La poignée de main en entreprise : clap de fin ?
01 sept. 2021
5min
AS
Journaliste freelance
Combien de fois vous a-t-on dit que la poignée de main était essentielle lors d’un entretien d’embauche, que le recruteur se faisait une opinion de vous dès que vos deux mains se serraient ? Pourtant, depuis le début de la pandémie, ce geste chirologique s’est raréfié. À tel point que l’on interroge son avenir. Mais est-ce si grave en fin de compte ? Pouvons-nous survivre dans un monde sans poignées de main ? Et serions-nous même plus heureux sans ?
L’ancêtre du top-là
Il existe un dicton politique japonais qui dit qu’un candidat obtient une voix pour dix mains serrées. Un geste de confiance, de respect et d’égalité qui depuis le début de la crise du coronavirus n’a plus sa place dans nos sociétés. Un changement de paradigme important puisque, selon la légende, cette salutation remonterait à l’antiquité, quand des guerriers se saluaient afin que chacun puisse s’assurer que l’autre ne cachait pas une arme dans la manche.
Pourtant, très peu de preuves appuient cette thèse assure Emmanuel Désveaux, anthropologue et directeur d’étude à l’EHESS. Pour lui, son origine serait beaucoup plus récente, et bien plus que dans le combat, elle serait intimement liée au travail. « La poignée de main est probablement apparue aux alentours du 19ème siècle sur les marchés paysans. Un peu comme l’ancêtre du top-là où deux partenaires de commerces qui se faisaient face concluaient un accord d’égal à égal », raconte le chercheur. Par la suite, la poignée de main se propage dans toutes les professions, tout en restant réservée aux hommes. « C’est devenu un signe de confrérie entre deux personnes qui exerçaient le même métier. Mais, à cette époque, c’est un signe encore très masculin et viril. Il y a cette dualité dans la poignée de main, où l’on part a priori d’une position d’égalité, mais en serrant ou en secouant plus ou moins fort, elle permet d’évaluer l’autre personne. »
Un principe qui semble avoir traversé les siècles à en juger la poignée de main entre Emmanuel Macron et Donald Trump en 2018 : ils serraient si fort que l’un a frôlé l’infarctus quand l’autre a failli se casser le radius.
Un geste égalitaire
Mais évaluer une poignée de main pour juger une personne n’est pas réservé aux seuls dirigeants ; c’est une pratique courante pour les recruteurs en entretien d’embauche. Il suffit d’une rapide recherche sur Internet pour tomber sur des milliers d’articles et de pages conseils à destination des candidats pour laisser une bonne impression (ne pas serrer trop fort, rester ferme…). Comment les recruteurs vont-ils faire si la poignée de main venait à disparaître à tout jamais ?
Selon Nicolas Gallia, enseignant à l’école du recrutement : « Celle-ci relève du domaine de la communication non-verbale, que certains estiment être un critère important pour un candidat. En effet, beaucoup de personnes estiment que l’on communique principalement à travers nos corps. Pourtant, c’est un mythe basé sur des études mal interprétées ! » L’étude en question date de 1967 et fut réalisée par le professeur Albert Mehrabian de l’université de Californie. On lui attribue la statistique sans cesse répétée selon laquelle 93% de notre communication serait non verbale. Or, les résultats de l’étude en question étaient censés s’appliquer à certains mots individuels sans lien entre eux. Par exemple, si un vendeur de voitures prononce le mot « voiture » en affichant un large sourire et en levant ses pouces vers le haut, le client va comprendre que c’est une bonne affaire. Cependant, l’étude de Mehrabian n’a pas été pensée pour s’appliquer aux conversations, aux entretiens d’embauche et aux poignées de main. Difficile de montrer l’étendue de ses compétences pour un poste simplement en serrant la main.
Cette obsession de la communication non verbale pourrait même encourager les discriminations à l’embauche. « Le non verbal relève du domaine de l’intelligence émotionnelle : un concept que l’on attribue souvent aux personnes extraverties, explique Nicolas Gallia. La preuve : les poignées de main sont souvent initiées par des personnes extraverties plutôt que des personnes introverties. Mais la personne introvertie - qui aura moins tendance à aller serrer la main d’un inconnu - n’est pas moins bonne qu’une autre ! Et elle ne sera pas moins performante dans son travail. »
Les poignées de machos
La poignée de main peut aussi favoriser un déséquilibre de force et de comportement en fonction du genre de la personne que l’on salue. « Que l’on ait une femme ou un homme face à nous, on va serrer plus ou moins fort. Ce n’est pas tout à fait égalitaire. D’autant qu’il arrive que l’on serre la main à des hommes mais que l’on fasse une bise aux femmes, un geste qui mérite lui aussi d’être réévalué. » On pourrait tout de même regretter une fonction utile du serrage de main : « Quand un homme serre très fort la main, c’est assez utile pour repérer les machos », s’amuse l’enseignant.
Mais si certains en profitent pour essayer d’écraser les autres et qu’elle peut biaiser des entretiens, la poignée de main est historiquement un signe d’équité et de respect. « Même s’il peut y avoir un rapport hiérarchique, vous restez des égaux, rappelle Emmanuel Désveaux. C’est un échange dont les fondements sont l’égalité, puisque vous ne vous mettez pas à genoux devant l’autre. Un geste républicain et égalitaire » Elle implique également une part de respect vis-à-vis de l’autre. « C’est un geste qui s’est généralisé avec le monde moderne. La poignée de main suppose de poser ses outils, on se donne le temps de le faire. Ce n’est pas un simple hochement de tête. Pour cela, elle implique une part de respect car l’on interrompt son travail pour accueillir l’autre. »
Et aujourd’hui alors ? Avec la pandémie, il a fallu mettre en pause nos poignées de main, mais celle-ci est-elle définitive ? C’est possible si l’on se fie aux sondages de l’agence de recrutement par intérim QAPA. En 2020, 54% des 4,6 millions de français interrogés espéraient resserrer un jour les mains de leurs collègues. En 2021, ils n’étaient plus que 27%. Même s’il est trop tôt pour pouvoir affirmer qu’on ne se resserrera plus jamais les mains, il est vrai que la pandémie nous a forcé à adopter d’autres manières de se saluer. Par exemple, en se touchant le coude ou en effectuant un ‘check’. Ces salutations qui rythment notre quotidien depuis plus d’un an peuvent-elles garder les avantages d’une poignée de main sans perpétuer ses vices, et se faire à l’avenir une véritable place parmi nos codes sociaux ?
Check check
Avant même le début de la pandémie, Nicolas Gallia et ses collègues à l’école du recrutement avaient remplacé la poignée de main par des checks individuels. « C’est une façon sympathique de créer un lien individuel avec chaque collègue. » En plus d’être universel, ce geste laisse moins de place pour instaurer un déséquilibre de force qu’avec une poignée de main. Surtout que pour l’enseignant, « la poignée de main est quand même un peu bizarre. Hormis dans le monde professionnel, il y a très peu de personnes qui se serraient encore la main avant la pandémie. C’est quelque chose de très sérieux. » Le check présente aussi l’avantage d’être beaucoup moins complexe qu’une poignée de main, donc beaucoup plus difficile à analyser pour un recruteur. Celui-ci sera peut-être désormais moins concentré sur la force de votre poigne, à quel point elle est moite ou à quel point elle est longue, mais plutôt sur ce que vous avez à dire et vos vraies compétences professionnelles. Le geste préserve aussi la part de respect, on interrompt toujours ce que l’on est en train de faire pour saluer l’autre. On est aussi toujours dans une situation d’égalité, quel que soit le rapport hiérarchique. Et quant aux machos, si la poignée de main venait à disparaître, on pourra toujours les repérer grâce aux checks plus semblables à des droites de Mike Tyson qu’à une salutation courtoise.
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Photos by Thomas Decamps pour WTTJ ; Article édité par Romane Ganneval
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