La pénalité maternelle, ça vous parle ?
24 sept. 2021
6min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Exilée au pays des berlines de luxe, Laetitia Vitaud nous livre une tribune cinglante sur la pénalité maternelle, ce phénomène particulièrement prégnant en Allemagne qui induit un décalage croissant entre la carrière des pères et des mères. Mais ne nous tarissons pas d’éloges : en France aussi, la pénalité maternelle sévit masquée sous les traits du sexisme ordinaire. Démonstration.
La plupart des mères connaissent bien ce problème : depuis l’arrivée d’un enfant, leur carrière a pris un sacré coup de frein, et, mauvaise nouvelle, cela ne s’arrangera ni avec le deuxième ni avec le troisième. Elles flairent rapidement que la maternité leur coûtera cher, mais elles se sentent aussi impuissantes à combattre ce décalage de plus en plus marqué entre la carrière de leur conjoint et la leur. Dans la majorité des couples hétérosexuels, dès l’arrivée du premier enfant, les choses sont claires : devenir père, cela peut booster la carrière ; devenir mère, pas du tout.
Phénomène largement étudié depuis plusieurs décennies par les sociologues et les féministes, la pénalité maternelle (motherhood penalty, en anglais) est le terme choisi pour désigner ce décalage de carrière et de revenus qui existe entre les pères et les mères. Dix ans après la naissance d’un enfant, les mères perdent 20% de revenus dans un pays égalitaire comme le Danemark, 40% au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. La pénalité française se trouve quelque part entre 20 et 40%. Hélas, les chiffres et les études concernant la France font défaut.
Congés maternels, arrêts de travail, temps partiel (subi ou choisi), promotions manquées, placardisation, discrimination… on ne manque pas d’explications pour comprendre les mécanismes de la pénalité maternelle. Même quand elles retrouvent des postes à temps plein et progressent dans leur carrière, le retard qu’ont pris les mères dès les premières années n’est en général pas rattrapé. Les recruteurs continuent de voir les “trous dans le CV” comme autant de signes d’un manque d’ambition professionnelle. Les institutions scolaires continuent de s’adresser par défaut aux mères quand il faudrait en réalité communiquer avec les deux parents.
A force de subir ces revers tout au long de leur vie active, les femmes épargnent moins, accumulent moins de patrimoine et investissent beaucoup moins que les hommes. À la fin de la vie active, le manque à gagner est colossal. Si l’on s’en tient aux revenus, c’est à la retraite que cela se voit le plus : avec ou sans enfants, l’écart moyen entre femmes et hommes est alors supérieur à 40% en France. Sans surprise, les femmes âgées risquent plus souvent de tomber dans la pauvreté.
Depuis que j’ai des enfants (une fille de 13 ans et un fils de 10 ans), le sujet de la pénalité maternelle m’obsède. Mes enfants sont nés en France alors que j’étais fonctionnaire. Bien que ma carrière soit protégée, je n’ai pu m’empêcher d’être révoltée par mille et un petits détails. Mais ce que j’observe en Allemagne, où je vis aujourd’hui, mérite d’être érigé en anti-modèle absolu.
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Même les enseignantes subissent en France la pénalité maternelle
Avec un poste dans une classe préparatoire, j’avais la plus belle carrière que l’on puisse rêver dans l’Education nationale. A priori, on ne risque pas grand-chose à avoir des enfants une fois qu’on a obtenu un poste comme celui que j’avais. On est sûre de retrouver son poste au retour du congé. On ne peut ni vous renvoyer ni vous placardiser. Indéniablement, j’ai eu la chance de ne pas connaître le sort que subissent tant de femmes en entreprise au moment de la grossesse (placardisation, harcèlement).
Pourtant, même là, j’ai vu la pénalité à l’œuvre. Les enseignants français, mal payés par rapport à leurs homologues allemands, dépendent des heures supplémentaires, des primes et/ou des heures de colles pour compléter leurs revenus. En classe préparatoire, c’est plus d’un tiers de mes revenus qui dépendait de toutes ces activités complémentaires. Or la rémunération versée aux femmes en congé maternité ne se base que sur le salaire fixe. Dès cette première étape, le manque à gagner est important !
J’ai observé ensuite que l’on réservait les plus beaux postes de préférence à des profils d’enseignants “investis” et disponibles que l’on ne soupçonne pas de “gaspiller” leur temps à changer des couches. En effet, le nec-plus-ultra de la carrière d’enseignant — les postes en CPGE (classe préparatoire aux grandes écoles) — concerne en priorité les hommes. Alors que les femmes représentent 68,3% de l’ensemble des enseignants français.), elles ne sont que 39% des professeurs en classe préparatoire.
Enfin, je n’ai cessé d’être révoltée par le fait qu’il était tabou de parler d’argent dans la salle des professeurs et que l’on se satisfaisait passivement de rémunérations faibles. J’ai compris que c’est toute l’institution qui repose aujourd’hui sur le concept du salaire d’appoint. On paie mal les enseignants parce que nombre d’entre eux sont des femmes et que, parmi celles-ci, beaucoup vivent en réalité avec un conjoint qui gagne plus.
Ces femmes (et hommes) ne se battent pas pour de meilleures rémunérations parce qu’ils/elles valorisent la flexibilité que leur offre ces emplois “complémentaires” pour mieux gérer leurs responsabilités parentales. En somme, l’Éducation nationale en tant qu’institution est une incarnation de la pénalité maternelle ! Et tous les enseignants (dont ceux qui ne sont pas des mères) en font les frais.
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Mais tout cela n’est rien : l’Allemagne détient la palme de la pire pénalité maternelle
En France, j’ai déploré le fait que les crèches et les écoles s’adressaient à la mère par défaut. J’y ai observé à quel point les tâches parentales étaient inégalement réparties au sein des foyers (y compris le mien à cette époque de ma vie). Cela s’est poursuivi quand j’ai vécu à Londres où je voyais bien que la quasi-totalité des personnes qui cherchaient les enfants à l’école étaient des femmes. Mais rien ne pouvait me préparer à ce que j’ai vécu en Allemagne.
En Allemagne, la plupart des écoles ne fonctionnent que la moitié de la journée. L’école commence très tôt (avant 8h) mais les enfants rentrent à la maison juste après le déjeuner. Autrement dit, rien n’est fait pour permettre aux deux parents de travailler à temps plein. Le résultat, c’est que les deux tiers des femmes qui ont des enfants travaillent à temps partiel. En Allemagne, l’écart de revenus entre les femmes qui ont des enfants et celles qui n’en ont pas est largement supérieur à celui entre hommes et femmes.
Les Allemandes éduquées sont donc nombreuses à renoncer à la maternité (ce qui explique que le taux de fécondité soit inférieur à celui de la France), tant on les pousse à choisir entre une carrière et des enfants. Les congés maternels de plusieurs années sont encouragés et subventionnés. La fiscalité incite à plus d’inégalité au sein du foyer (on paye moins d’impôt quand le deuxième revenu est faible). Et l’école a été pensée dans une société où les mères étaient au foyer. Le résultat ? La pénalité maternelle en Allemagne atteint 62% ! Ce pays plus riche que la France réserve aux femmes un sort digne de pays en développement.
Ces dernières années, le pays a cherché à combler un peu ces inégalités. On a compris que toutes ces femmes en sous-emploi représentent un vivier de talents indispensable face à une pénurie criante de travailleurs. Mais pendant la pandémie, l’Allemagne a fait le choix de l’école à distance pendant de nombreux mois – tandis que la France maintenait les écoles ouvertes pour permettre aux parents de continuer à travailler. Pour quelqu’un comme moi, qui travaille à temps plein, cela a été une épreuve interminable. Par chance, un partage plus égalitaire au sein de mon propre couple nous a aidés à surmonter cette période tant bien que mal.
À titre personnel, je suis sidérée par ce que j’observe de la pénalité maternelle en Allemagne. En 2020, moins de 28% des fonctions dirigeantes (toutes entreprises confondues) sont occupées par des femmes, ce qui place le pays parmi les plus mauvais élèves en Europe. Malgré la présence d’une femme à la Chancellerie depuis 16 ans, le pouvoir politique et économique reste de manière écrasante entre les mains des hommes. J’ai senti tout cela dans le regard posé sur moi en Allemagne. L’évocation de ma carrière suscite des surprises. Je suis l’exception plutôt que la norme.
À bien des égards, le “modèle allemand” tant vanté dans certains médias français, c’est celui d’un marché du travail extraordinairement sexiste qui a réussi à maintenir les femmes dans les années 1950. Je m’amuse de ce complexe français vis-à-vis de l’Allemagne. Il serait temps que l’on arrête de répéter que l’Allemagne a tout compris et qu’il faudrait l’imiter ! Cette pénalité maternelle de 62%, ce sont des millions de femmes pauvres et autant de talents gaspillés qui pourraient contribuer à la croissance du pays si on ne les en empêchait pas. De mon point de vue de Française en Allemagne, je ne fais pas grand cas du “modèle allemand”.
Évidemment, en lisant cela on peut se réjouir que la société française soit moins punitive vis-à-vis des femmes qui ont des enfants. Mais regarder ce qui se passe outre-Rhin nous aide à mettre en lumière tous ces mécanismes qui font de la pénalité maternelle une réalité bien tangible en France aussi, à commencer par la culture du présentéisme qui pénalise les femmes en entreprise. Un sexisme ordinaire qui vous présuppose ni ambitieuse ni investie au travail, simplement parce que vous cherchez vos enfants à la crèche…
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Article édité par Paulina Jonquères d’Oriola
Photo : Thomas Decamps
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