncé la dévalorisation des travailleurs/travailleuses les plus utiles de la société et l’absurde valorisation des bullshit jobs inutiles, est décédé au cours de l’été 2020, causant beaucoup de tristesse, y compris parmi celles/ceux qui n’avaient jamais lu ses livres ! Certains utopistes se sont mis·es à rêver d’un monde où le travail du care serait valorisé et bénéficierait d’une juste place dans notre économie. Car au fond, qu’est-ce qui fait la valeur, s’est-on demandé, citant parfois les travaux de l’économiste Mariana Mazzucato dont l’ouvrage The Value of Everything a semblé si pertinent :
“Dans le capitalisme moderne, l’extraction de valeur est davantage récompensée que la création de valeur : le processus productif qui est le moteur d’une économie et d’une société saines. Qu’il s’agisse d’entreprises dont le seul but est de maximiser la valeur actionnariale ou de médicaments dont le prix astronomique est justifié par la “tarification de la valeur” pratiquée par les grandes sociétés pharmaceutiques, nous identifions mal le fait de prendre et de créer, et nous avons perdu de vue la véritable signification de la valeur. Jadis un élément central de la pensée économique, ce concept de valeur - ce qu’il est, pourquoi il nous importe - n’est tout simplement plus discuté.”
Aujourd’hui, on ne parle plus guère des “essentiel.le.s” que sous l’angle des difficultés de recrutement. Dans la restauration et dans la santé, on manque cruellement de candidat·e·s. Le problème ne se limite pas à la France d’ailleurs : aux Etats-Unis, il manquerait des centaines de milliers de travailleurs/travailleuses à l’appel. Malmené·e·s ou à l’arrêt pendant des mois, ils/elles sont parti·e·s faire autre chose et/ou demandent aujourd’hui à être mieux payé·e·s. Preuve que, finalement, cette première vague aura laissé des traces !
Vague n°2 : les femmes sur le pont
Point break : août 2020. C. Nicole Mason, présidente du think tank Institute for Women’s Policy Research (IWPR), parle pour la première fois de Shecession, ou comment la pandémie a affecté le travail des femmes de manière si inégalitaire en 2020-2021. A travers ce terme, elle explique que les femmes ont été davantage touchées par le chômage et les conséquences économiques de la pandémie. La fermeture des crèches et des écoles a forcé des millions d’entre elles à mettre leur carrière entre parenthèses. En matière de progrès vers l’égalité, on a assisté à un retour en arrière brutal.
Au cœur de la tempête ? La Shecession, c’est aussi la révélation de l’imbrication (évidente) des vies domestique et professionnelle. Les femmes actives faisant face à des contraintes familiales plus fortes ont plus souffert au travail : elles sont plus nombreuses à être parties en chômage partiel ou à temps partiel, mettant en péril leurs promotions futures ; elles ont plus souffert de stress et burnout au travail. Étant plus nombreuses dans l’économie informelle, certaines femmes (par exemple en Inde) se sont retrouvées sans protection et sans travail du jour au lendemain.
“On semble naïvement découvrir que le travail gratuit effectué à la maison (éducation, soin, ménage, etc.) n’est pas réparti équitablement et que cela se répercute sur les inégalités au travail. Le télétravail n’est donc pas vécu comme une libération quand il enferme les femmes dans la sphère domestique, avec ses contraintes et ses éventuelles violences,” ai-je souligné dans cet article.
Où en est-on aujourd’hui ? Ce débat ne s’est pas éteint, loin s’en faut. Au Congrès américain, on discute aujourd’hui d’une nouvelle définition des “infrastructures” proposée dans le plan de relance du gouvernement Biden qui inclut les services de petite enfance. Si l’on veut permettre aux mères de travailler, encore faut-il que la garde d’enfants soit accessible et abordable.
Vague n°3 : la déferlante de l’automatisation
Point break : octobre 2020. Le World Economic Forum publie un rapport sur l’accélération sans précédent de l’automatisation et ses conséquences diverses sur le travail. (Pour rappel, l’automatisation d’une tâche correspond à l’exécution totale ou partielle de la tâche par une machine (logiciel / robot) fonctionnant avec pas ou peu d’intervention humaine, ndlr). À la faveur de la pandémie, l’automatisation s’est accélérée dans de nombreux domaines, tantôt avec l’objectif d’éviter les contacts humains dans un contexte de crise sanitaire, tantôt avec celui de limiter la dépendance des entreprises vis-à-vis des travailleurs/travailleuses humain·e·s.
“L’automatisation, associée à la récession COVID-19, crée un scénario de “double perturbation” pour les travailleurs. Outre les perturbations actuelles dues aux fermetures dues à la pandémie et à la contraction économique, l’adoption de la technologie par les entreprises transformera les tâches, les emplois et les compétences d’ici 2025. 43 % des entreprises interrogées indiquent qu’elles sont prêtes à réduire leurs effectifs en raison de l’intégration des technologies (…) D’ici 2025, le temps consacré aux tâches courantes au travail par les humains et les machines sera égal.”
Au cœur de la tempête ? Les robots et les algorithmes vont-ils causer la fin du travail ? Le débat est aussi ancien que les machines. Jusqu’ici, disent les économistes, on a toujours créé dans d’autres secteurs plus d’emplois que les robots n’en ont détruits. La (vieille) “théorie du déversement”, défendue par l’économiste Alfred Sauvy pendant les Trente Glorieuses, est restée globalement vraie. Mais le problème, c’est que les nouveaux emplois créés ne sont pas forcément accessibles à celles/ceux qui perdent le leur. Et certain·e·s expert·e·s, comme Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, deux chercheurs au MIT, affirment que cette fois, c’est différent.
Où en est-on aujourd’hui ? L’automatisation envahit les débats politiques. Andrew Yang, candidat à la primaire démocrate américaine de 2020, a fait du revenu universel de base l’argument central de sa campagne : si les robots menacent les emplois, il faudrait que tout le monde ait un revenu indépendant du travail. La preuve que l’idée est devenue mainstream : il pourrait devenir maire de New York en 2021 !
Mais selon le journaliste et auteur Kevin Roose, la destruction des emplois n’est pas le seul sujet. L’automatisation rend le travail humain plus ennuyeux et aliénant : “l’automatisation peut supprimer une certaine pénibilité, mais elle fait aussi disparaître les aspects amusants et gratifiants du travail. (…) L’IA a également créé des catégories nouvelles d’emplois ennuyeux et répétitifs,” écrit-il dans son livre Futureproof. Par exemple, le management algorithmique qui fait fonctionner les plateformes de livraisons de repas à domicile (Uber, Deliveroo) a été accusé de déshumaniser le travail des livreurs.
Bref, le débat ancestral entre techno-optimistes et techno-pessimistes est loin d’être tranché. Et les conséquences de l’automatisation sont complexes : elle permet aussi des relocalisations d’usines, et donc le retour de (quelques) emplois locaux. En 2020, on a par exemple salué la relocalisation de Lunii, une entreprise industrielle qui fabrique des boîtiers à histoires pour les enfants.
Vague n°4 : la transition numérique noie des pans entiers de l’économie
Point break : novembre 2020. Les restrictions liées à la pandémie et l’instauration de nouvelles modalités de travail à distance ont inexorablement ébranlé de nombreux pans de l’économie, et fragilisé certains métiers. Un rapport de l’OCDE intitulé “la transformation numérique à l’heure du COVID-19” évoque les “fractures” provoquées par cette transformation. (Pour rappel, la digitalisation regroupe la transformation d’usages / objets / outils et professions avec les applications numériques. Par exemple, le courrier papier devient email et l’achat en boutique devient achat en ligne, ndlr).
Au cœur de la tempête ? Des secteurs entiers de l’économie ont été durablement abîmés avec l’accélération des nouveaux usages des consommateurs/consommatrices : sans doute que l’aviation reprendra un jour du poil de la bête, mais de nombreux petits commerces et restaurants ont mis la clef sous la porte. Les emplois de guichets, déjà menacés avant la pandémie, pourraient disparaître encore plus vite, tant on a accéléré la numérisation de nombreux services. Comme l’explique l’OCDE :
“Les pays se retrouvent confrontés à un défi de taille. Il est peu probable que les économies et les sociétés reviennent aux modèles de l’« avant-COVID-19 » : la crise a apporté la démonstration frappante du potentiel des technologies numériques et certaines évolutions pourraient être trop profondes pour qu’un retour en arrière soit envisageable.”
Où en est-on aujourd’hui ? Cette quatrième vague de débats amène avec elle des questions sur les reconversions professionnelles, la formation tout au long de la vie et la protection sociale. À cet égard, la période a d’ailleurs permis des expérimentations sans précédent : pour la première fois, on a proposé aux travailleurs / travailleuses indépendant·e·s des allocations chômage dans de nombreux pays d’Europe et aux Etats-Unis. Malheureusement, ces mesures ont souvent été insuffisantes car des millions d’actifs/actives sont passé·e·s entre les mailles du filet et n’ont bénéficié de rien. Si les transitions professionnelles s’accélèrent et que davantage de personnes changent de situation, il faudrait que nos institutions (formation professionnelle, protection sociale) les accompagnent plus efficacement.
Vague n°5 : cap vers le “travail hybride” et le retour au bureau
Point break : mai 2021. C’est sans doute la “vague” que vous avez tous/toutes en tête dans la période actuelle. Elle a même tendance à nous faire oublier les précédentes, tant elle occupe le terrain médiatique.
Au cœur de la tempête ? Il semble évident que la rigidité du présentéisme de bureau à l’ancienne n’a plus la cote. Les travailleurs/travailleuses veulent plus de flexibilité et d’autonomie au travail. La plupart des entreprises l’ont bien compris puisqu’elles débattent désormais d’hybridation au moins autant que du retour au bureau. Alors, comment repenser l’espace de travail ? Combien de jours de télétravail ? Comment l’hybridation sera-t-elle négociée ? À quoi servira le bureau ? Comment ne pas perdre le sens du collectif et renforcer la culture d’entreprise ? Comment favoriser l’inclusion de tous/toutes ? Les questions sont nombreuses. La réponse à ces questions est unique à chaque entreprise.
Où en est-on aujourd’hui ? “Dans un contexte où l’espace et le temps de travail seront toujours plus éclatés, où l’ensemble d’une équipe sera de plus en plus rarement présent dans un même espace physique au même moment, le bureau virtuel s’impose comme un dénominateur commun incontournable. Par défaut, le travail hybride repose forcément sur un espace virtuel où l’information est accessible et les échanges toujours possibles,” ai-je écrit dans cet article consacré au “bureau virtuel”.
L’hybridation du travail risque de nous occuper encore un moment tant elle touche à des sujets complexes de culture d’entreprise, d’héritages informatiques et RH, et de management. Entre rapports de force violents, démissions ou licenciements à venir, et itérations successives faites de négociations et d’expérimentations bien pensées, le chemin est encore long. Surtout, il sera forcément différent d’une organisation à l’autre ! Alors restez bien accroché·e·s à votre planche car l’avenir du travail sera encore houleux !
Photo par WTTJ
Article édité par Paulina Jonquères d’Oriola
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