Drama dans l'open space : « Le jour où me suis fait griller à postuler ailleurs »
20 déc. 2023
8min
Alors qu’ils lorgnent sur les offres d’emplois d’autres entreprises, certains salariés sont pris la main dans le sac ! Entre franc mea culpa et copieux bobard, il s’agit alors de justifier cette « trahison » dans une atmosphère parfois houleuse, qui peut friser le drama d’open space.
C’est décidé. Après avoir écoulé de trop longs mois avec le sentiment de croupir dans votre job, vous cherchez - discrètement - une porte de sortie. Prise de contact auprès d’anciens collaborateurs, candidatures répétées sur LinkedIn, envoi de CV à droite, à gauche… Le tout, alors que vous êtes toujours en poste. L’horizon visé ? Un job au diapason de vos espérances. Avec, à la clé, une rémunération plus aguicheuse, des horaires moins rigides, ou tout simplement de nouveaux challenges pro. Menée dans le dos de votre employeur actuel, cette quête d’ailleurs peut prendre une tournure explosive si, par faux-pas personnel ou indiscrétion d’open space, votre prospection est percée à jour. Une cuisante mésaventure dont quatre salariés nous ont confié les péripéties : de la trahison intestine aux humiliations publiques, en passant par du happy ending. Témoignages.
« Après qu’un collègue ait cafté, mon boss a lâché la bombe en pleine réunion de nouvelle année », Sindbad (1), 37 ans, gestionnaire en assurances
Principe de base : on ne sait jamais à qui se fier. En plein après-midi de novembre 2022, je reçois un appel d’une des entreprises auprès desquelles j’ai récemment candidaté. C’est un retour inespéré alors, bien sûr, pas question de passer à côté - mais impossible de décrocher au milieu des bureaux. Je me précipite donc vers l’extérieur des locaux, paquet de cigarettes et briquet en main, histoire de faire illusion. Une fois au téléphone, j’échange quelques infos avec celui que j’espérais être mon futur RH, puis nous convenons d’une date d’entretien. Voilà qu’au moment de mettre fin à cette discussion, un collègue me rejoint, tout sourire, clope au bec. Venait-il fureter ? Aujourd’hui, je me pose sérieusement la question. Mais à l’époque, je le considérais comme l’un de mes collaborateurs les plus proches. De sorte que, lorsqu’il insiste pour savoir à qui je viens de dire au revoir, et pourquoi j’ai le sourire en banane, je finis par cracher le morceau - en exigeant sa plus grande discrétion, bien sûr. « Ça reste entre nous », « je suis peiné de savoir que tu penses à lever les amarres, mais félicitations » et tutti quanti. Ma candidature s’est soldée par un échec, et je pensais ce dossier déjà enterré jusqu’à ce qu’arrive le « point annuel » de nouvelle année. Comme de coutume à cette occasion, mon patron se fend d’un discours over enthousiaste en martelant qu’il est entouré de « la meilleure équipe possible ». Mais déclinaison notable, pour l’an 2023, la phrase s’est - à mon grand désarroi - rehaussée d’une question assassine. Pour la énième fois, la boîte est donc composée de « la meilleure équipe possible mais », ajoute-il, « peut-être que cet avis n’est pas partagé par Sindbad, qui a bien failli nous faire faux-bond le mois dernier ? ». Regards interloqués des collègues, silence de mort dans la salle et moi, penaud, qui regarde les bulles de ma coupe de champagne comme si j’en attendais un secours divin. Le malaise a été rompu par la blague d’une collaboratrice, puis l’assemblée a fait mine d’oublier l’incident. Toute l’assemblée sauf moi qui, à la première occasion, ai confronté celui que je croyais - à tort ! - être un infaillible confident. Oui il avait révélé le pot aux roses à la direction, oui ça lui avait « échappé » mais non, je n’avais pas à en « faire un drame ». J’ai préféré partir en me jurant que je ne lui adresserais plus jamais la parole, plutôt que de provoquer une dispute. Deux mois plus tard, je décrochais un nouveau poste, et présentais ma démission. Sans regret, car non, je n’avais pas passé les dernières années de ma vie auprès de la « meilleure équipe possible ».
« Une bourde de copier-coller et le Google Slide-test que j’avais préparé lors du process de recrutement a atterri dans la boîte mail de mon patron », Violaine, 33 ans, manageuse
On se dit que ce genre d’histoire, ça n’arrive que dans les séries TV - sauf que non ! Il y a trois ans, je pilotais une équipe de consultants dans une petite structure. Tout se passait sans accroc, mais j’ai eu envie d’explorer de nouvelles perspectives. Et pas question d’en parler à mon patron, dont j’étais proche. J’avais peur qu’il perçoive ma démarche comme étant le signe d’une démotivation, ou que le fait de le lui annoncer m’empêcherait de rebrousser chemin, au cas où je changerai d’avis. C’est donc en catimini que j’ai contacté une autre entreprise. Il y a eu un appel enthousiaste, puis un second… Durant le process de recrutement, on m’a soumis une étude de cas à présenter dans les locaux de l’entreprise. Le jour J, je m’y suis rendue discrètement, à la faveur d’une pause entre midi et deux. Puis, une fois revenue à mon bureau, j’ai reçu un message de leur part. « Pourrais-tu nous transmettre ton support ? » Aucun souci. J’ai copié-collé l’URL de mon Google Slide, avant de continuer normalement ma journée jusqu’à ce que mon patron me demande de lui envoyer un lien par mail. Ce que j’ai fait - mais étrangement, il n’y a eu aucun retour de sa part. Les minutes se sont écoulées, puis j’ai ouvert un message de ma binôme de travail commençant par : « Écoute, ne panique surtout pas mais… ». Catastrophe. Notre supérieur venait de la notifier de la gaffe que j’avais commise : par maladresse de ma part, ou problème avec la fonctionnalité « copier » - aujourd’hui encore, impossible de trancher - je lui avais, par mégarde, envoyé le lien du fameux Google Slide. Et il avait aussitôt deviné qu’il s’agissait d’un test pour une autre structure. Heureusement, mon patron n’était pas au bureau ce jour-ci, et ce n’est que le lendemain matin, en prenant les transports, que j’ai été confrontée à sa réaction : un long mail, énumérant les raisons pour lesquelles je devais rester. Sans manquer de basculer, en fin de texte, vers un discours un brin tire-larme, articulé autour du désir de « construire le futur de la boîte » avec moi. La pression est montée d’un cran. J’allais devoir m’expliquer, passer entre les mailles d’une négociation pour que je reste en poste… ou pas ! Puisque par chance, lors d’un rapide échange de mails, nous avions convenu de crever l’abcès « face à face », ce qui ne pouvait avoir lieu qu’en milieu de semaine suivante. Et entre-temps, l’entreprise pour laquelle j’avais candidaté m’avait fait une proposition - que j’ai évidemment acceptée. Au moment du « point » convenu avec mon patron, j’ai donc coupé court à tout marchandage en annonçant ma démission. Ça y est, c’était fait. Je mentirai si je disais que les trois mois de mon préavis n’ont pas été longs ; mes collègues étaient ravis pour moi, mais du côté de mon boss, une gêne persistait. Il n’a jamais mentionné à nouveau l’incident, mais je suis persuadée que mon geste - et la manière dont il l’a appris - lui a fait l’effet d’une tromperie. Actuellement en poste dans l’autre entreprise pour laquelle j’avais postulé, je pense à lever les voiles, à nouveau. Cette fois, je me le suis juré : au moment de prospecter, la précaution sera de mise.
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« Comment aurais-je pu deviner que mon boss et celui de l’entreprise à laquelle j’ai candidaté étaient à la fois concurrents et amis ? », Mehdi 27 ans, journaliste
Le moins qu’on puisse dire, c’est que j’aurais dû mieux rôder mon coup. En 2020, j’étais employé depuis un peu plus de six mois dans une boîte de presse professionnelle. Les semaines passants, des bruits de couloirs m’avaient laissé entendre que notre concurrent direct, plus établi sur le marché, avait mieux à offrir à ses employés. Des tickets restaurant, une bonne ambiance de bureau, beaucoup de flexibilité en matière de télétravail - rien d’utopique, mais une accumulation de ces petites choses qui insufflent du cachet au quotidien pro. Alors évidemment, la tentation a été trop forte. Dans un geste que je qualifierai aujourd’hui d’a minima « précipité », j’ai proposé mes services à la personne en charge de ce fameux média « némésis », après avoir appris qu’un poste s’y était libéré. Ce que je ne savais pas c’est que, bien qu’ils soient rivaux sur le plan pro, mon rédacteur en chef et la personne que je venais de contacter cultivaient de bons rapports. Au point de s’informer lorsqu’un de leurs salariés respectifs toquait à la porte de l’autre, par exemple. Bilan des courses : mon patron m’a convoqué en m’annonçant qu’il avait reçu un « drôle de coup de fil » la veille, avant de me mettre dos au mur. Sans manquer de souligner que ma démarche n’était pas la « plus finaude de l’année » - chose à laquelle j’ai naturellement concédée. J’étais fraîchement débarqué dans son entreprise, mais nous avions eu le temps de lier une relation proche du modèle mentor-élève. Si bien que de moment gênant jusqu’à l’insoutenable - pour moi, du moins - cette clarification s’est transformée en simple point. Il a été question de mes ambitions pro, de la situation de la presse, de la stabilité économique du média dans lequel je travaillais… Un vrai échange, cartes sur table. Après avoir égrené quelques conseils, mon red’ chef a clôturé la conversation en me demandant de l’avertir de mes « pulsions d’infidélité » à l’avenir. Une formule comique, à nouveau. Il n’a évidemment plus été question de faire de l’œil à notre concurrent, et près de trois ans après la découverte de cette tentative d’« extra-conjugalité », j’écris encore dans les colonnes du même journal. Comme quoi, avec un peu d’humour, on finit toujours par arrondir les angles…
« Ma prospection a provoqué un tsunami émotionnel que je n’étais pas prête à gérer », Danielle, 32 ans, artisan
Pour peu, je me serai crue dans une telenovela. Il y a deux ans mon manager, avec qui je m’entendais à merveille, m’a demandé sur un ton au formalisme peu habituel de le rejoindre dans son bureau. Là, l’air grave - inquisiteur, presque - il m’a lancé de but en blanc : « tu cherches à partir ? » Ce qui était vrai. Depuis quelques semaines j’avais multiplié les candidatures, sans me douter que cela puisse parvenir à ses oreilles. De sorte que, par réflexe, j’ai nié en bloc. « Pas du tout, jamais de la vie ». En réaction, mon supérieur m’a tendu une feuille de papier sur laquelle j’ai lu un échange de mails. Niveau preuve d’accusation, on était sur du béton. Après avoir consulté mon CV, quelqu’un avait contacté mon RH afin d’enquêter sur mes « performances » dans l’entreprise. Prise en flagrant délit, je me suis d’abord enfoncée dans la spirale du mensonge en prétendant que mes démarches ne visaient qu’à « auto-évaluer » ma valeur sur le marché du travail. Du pipeau, de A à Z. Et pendant que je déroulais ce tissu d’inepties, le visage de mon supérieur virait du pâle à l’écarlate. Il a exigé que j’arrête de le « prendre pour un abruti » puis, soudain basculant de la colère à la tristesse, m’a demandé des clarifications sur les sources de ce qu’il ressentait intimement, insistait-il, comme la « trahison d’une famille ». N’étant pas de nature très corporate en entreprise, ce discours me paraissait à la fois lunaire, et étrangement touchant. Je suis alors passée aux aveux, en expliquant que mes tâches me faisaient l’effet de tourner en rond, et que mon salaire ne me convenait plus. Il m’a alors congédié d’un geste sénatorial, la mine soucieuse et le sourcil courroucé. Informés par la direction, plusieurs collègues ont évoqué mon possible départ en manifestant leur incompréhension. Il n’était pas question de quitter le navire, nous devions « continuer l’aventure ensemble ». Dans cette entreprise, de fait très soudée, ma prospection s’était muée en scandale d’État. Un vrai mélodrame. À mon heureuse surprise, le dernier acte de cette curieuse tragédie n’a pas débouché sur une esclandre, puisque mon manager m’a à nouveau convoquée, en manifestant son accord sur les points que j’avais évoqués auprès de lui. Concrètement, j’ai été augmentée de 7 % et on m’a promis que ma fiche de poste serait révisée afin d’inclure de nouvelles responsabilités. En un sens, j’ai été promue et c’est ce nouvel emploi que j’occupe aujourd’hui. Aurai-je pu d’emblée obtenir ces revalorisations, par le biais d’une discussion franche avec mon manager ? Sans doute. Si il y a une morale à retenir, c’est celle-ci.
(1) Tous les prénoms ont été modifiés pour garantir l’anonymat
Article édité par Aurélie Cerffond ; Photo de Thomas Decamps
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