Philo Boulot : pourquoi accepte-t-on de souffrir au travail ?
15 mars 2022
PHILO BOULOT - Pourquoi je me sens aliéné·e dans mon travail ? D’où vient cette injonction à être productif·ve ? De quels jobs avons-nous vraiment besoin ? Coincé·e·s entre notre boulot et les questions existentielles qu’il suppose, nous avons parfois l’impression de ne plus rien savoir sur rien. Détendez-vous, la professeure agrégée en philosophie Céline Marty convoque pour vous les plus grands philosophes et penseurs du travail pour non seulement identifier le problème mais aussi proposer sa solution.
Qui n’a jamais craqué au boulot ? Parfois, on se fait du mal, et on se demande pourquoi on supporte tout ça. On est censé être là pour faire ce qu’on nous demande et gagner notre vie, pas pour souffrir… Alors pourquoi accepte-t-on, individuellement et collectivement, de souffrir autant au travail ?
Une souffrance progressive
On peut ne pas se rendre compte qu’on souffre au travail, parce que ça arrive progressivement, par accumulation et non d’un grand coup : on a petit à petit plus de tâches ou on vit de plus en plus d’humiliations. On est dépassé physiquement et psychologiquement, sans voir d’où ça vient. Pour Leibniz, ce sont des petites perceptions, des changements microscopiques dont on ne prend conscience que quand ils s’accumulent. La charge de travail augmente et sans s’en apercevoir, on a déjà dépassé la limite du supportable : trop tard, on est déjà en burn-out.
Pourquoi accepte-t-on cette souffrance ?
On l’accepte parce qu’on nous a dit que le travail devait être pénible. En plus, on ne se sent pas toujours légitime à se plaindre parce qu’on a l’impression de devoir déjà s’estimer heureux d’avoir un emploi et de pouvoir payer les factures. La souffrance est même souvent présentée comme une étape bénéfique qui nous fait grandir et sortir de « notre zone de confort », meilleure expression pour nous faire accepter n’importe quoi et faire taire nos plaintes. Kant suggère que le meilleur repos est celui savouré après l’effort, et la souffrance ferait partie de cet effort. Comme le montre Foucault, l’école nous habitue très jeune à l’effort parfois douloureux et humiliant, avec des contrôles stricts de nos comportements et plein de sanctions. On a intériorisé que c’était normal de souffrir à l’école et on l’accepte par la suite au travail.
On accepte aussi cette souffrance parce qu’on croit être le.la seule à souffrir alors que les autres se débrouillent : on individualise notre sentiment, voire on culpabilise “c’est de ma faute, je suis trop sensible” et on essaie de gérer ça tout seul. En fait, comme le montre Danièle Linhart, ça vient de l’individualisation du travail et du management qui nous fait croire qu’on vit tous des situations de travail uniques. Or la souffrance est parfois organisée volontairement comme technique de management par la terreur, comme chez France Télécom, où le harcèlement était généralisé pour faire partir les anciens fonctionnaires.
On garde l’image du monde du travail comme un milieu guerrier où il faut se battre pour mériter sa place même s’il faut perdre parfois quelques plumes. Personne ne nous dit que ce n’est pas normal que le travail nous mette dans ces états, voire gâche parfois entièrement notre vie.
Alors que faire face à cette souffrance ?
On peut déjà apprendre à l’écouter : c’est un signal envoyé par notre corps et notre esprit qui refusent une situation qui ne nous convient pas, pour nous inciter à en changer. On enlève bien la main de l’eau chaude quand elle nous brûle : on est tout autant légitime à quitter le boss qui nous harcèle. Ensuite, il faut un changement collectif de mentalité pour ne plus minimiser, individualiser ou culpabiliser les plaintes des collègues. Mais il faut aussi des moyens collectifs pour la combattre : par exemple un suivi médical et psychologique régulier pour vérifier que tout va bien, des syndicats qui nous écoutent et nous protègent au travail, des aides à la reconversion, plus d’inspection du travail qui enquête et dénonce ces pratiques et de vraies sanctions pour les agresseurs harceleurs.
Si vous voulez vous abreuver à la source :
- Gottfried Wilhelm Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain
- Emmanuel Kant, Réflexions sur l’éducation
- Michel Foucault, Surveiller et punir
- Danièle Linhart, L’insoutenable subordination des salariés
Cet article est issu de notre série qui croise philosophie et travail, Philo Boulot. Elle a été écrite et réalisée en partenariat avec la chaîne YouTube META.
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Inspirez-vous davantage sur : Céline Marty
Agrégée de philosophie et chercheuse en philosophie du travail
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