Évaluation de la performance : l’entretien annuel est-il dépassé ?
03 nov. 2022 - mis à jour le 07 août 2024
8min
Tantôt redouté, tantôt bâclé, l’entretien annuel est de plus en plus critiqué, à tel point qu’il disparaît de certaines entreprises. Quelles sont les raisons qui poussent ces dernières à supprimer cette grand-messe ? Quelles sont les alternatives ?
« Inutile » voire « contre-productif ». Lorsque Luc Bretones, notre expert en nouvelles gouvernances et membre du Lab, s’exprime à propos des entretiens individuels, il ne mâche pas ses mots. Pour lui, ce bilan de performance renvoie à une « conception mécaniste » de l’entreprise, quand la réalité nous prouve qu’elle est un organisme vivant. « Le plus souvent, l’entretien individuel se réduit à une forme de remplissage d’outils RH, une corvée pour tous dénuée de sens », affirme-t-il. Et si vous demandez son avis à un autre de nos experts, Olivier Sibony, professeur de stratégie et auteur spécialiste de la décision, le constat est lui-aussi sans appel : « Qu’il s’agisse de ceux qui les animent ou de ceux qui les reçoivent, personne n’aime les entretiens annuels ». Mais si tout le monde les abhorre, pourquoi les entretiens annuels demeurent-ils encore la norme ?
L’évaluation de la performance annuelle, une méthode obsolète ?
Un rendez-vous victime d’une confusion des genres
Avant toute chose, il est important de rappeler les deux objectifs fondamentaux de l’entretien annuel : d’un côté, le développement des compétences du collaborateur, et de l’autre, l’évaluation de sa performance afin de décider ou non de l’attribution d’une augmentation, d’un bonus ou d’une promotion. Et c’est bien là que le bât blesse. « Comment voulez-vous que les collaborateurs soient réceptifs à une forme de coaching quand ils craignent dans le même temps d’être évalués avec toutes les conséquences potentielles que cela comporte, jusque parfois le licenciement », pointe Olivier Sibony. En somme, l’évaluation des employés poursuit deux objectifs bien distincts et non compatibles, qui finissent par s’annihiler l’un l’autre.
Même analyse du côté de Luc Bretones qui souligne l’aspect très descendant de l’exercice, ne permettant pas de positionner les deux protagonistes sur un même pied d’égalité mais davantage dans une relation infantilisante pour le salarié. « Dans le meilleur des cas, le collaborateur sera félicité, mais le plus souvent, le manager profite de ce moment pour lui faire passer un message plus difficile, ce qui explique que l’exercice soit très stressant », regrette notre expert.
L’entretien annuel : une mesure de la performance imparfaite
On l’a vu, l’un des deux objectifs majeurs de l’entretien individuel de fin d’année est de mesurer la performance du collaborateur. Le problème, c’est que l’estimation de celle-ci se révèle très imparfaite si elle ne se fonde pas sur une forme de contrôle continu objectivé. D’abord, parce que l’être humain a la mémoire courte, et que le manager va donc naturellement se souvenir des deux derniers mois du collaborateur, et plus difficilement de sa performance antérieure. « Du coup, cela favorise la course à être le plus beau et le mieux coiffé sur la photo finish », ironise Luc Bretones.
Ensuite, parce que l’être humain (et donc le manager qui fait passer les entretiens individuels), est un être versatile, soumis à ses propres humeurs du jour, à la météo extérieure, à son coup de fatigue post-déjeuner… Bref, un ensemble de facteurs qui semblent tout à fait insignifiants, mais qui vont pourtant jouer sur le regard qu’il va porter à un instant T sur un collaborateur. C’est ce qu’Olivier Sibony nomme le « bruit ». Et les dégâts ne s’arrêtent pas là : les fameux biais entrent également en jeu, et ils sont tout à fait redoutables. Il est désormais de notoriété publique que les managers ont souvent une préférence pour les gens qui leur ressemblent (biais de favoritisme intragroupe).
Et que dire des biais de genre et stéréotypes qui ont encore la dent dure ? Olivier Sibony cite ainsi une étude menée chez un grand distributeur américain sur la base de 30 000 évaluations annuelles. Ces analyses dissociaient la performance (basée sur des chiffres), du potentiel de l’individu (projection sur le développement futur du collaborateur, indépendante des chiffres). Dans cette étude, les femmes ont généralement affiché un taux de performance plus élevé que les hommes, mais on les a créditées de moins de potentiel. Pour en avoir le cœur net, les chercheuses ont étudié le potentiel des femmes de cette entreprise, en scrutant leurs résultats l’année suivante. Il s’est avéré… qu’elles continuaient à performer plus que les hommes ! CQFD.
Mais alors, faut-il bannir l’évaluation de la performance ?
Au regard des biais précédemment cités, on est en droit de se poser la question. Dans son entreprise Happy Kits fondée en 2016, Isabelle Cadoret a décidé de supprimer les entretiens annuels en s’éloignant du concept d’évaluation au sens classique du terme. « Pour moi, la notion d’évaluation n’est pas bienveillante. Je préfère mettre en place des points d’évolution réguliers », nous confie-t-elle.
Pour Olivier Sibony, il est effectivement difficile de définir les critères de performance, à moins que l’on décide de supprimer totalement l’intervention humaine dans le suivi des indicateurs, mais cela ne correspond pas à tous les métiers. « De plus, si l’on s’en tenait au respect d’une fiche de poste, les entreprises ne pourraient pas fonctionner », souligne-t-il. Car on attend par exemple d’un·e employé·e qu’il/elle soit en conformité avec la culture de l’entreprise (par essence intangible). On sait aussi que certains collaborateurs jouent un rôle important en créant du liant au sein des équipes, par leur jovialité et leur bonne humeur, leur capacité à fédérer, à accueillir les nouveaux arrivants. Mais tout cela ne figure pas dans leurs attributions primaires. Pourtant, n’est-ce pas tout aussi essentiel ?
Alors, si l’on est un poil jusqu’au boutiste, on pourrait imaginer renoncer à toute forme d’évaluation de la performance. Tout le monde serait payé de la même façon, les chefs seraient élus de manière collégiale. Dans les entreprises (très) libérées, cela peut exister, mais de manière extrêmement marginale. On se souvient par exemple de ce chef d’entreprise, outre-Atlantique, qui a décidé de diviser son propre salaire par 15 pour instaurer un salaire unique d’environ 5 200 euros bruts mensuels par mois dans son entreprise. Bien que la décision du CEO ait visiblement été motivée par l’envie de faire un gros coup médiatique et de régler d’autres affaires, reste qu’elle aurait visiblement porté ses fruits pour l’entreprise qui n’a cessé d’augmenter ses bénéfices depuis 2015.
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Quelles solutions pour sortir de l’évaluation de la performance classique ?
Maintenant que le décor est posé, que peut-on faire si l’on renonce à l’entretien annuel ? Trois entreprises de tailles différentes ont accepté de nous raconter leurs alternatives.
Dissocier l’opérationnel du point RH
Le problème des entretiens annuels est qu’ils sont un joyeux fourre-tout. Isabelle Cadoret, la fondatrice d’Happy Kits (7 salariés), a donc préféré les bannir. « Pour l’avoir vécu, je trouve que l’entretien annuel ne répond pas à sa fonction originelle », affirme-t-elle. Sa solution ? La mise en place de « points RH » de manière mensuelle. Des rendez-vous auxquels s’astreint l’équipe peu importe sa charge de travail, et pour lesquels un créneau d’une heure est prévu. Parfois, les échanges durent 5 minutes, parfois une heure, mais c’est toujours la même question qui est posée en introduction : « Comment vas-tu ? » Ce temps d’échange a pour objectif d’ouvrir la parole et de ne pas rester sur des non-dits, sans que cela ne soit obligatoire de s’exprimer. « Ces points ne sont pas dédiés à l’opérationnel, nous avons d’autres temps pour ça. Lorsqu’une difficulté émerge, c’est souvent le collaborateur lui-même qui fait surgir une solution », souligne-t-elle.
Mais alors, comment sont gérées les décisions d’augmentation, de promotions ? D’après Isabelle, les choses se font assez naturellement : l’augmentation peut avoir été décidée dès l’embauche selon l’atteinte des objectifs, ou alors le poste du collaborateur a pris de l’ampleur et l’augmentation est devancée par l’employeur.
- L’avis de nos experts :
Pour Olivier Sibony, dissocier les points RH de l’opérationnel est une très bonne chose, puisque cela permet de clarifier la visée de chaque type d’entretien. Toutefois, il oppose une mise en garde sur les modalités d’évaluation des collaborateurs. « D’une manière ou d’une autre, les entreprises vont quand même décider des promotions et augmentations, même s’il n’y a pas de rendez-vous annuel sur ce sujet. Cela peut donc être hypocrite d’une certaine façon. L’attribution des promotions ne doit pas se faire sous un mode artisanal ou paternaliste », prévient-il.
Le feedback 360
Pour beaucoup d’entreprises qui choisissent de stopper les entretiens annuels, l’objectif est clair : éviter les non-dits et les mauvaises surprises, dans un sens ou dans l’autre. C’est ce qui a motivé Carole de Crozet, associée chez Projective, à promouvoir la culture du feedback continu chez ses collaborateurs en les invitant notamment à deux jours de formation sur le sujet. De plus, elle a œuvré pour le basculement des entretiens individuels annuels vers le feedback 360. Deux fois par an, les collaborateurs sont conviés à un feedback projet qui prend la forme d’une évaluation du collaborateur par le leader ou co-leader de son équipe, ainsi que celle d’un pair qui peut être extérieur à l’équipe. Ces deux rendez-vous vont ensuite alimenter le rendez-vous de feedback annuel pour co-construire un plan de développement concret et structuré. « Pour l’heure, nous n’avons pas de retour sur ce format qui est nouveau. Mais les entretiens individuels, dans lesquels nous demandions aux personnes de se fixer elles-mêmes leurs propres objectifs, ne fonctionnaient pas, surtout pour les plus jeunes », poursuit-elle.
- L’avis de nos experts :
Pour Luc Bretones, le feedback continu - si ce n’est quotidien - est particulièrement vertueux et permet d’évacuer les sujets importants tout au long de l’année. Cela nécessite une forme d’acculturation, cependant. « Chacun doit apprendre à formuler et recevoir un feedback de manière bienveillante à travers la communication non violente. En ce sens, je préconise de suivre les préceptes des accords toltèques », souligne-t-il. Le format des 1.1 hebdomadaires, bi-mensuels ou mensuels semble être une solution qui fonctionne bien, ouvrant la porte aux négociations, discussions en tout genre. Notre expert est également un fervent défenseur des REX (retours sur expérience) dans les deux semaines qui suivent un projet. Cela permet à chaque membre de l’équipe de s’améliorer de manière continue.
Le keeper test
Cette méthode inspirée des pratiques RH de Netflix est bien plus radicale que les précédentes. Il s’agit de rendez-vous mensuels durant lesquels le niveau de franchise est censé être à son paroxysme. L’idée ? Poser chaque mois cette question : « Si je devais démissionner demain, est-ce que tu te battrais pour moi ? ». Une pratique mise en place par Jenny Gaultier, cofondatrice de l’entreprise Le Mercato de l’emploi (25 employés). Elle se déroule entre le manager et le managé, et inversement. L’objectif du keeper test est assez clair : ne pas attendre la fin de l’année pour recadrer si cela est nécessaire. « Si la réponse à la question est mitigée, il s’agit alors de construire un feedback bienveillant pour aider la personne à s’améliorer. J’ai eu le cas il y a peu avec une collaboratrice qui n’avait pas la bonne posture. Elle parlait très fort dans l’open space, remettait tout en question, coupait la parole. Finalement, cette collaboratrice a su s’adapter et la réponse de sa manageuse au keeper test est aujourd’hui un grand oui », rapporte Jenny Gaultier. À côté de ce rendez-vous mensuel, les salariés sont également conviés à un check in en début d’année qui permet d’aborder les questions d’évolution de poste, de formation, et de salaire, même si la rémunération est un sujet qui revient régulièrement sur le devant de la scène. Enfin, une enquête de satisfaction au sein des équipes est menée chaque trimestre. Jenny nous confie enregistrer un faible taux de turnover dans son entreprise.
- L’avis de nos experts :
Pour nos deux spécialistes, le keeper test est une pratique qui peut engendrer certains problèmes que la méthode est pourtant censée résoudre. « On ne se bat pas pour garder quelqu’un, car de deux choses l’une : soit on n’a pas compris les demandes de la personne lors des feedbacks et one on one réguliers, soit la personne veut partir pour se développer sur la base d’une expérience dans un cadre différent de celui connu jusqu’alors », affirme Luc Bretones. De son côté, Olivier Sibony relève : « Il y a de fortes chances que deux évaluateurs, voire le même à deux moments différents, ne répondent pas de la même manière pour évaluer le même collaborateur ; et par ailleurs que leurs réponses soient affectées par divers biais ».
En somme, nos deux interlocuteurs soulignent que même si l’on n’aime pas nécessairement les entretiens individuels, les problèmes soulevés par ce format ne se résolvent pas toujours via d’autres modalités. Une constante semble cependant émerger : pratiquer la culture du feedback continu et s’autoriser à parler de tous les sujets à n’importe quelle époque de l’année. Dans un monde du travail où les collaborateurs sont de plus en plus mobiles, il serait d’ailleurs dangereux pour les entreprises de se priver de telles discussions de manière régulière !
Article écrit par Paulina Jonquères d’Oriola, mis à jour par Vanessa Avosoa, édité par Mélissa Darré, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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