Judith Duportail : « Le management d’aujourd’hui reste pensé pour les hommes mariés »
03 juil. 2023
4min
Journaliste, éditrice et auteure de documentaires pour la jeunesse
Figure féministe, la journaliste Judith Duportail revendique sa grossesse par PMA et les compétences des mamans solos. Mais si la famille est en pleine révolution, le management reste patriarcal. En décalage avec les parentalités d’aujourd’hui.
La loi de bioéthique du 29 juin 2021 a ouvert la procréation médicalement assistée (PMA) à toutes les femmes. Pourtant, depuis son adoption, seulement 21 bébés sont nés de couples de femmes ou de femmes seules. Le chiffre est bas. Il ne reflète en rien la réalité de la demande qui, elle, culmine à 23 000, mais il est révélateur d’une réalité : avec des délais d’attente évalués à 15 mois, la PMA est certes autorisée, mais demeure un parcours de combattante. Oui, les méthodes alternatives de procréation restent longues et difficiles. Oui, 36 % des parents (selon l’UNAF), quelle que soit leur situation, avouent avoir des difficultés à concilier vie pro et vie perso. Les entreprises en ont-elles vraiment pris la mesure ? Ou restent-elles figées dans le modèle des « Trente Glorieuses » ? Horaires de travail, congés maternités et paternités, temps partiels… Comment les ressources humaines peuvent-elles s’emparer de la révolution de la famille qui traverse notre société ?
Figure incontournable du féminisme français actuel, Judith Duportail est journaliste, créatrice de deux podcasts chez Binge audio – « On peut plus rien dire » et « Self care ta mère » – et autrice. À 37 ans, celle dont l’un des plus grands rêves était de devenir mère, s’est retrouvée célibataire. Aux yeux de la société, ce statut reste souvent considéré comme une « tare ». Elle en a fait une force. En janvier 2023, elle révèle sur Instagram non seulement sa décision de faire un enfant toute seule, mais aussi qu’elle est enceinte, suite à une PMA. Judith Duportail assume, publie, témoigne. Son histoire résonne avec celle de nombreuses femmes. Et bouscule la vision encore trop souvent archaïque des RH.
La PMA n’est pas une décision facile. Quel a été votre chemin ?
J’ai toujours su que je voulais être mère, mais j’avais beaucoup de choses à faire avant ! Comme beaucoup de femmes hétérosexuelles, j’étais persuadée qu’il n’y avait qu’une seule façon de faire une famille. Le chemin était fléché d’avance, de la rencontre au mariage ou au pacs, puis au bébé. J’ai vécu de belles histoires, mais il se trouve qu’à 34 ans, j’étais célibataire. Le temps passait, j’ai envisagé de me forcer avec celui qui me déplairait le moins (mauvaise option), puis d’attendre que l’amour revienne. Mais celui-ci n’obéit à aucune règle, et je ne voulais pas passer à côté de l’un des plus grands rêves de ma vie à cause d’une simple question de timing ! Je me suis renseignée, j’ai lu et écouté les témoignages de celles qui ont fait ce chemin, jusqu’à prendre conscience que j’avais ce pouvoir de faire un enfant en moi et que oui, moi aussi, je pouvais faire autrement. Si la PMA est désormais légale pour les femmes seules, elle reste difficile d’accès, entre les critères de sélection, les délais… Je me suis tournée vers une méthode semi-légale, et j’ai eu la chance de tomber sur un gynécologue engagé. Cerise sur le gâteau : j’attends des jumeaux.
Votre vie professionnelle est prenante. Comment appréhendez-vous l’arrivée de vos enfants ?
Comme toutes les futures mamans, j’alterne entre la joie et l’anxiété. De nombreuses mères ont ouvert la parole, elles ont parlé de leur sentiment d’isolement après la naissance, de la dépression post-partum. Aujourd’hui les mamans solos sont encore considérées comme des perdantes, or c’est tout l’inverse. Ce sont des battantes dont il faudrait s’inspirer. Et en ce qui me concerne, je considère que j’ai un grand avantage. Ma décision, je l’ai mûrement réfléchie. Elle m’a demandé du temps, de l’argent et de l’énergie. Du coup, j’ai été obligée de préparer ma brigade de soutien autour de mes bébés ! Et aujourd’hui, je suis sans doute plus entourée et mieux armée que la plupart des couples hétéros qui attendent un enfant.
À votre avis, comment les ressources humaines peuvent-elles accompagner les parentalités « hors normes » ?
Les réunions après 17 h 30, le manque de souplesse dans les horaires… Tout le monde en souffre ! Je crois que ce qui pourrait bénéficier aux parents solos profiterait à tous. La penseuse féministe Laetitia Vitaud pointe du doigt l’architecture managériale pensée autour du masculin. On imagine que le salarié de base, le « normal », est un homme marié avec une femme à la maison pour s’occuper de tout. Tous les autres cas de figure : les personnes non valides, les femmes, les mères… sont considérées comme des exceptions à qui on rend un service en leur donnant un travail. Elle propose de renverser le système et de partir du public le plus vulnérable, comme par exemple les parents solos. Et si cela paraît choquant ou idéaliste, c’est uniquement parce que l’inverse est la norme depuis toujours !
Une autre idée forte, puisée chez la journaliste Aline Laurent-Maillard, serait de pouvoir donner les congés paternité à un proche. On envisage aujourd’hui de les attribuer aux mères célibataires. C’est délétère, car cela renforce leur isolement. Enfin, je pense que passer à la semaine de 4 jours est une piste judicieuse. Cette mesure permettrait de mettre fin au temps partiel des mères qui, en réalité, font en 4 jours ce qu’elles devraient faire en 5, et qui en plus, perdent sur tous les plans, en salaires et en cotisations retraite.
Face à la rigidité des organisations, l’auto-entrepreneuriat est-il une solution ?
Selon les travaux de Shane Love, autrice de Maman solo, beaucoup de mères font ce choix, qui leur permet, en effet, de gagner en souplesse et en autonomie. Mais elles en paient aussi le prix : celui de la précarisation. Notre système reste calqué sur le modèle des Trente Glorieuses, quand tout le monde était marié et en CDI.
Comment faire bouger les lignes ? Faut-il évoquer sa situation perso auprès de son DRH ?
Je ne suis pas spécialiste des entreprises, mais je crois que les organisations considèrent encore que le privé est une « affaire de bonne femme ». Pour que la société évolue, les femmes ne doivent plus hésiter à afficher leurs parcours avec fierté, quand c’est possible. Loin de l’image misérabiliste qu’on colle encore aux mamans solos, je pense au contraire qu’elles sont des guerrières, capables d’abattre des montagnes. À elles la charge de s’en sortir dans les méandres de la PMA, de trouver une place en crèche à Paris, ou dans les grandes villes, de rétorquer aux réflexions mal placées, d’organiser un quotidien bouleversé ! Par conséquent, quand elles reprennent le travail, elles ne reviennent pas de vacances. Elles ont gagné en compétences et devraient recevoir des augmentations après un congé maternité !
Article édité par Ariane Picoche, photo : Marie Rouge
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