« Personne n’est irremplaçable » : la phrase qui plombe l'engagement de vos équipes
17 mai 2022
7min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
En entreprise, certaines phrases peuvent prêter à confusion. Parmi elles, la fameuse « Personne n’est irremplaçable ». Entre la volonté de valoriser la singularité d’un profil ou, au contraire, d’adresser une menace non dissimulée rimant avec un « La porte est ici », il y a comme qui dirait un monde. Mais même animée des meilleures intentions, cette expression est-elle souhaitable en entreprise ? Ne se révèle-t-elle pas mensongère, voire pire, dangereuse pour les individus comme les organisations ? Décryptage.
Qui a envie de s’entendre dire qu’il·elle n’est « pas irremplaçable » ? Dans notre culture occidentale, nous sommes nombreux à avoir été biberonné·e·s à l’individualisme depuis tout petits et sommes convaincu·e·s qu’il est essentiel de trouver, puis d’exprimer son unicité. Rétifs aux contraintes imposées par les organisations, nous aspirons à nous libérer des carcans du monde du travail d’hier pour mieux tracer notre chemin singulier aujourd’hui. En somme, nous rêvons de laisser une trace sur Terre en étant irremplaçables au travail comme dans nos vies privées.
Quand un·e manager dit à l’un de ses collaborateurs que « personne n’est irremplaçable », il est probable qu’il·elle veuille forcer la soumission et imposer une contrainte ou charge de travail supplémentaire. « Si tu n’es pas content, il y en a dix autres pour prendre ta place. » C’est une manière d’insinuer que le rapport de force n’est pas favorable au travailleur. Il n’est donc guère surprenant que les salarié·e·s l’interprètent comme une menace. On ne semble pas valoriser leur singularité, ni la qualité de leur travail et on insinue qu’on ira chercher une autre personne plus docile s’ils·elles ne se plient pas à ce qu’on leur demande.
Tout cela fait partie du rapport de force inhérent au lien de subordination. Le salaire, la charge de travail, la réactivité et la docilité sont négociés au quotidien, parfois inconsciemment et insidieusement. Mais il existe quantité de pressions psychologiques que les travailleurs s’infligent à eux-mêmes pour travailler davantage. La course à la singularité en est certainement une. À chercher l’irremplaçabilité, on peut même se tuer à la tâche ! N’est-il pas également dangereux d’être irremplaçable au travail ? N’est-ce pas le meilleur moyen de s’infliger un burn-out ? À l’aune du surtravail et de la connexion permanente, il existe plusieurs manières de dire et d’entendre la phrase : « Personne n’est irremplaçable ».
Le taylorisme ou la recherche historique de « la remplaçabilité »
L’ingénieur Frederick Taylor a laissé un héritage durable qu’on n’en finit pas de commenter. En mettant au point une méthode d’organisation du travail industriel, basée sur une division du travail horizontale (chacun sa tâche) et verticale (ceux qui décident ne sont pas ceux qui exécutent), il a voulu imaginer une organisation qui fiabiliserait entièrement la production. La standardisation et la parcellisation des tâches font partie des principes fondateurs de cette organisation « scientifique » du travail qui rend tous les ouvriers remplaçables.
Son obsession était de codifier les gestes parfaits de chaque moment de la production industrielle. Pour chaque type d’ouvrier dans une usine, le one-best way façon Taylor, c’est la série de gestes la plus efficiente et rapide que l’on peut codifier et répliquer. C’est un peu comme un programme informatique que l’on peut faire tourner à l’infini. Il permet de faire faire un travail par n’importe qui qu’il suffira de former quelques heures. L’individu n’a pas à y mettre son grain de sel : il doit reproduire une série de gestes définie pour lui, par quelqu’un qui sait mieux que lui.
Si le taylorisme tâche de rendre les ouvriers remplaçables, c’est parce que les machines industrielles sont coûteuses et qu’il faut les faire tourner le plus régulièrement et longtemps possible pour obtenir de meilleurs rendements. Pour cela, il faut des bras, comme la guerre a besoin de chair à canon. Pour une meilleure fiabilité de la production, il s’agit de ne pas dépendre d’individus singuliers dont la rébellion et les désidératas rendraient la production plus fragile.
Taylor a abondamment critiqué l’organisation artisanale du travail qui reposait sur les métiers, c’est-à-dire les savoir-faire pointus de travailleurs autonomes, responsables et créatifs. Au lieu des métiers, Taylor a préféré concevoir des postes, c’est-à-dire des séries de tâches ou gestes pouvant être exécutés indifféremment par n’importe qui. « Vous n’êtes pas là pour penser », disaient alors les managers et les ingénieurs aux ouvriers postés.
Cela n’a plu ni aux ouvriers, ni aux syndicats qui sentaient bien qu’en rendant les ouvriers remplaçables, on diminuait leur pouvoir de négociation. À de nombreuses périodes de l’Histoire, cela a permis de casser les grèves. « Vous n’êtes pas irremplaçables », pouvait-on dire aux ouvriers grévistes. « Il y a pléthore de travailleurs pauvres moins exigeants qui sont prêts à faire ce travail pour moins cher. » C’est ce que Marx a appelé l’armée industrielle de réserve, en référence à l’ensemble des chômeurs dont l’existence permet de faire pression à la baisse sur les salaires.
L’évolution des modèles au nom du culte de l’irremplaçabilité
N’être qu’un rouage interchangeable dans un système qui vous écrase, ça n’est le rêve de personne. Le modèle de Taylor n’a jamais séduit les travailleurs, dont l’accomplissement professionnel était boudé. Travailler à un rythme productif effréné à répéter les mêmes gestes sans y laisser de soi, tout en étant susceptible de se voir remplacé par quelqu’un d’encore plus malléable à n’importe quel moment ? Merci mais non merci. Après Taylor, on a vu émerger trois modèles d’irremplaçabilité.
Le fordisme. Face à la difficulté de recruter et fidéliser des ouvriers fiables, Ford a eu le génie de comprendre que le taylorisme ne suffisait pas. Il y a ajouté une bonne paie et tout un tas d’avantages et de protections. Avec la sécurité de l’emploi, des droits à la retraite et une protection sociale digne de ce nom, la pilule du travail aliénant passe beaucoup mieux. L’organisation du travail reste celle du taylorisme. Mais à défaut d’être irremplaçables du point de vue des compétences professionnelles, les ouvriers ont su créer un système qui les considère comme irremplaçables. Soutenus par des syndicats puissants, ils ont créé des barrières à l’entrée face aux futurs concurrents, un système de progression à l’ancienneté, la menace de la grève et du blocage de la production. Ce sont les contreparties financières, sociales, identitaires et politiques qui ont transformé le rouage interchangeable en un acteur irremplaçable de la vie économique.
La course au sommet de la pyramide. Le premier modèle a bien fonctionné pendant les Trente Glorieuses et dans le monde industriel. Dans les services, on a également appliqué des variantes du taylorisme de sorte que les travailleurs pouvaient être plus facilement remplaçables sans qu’un système équivalent de contreparties soit mis en place. Puis, le modèle de la course au sommet de la pyramide a pris la relève. Le rêve d’une carrière faite d’ascension nourrit le désir de se rendre irremplaçable pour monter dans la hiérarchie. En somme, dans les bureaux, il n’y a pas de conscience de classe ou de négociation collective parce que les travailleurs rêvent de promotions et voient leurs pairs comme des concurrents. Par définition, tout le monde n’arrivera pas au sommet de la hiérarchie mais le rêve motive la quête de singularité.
La réappropriation du modèle de l’artisanat. Après tout, dans une économie numérique où un certain nombre de métiers sont dits « créatifs », la standardisation et la division des tâches sont d’autant moins pertinentes qu’il s’agit d’innover, de transformer, d’interpréter des données massives pour itérer sans cesse. Il est dans l’intérêt de ces travailleurs-artisans de cultiver leur expertise, leurs savoir-faire et leur créativité pour augmenter leur désirabilité et pouvoir de négociation. Autour des valeurs de l’artisanat que sont l’autonomie, la responsabilité et la créativité, il s’agit de développer et mettre en avant des compétences fortes que l’on ne peut ni automatiser, ni répliquer trop facilement. Le one best way n’a plus la cote : on préfère l’idée de laisser sa marque singulière dans son travail, comme l’artisan ou l’artiste laissent leur patte sur leur ouvrage. Puisque les contreparties fordistes se sont désagrégées, pour les travailleurs, la sécurité est du côté du développement des compétences.
L’irremplaçabilité est-elle, vraiment, sans risque ?
S’il semble évident qu’il vaut mieux être irremplaçable qu’interchangeable pour bien gagner sa vie et faire un travail épanouissant, il peut néanmoins être dangereux de s’entendre dire « Tu es irremplaçable ! ». En effet, si vous êtes irremplaçable, cela implique que vous êtes la seule personne susceptible de faire certaines tâches, et que rien ne se passe si vous êtes en congé, malade ou fatigué. Être irremplaçable, c’est donc l’assurance d’avoir une charge de travail importante et le stress qui l’accompagne.
« On ne peut pas se passer de toi ! » Dire à un salarié qu’il est irremplaçable, n’est-ce pas le meilleur moyen de l’asservir davantage au travail ? La question pèse tout particulièrement sur les salariés qui préparent un congé parental. S’il est difficile d’annoncer une grossesse, c’est précisément parce que la question du remplacement est problématique. Il faut recruter et former un remplaçant, ce qui représente un coût pour l’employeur. La peur de se voir reprocher ce coût rend la vie (de travail) des femmes enceintes parfois encore plus difficile qu’elle ne devrait l’être.
Au-delà des congés parentaux, c’est l’ensemble des rythmes de travail qui sont en jeu. Une personne irremplaçable doit pouvoir être joignable à tout moment, ne peut se permettre une déconnexion complète le soir, le week-end et pendant ses congés. Les projets ne peuvent pas avancer sans elle. Elle peut vite être aliénée à son travail et à risque de burn-out. Flattée par le fait d’être réputée irremplaçable, cette personne ne compte plus ses heures et trime sans se plaindre.
Je ne peux m’empêcher de faire un parallèle avec la soi-disant irremplaçabilité des mères. Si en tant que mère, je suis irremplaçable, est-ce que cela veut dire que je ne peux pas confier mes enfants à la crèche, auprès d’une nounou ou qu’un deuxième parent ne peut pas s’occuper des enfants ? Est-ce une manière de justifier l’insuffisance des investissements en matière de services de la petite enfance ? (J’évoque le sujet dans cet article à propos de l’Allemagne où les mères sont réputées irremplaçables et où la pénalité maternelle est extrême).
Finalement, a-t-on vraiment envie de s’entendre dire qu’on est irremplaçable ? Derrière le sujet de la valorisation du travail se niche celle de la charge de travail et de son partage au sein d’une équipe. Si chaque membre de l’équipe est irremplaçable, cela signifie qu’il y a trop de travail pour un nombre insuffisant de personnes, que les objectifs sont peut-être irréalistes par rapport aux capacités des collaborateurs et que personne ne peut partir en congé sans alourdir démesurément la charge de travail des collègues.
Au travail, personne ne devrait être irremplaçable… mais cela ne veut pas dire qu’on répète les mêmes gestes sans âme et sans créativité ! Pour beaucoup de tâches, il n’existe pas une seule manière de faire. Se faire remplacer ou déléguer, c’est accepter d’autres manières de faire et d’autres singularités, c’est accepter que le monde continue de tourner sans vous. Il faudrait toujours que les processus de communication et l’organisation du travail soient compatibles avec le fait de pouvoir partir en congé ou d’être malade, et d’avoir une charge de travail qui reste soutenable.
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Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps
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