Paresseux, déraisonnables… ou héroïques ? Les grévistes français vus de l’étranger

16 févr. 2023

5min

Paresseux, déraisonnables… ou héroïques ? Les grévistes français vus de l’étranger
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Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

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Dans le monde entier, les transitions démographique et numérique n’en finissent pas de bouleverser le rapport au travail. La pandémie, les pénuries, l’inflation en rajoutent une couche. Explosion des burn-out et crise du recrutement aucun pays ne semble vraiment épargné. Même si les systèmes sont radicalement différents, un peu partout, on s’interroge sur les retraites de demain. C’est donc à plusieurs titres que la contestation du projet de réforme des retraites en France intéresse les médias étrangers.

Je ne serai pas exhaustive : le monde est vaste. Je vais me pencher sur trois pays dont je lis la presse : les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Évidemment, il faut comparer des médias comparables. La couverture médiatique du sujet dit beaucoup de choses sur les démons du pays qui le couvrent et les mouvements de contestation qui le traversent (ou pas). Aux États-Unis, les progressistes remettent en question la faiblesse du modèle social et regardent la France pour en tirer des leçons militantes. Les Britanniques, en proie aux pires grèves de leur histoire depuis Margaret Thatcher, ont le sentiment d’être un peu dans le même bateau. Quant aux Allemands, ils ne comprennent pas : comment peut-on s’opposer à cette réforme, se demandent des journalistes convaincus qu’elle s’impose comme une évidence.

Certains observateurs tentent d’expliquer dans leurs tribunes notre modèle par répartition, les cotisations sociales, les régimes spéciaux et la décote qui frappe durement les femmes retraitées en France. Mais on le sent bien, les détails techniques ne les intéressent pas plus que ça. Ce qu’on préfère, c’est revenir sur trois clichés concernant les Français au travail : ils seraient avant tout paresseux, rebelles et déraisonnables. Leur esprit révolutionnaire les rend prêts à mettre le pays à feu et à sang, à imposer le chaos partout où ils passent et à refuser ce qu’on leur présente comme « raisonnable ». À tort ou à raison, ce sont avant tout ces clichés-là qui fascinent les médias étrangers.

Les Français sont paresseux

Les Français sont-ils juste paresseux ? s’interroge un historien dans le New York Times : « Faisons une pause dans notre journée de travail pour jeter un coup d’œil à l’histoire du pays. Les Français sont-ils, comme le veut le stéréotype, tout simplement paresseux ? (…) Oui, les Français sont aussi des fainéants. » Paresseux sur la question de la réforme des retraites, cet article de Robert Zaretsky ne l’est pas sur une histoire de la pensée qui fait place belle à la paresse : Michel de Montaigne et sa « retraite consacrée aux loisirs », Paul Lafargue et son « droit à la paresse », Frédéric Lordon et son « capitalisme, désir et serviture » et Sandrine Rousseau et sa revendication au droit à la paresse. Depuis quelques années, les intellectuels américains invoquent à leur tour le « droit à la paresse » dans une culture où le travail est roi (par exemple, dans Laziness Does Not Exist, Devon Price parle des nombreuses vertus de la « paresse »).

En effet, qu’importe leur productivité réelle (élevée) ou le nombre d’heures hebdomadaires effectivement travaillées (supérieur à l’Allemagne), la soi-disant paresse française, c’est avant tout un état d’esprit. En France, ce ne sont pas seulement les sociologues et les philosophes qui dissertent sur la paresse et le travail mais aussi monsieur et madame tout-le-monde. De la place du déjeuner dans une journée de travail au caractère sacré des vacances (depuis le Front populaire), en passant par les débats historiques sur la baisse du temps de travail et le progrès social, les Français en ont fait un sujet culturel et politique. Vu des États-Unis, du Royaume-Uni ou d’Allemagne, ça interpelle.

« L’épidémie de flemme » qui frapperait la France (en référence au rapport de la fondation Jean Jaurès) fait écho aux préoccupations des Britanniques : en proie à une inflation terrible, ils font grève massivement, remettent en question la place et la rémunération du travail. Ce serait exagéré de dire qu’ils sont en communion avec les Français dans cette affaire, mais avec une pyramide des âges proche de la nôtre, ils s’interrogent aussi sur la retraite et le travail des séniors. La gauche britannique, en ébullition sur le terrain du travail (à défaut d’être forte au parlement), s’intéresse à la France. Aux États-Unis, où l’on prend moins de deux semaines de vacances par an en moyenne et où le congé parental rémunéré n’est pas un droit, les débats français sont exotiques et distrayants pour la minorité d’Américains qui daignent s’y intéresser. Les Allemands, eux, sont forcés de reconnaître que la supposée paresse des Français n’est qu’un « cliché ». Forcément, on y travaille moins qu’en France !

Les Français font un peu peur… mais suscitent aussi un poil d’admiration dans leur capacité à engendrer la terreur.

Les Français sont révolutionnaires

Au pays de la Révolution, on aime le chaos, on se met en colère et on n’hésite pas à « disrupter » le bon fonctionnement de la société. Dans les médias britanniques, américains et allemands, les photos choisies pour illustrer les articles montrent du feu, des fumigènes, des foules, des banderoles, et du chaos. On convoque facilement l’imaginaire révolutionnaire. Les Français font un peu peur… mais suscitent aussi un poil d’admiration dans leur capacité à engendrer la terreur.

Sur le site Reddit, on en discute avec amusement et admiration dans un thread « Gotta Love The French » : « Les Français préféreraient brûler Paris plutôt que d’être obligés de bosser deux ans de plus. Respect ! ». « Les Français adorent les émeutes comme moyen de protestation, et ils sont sacrément doués pour ça » explique un utilisateur. D’autres ajoutent : « J’aimerais que l’Amérique soit plus unie quand il s’agit des droits des travailleurs. Au lieu de cela, nous sommes une bande de crabes dans un seau. » « Ils ne se laissent pas faire. C’est bizarre que ce pays sans arme soit celui où les gens se battent constamment contre le gouvernement et obtiennent ce qu’ils veulent. » Quand on lit ce fil de discussions, on comprend que la France fournit un mode d’emploi militant à tous les travailleurs forcés d’avaler des couleuvres, les Américains en tête.

Les Allemands n’aiment pas le chaos et ne comprennent pas : « Les stations de métro étaient fermées, les trains annulés, dans les écoles, les mairies et les raffineries du pays, les Françaises et les Français ont cessé le travail. Qu’est-ce qui les a mis à ce point en colère ? ». On sent qu’ils en éprouvent des frissons d’épouvante à l’idée des « disruptions » provoquées par les travailleurs en colère. De mon point de vue de Française vivant en Allemagne, les « disruptions » allemandes sont dûes aux problèmes d’infrastructures croulantes (c’est le pays où l’on envoie encore des faxes en 2023) plutôt qu’à des rébellions : les Allemands sont totalement soumis et acceptent des inégalités croissantes sans broncher.

Les Français sont déraisonnables

Le cliché selon lequel les Français seraient « déraisonnables » est largement véhiculé par les médias allemands. « Le gouvernement français veut augmenter l’âge de la retraite à 64 ans, la résistance est grande. Pourtant, d’autres Européens doivent travailler encore plus longtemps » peut-on lire dans le Süddeutsche Zeitung. Les Allemands estiment que les Français ne sont « pas raisonnables ». Comment peut-on nier le vieillissement de la population ? Comment peut-on refuser de travailler deux ans de plus ? On sent dans le ton employé l’expression d’un sentiment d’injustice. Les médias outre-Rhin ne peuvent s’empêcher de juger sévèrement la supposée absence de « raison » des travailleurs français rebelles.

Ils concèdent à contre-cœur que toute comparaison est nécessairement superficielle : « Dans d’autres pays, le contexte est également différent, en Allemagne par exemple, le taux de natalité est plus bas qu’en France. Et ce n’est pas parce que la situation est pire dans d’autres pays qu’elle doit être aussi mauvaise en France » rapporte une personne interviewée pour le journal allemand. Dans leur traitement médiatique, les Allemands révèlent leur angle mort sur leurs inégalités femmes/hommes à la retraite (supérieures à la France) et le niveau dramatique de pauvreté chez les séniors (surtout les femmes).

Les modèles sociaux diffèrent, tout comme les systèmes de retraite et leur financement, les situations démographiques et la place (culturelle) du travail dans la société. La couverture médiatique de la France par les médias étrangers présente donc nécessairement de nombreuses limites. Mais elle est parlante sur leur modèle et vision du travail…

Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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