Sommes-nous tous arrivés à notre « seuil d’incompétence » au travail ?
21 févr. 2023
5min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Souvent utilisée comme une manière de critiquer les chefs et leur organisation réplicables, la loi de Peter suppose que plus on monte dans la hiérarchie, plus on est incompétent. Mais ce principe tient-il encore dans une société du travail fortement perturbée ? Notre experte Laetitia Vitaud se demande si l’incompétence n’est pas inévitable et invite les organisations à repenser leur modèle de valorisation des talents.
« Dans une hiérarchie, tout employé tend à s’élever à son niveau d’incompétence. » Cette « loi » empirique doit son nom à un professeur canadien, Laurence J. Peter, qui l’a développée en 1969. Il a voulu se moquer un peu du monde de l’entreprise où, selon lui, les salariés compétents sont promus au niveau hiérarchique supérieur jusqu’à atteindre leur « seuil d’incompétence ». La théorie a de quoi séduire toutes les personnes qui détestent leur supérieur hiérarchique et veulent le/la dépeindre comme « incompétent ». En fait, le principe de Peter est même devenu un cliché omniprésent dans le monde de l’entreprise.
J’ai moi-même souvent évoqué le principe de Peter dans mes écrits, heureuse d’épingler les mécanismes qui nourrissent l’incompétence dans les organisations. Mais depuis quelque temps, j’éprouve une certaine gêne à l’évocation du concept. J’ai le sentiment que dans le monde du travail incertain et mouvant dans lequel nous évoluons, tout le monde est incompétent. Face aux défis climatiques, géopolitiques, environnementaux, dans une économie où les compétences et les modèles d’affaires semblent devenir obsolètes, ne sommes-nous pas tous des ignorants ou, pour le moins, des débutants ? J’ai l’impression que si nos dirigeants ne semblent pas à la hauteur de la tâche, c’est parce que personne ne peut l’être, pas parce que nous sommes incapables de recruter (ou élire) les bonnes personnes.
Quand le principe de Peter a souvent raison
Pensé dans les salles de l’Université de Californie du Sud avec son acolyte Raymond Hull, le principe de Peter (qui est aussi un livre publié en 1969, ndlr) affirme d’abord qu’au sein d’une organisation, les individus tendent tous à gravir les échelons hiérarchiques jusqu’à atteindre le niveau de compétence le plus élevé possible dans leur domaine. Jusque là, tout va bien. Le problème survient lorsqu’on passe un cap : une promotion, par exemple. À ce moment-là, nous finissons tous par être rattrapés par notre incompétence. Répliquez alors l’opération jusqu’à parvenir au sommet de l’entreprise et selon le principe de Peter, vous obtenez forcément des personnes dont le costume est beaucoup trop grand.
Selon les auteurs canadiens, il est parfaitement normal qu’à ce niveau hiérarchique, le quotidien des chefs implique des connaissances variées dans différents domaines qu’ils ne peuvent naturellement pas maîtriser. Alors comment s’en sortent-ils ? Par la ruse, le bluff et une bonne dose de chance, répondent Peter et Hull. Par ailleurs, le syndrome de l’imposteur est largement répandu dans ces cercles de pouvoir. Seuls quelques arrogants y échappent, avec ceux/celles que l’effet Dunning Kruger rend aveugles sur leur incompétence.
Ajoutons que lorsque quelqu’un est bon dans son domaine, l’entreprise le pousse généralement à grimper dans la hiérarchie et à prendre davantage de responsabilités managériales… même quand il/elle n’a pas de compétence et d’appétence pour le management. Résultat : on obtient plus d’incompétence dans l’encadrement des équipes. La « loi de Peter » a beau avoir été pensée comme une satire à l’origine, elle n’est pas complètement fausse.
Tous incompétents dans un monde incertain
Le principe de Peter a été imaginé dans les années 60, à une époque où le modèle de travail dominant était celui de l’organisation industrielle de type Fordiste. Ce modèle pyramidal scinde l’entreprise en deux : ceux qui pensent et ceux qui exécutent. Conçue pour être répliquée, la division des tâches doit fiabiliser la production au maximum. On y forme les personnes à une meilleure maîtrise de processus que l’on peut reproduire. Chaînes d’approvisionnement, plans de recrutement, gestion des ressources et conceptions des processus : il faut tout planifier à long terme pour mettre la production sur des rails.
Dans ce modèle, on fait comme si l’incertitude n’existait pas. On y trouve les « compétents » qui maîtrisent les rouages et les « incompétents » qui ne les ont pas intégrés. Il suffit donc de former les personnes de la seconde catégorie pour qu’ils rejoignent les rangs de la première catégorie. Simple ? Oui, mais trop basique dans un monde qui bouge vite. Car que signifie être « compétent » dans un univers en perpétuelle mutation où les processus d’hier ne pourront pas être répliqués demain ?
Selon moi, deux grands phénomènes peuvent expliquer ce dépassement :
- Le premier est une révolution, et elle est numérique. Elle offre en effet un modèle alternatif : collecter des données auprès des consommateurs et des travailleurs pour « itérer » c’est-à-dire modifier en continue les produits et les processus. Soit l’inverse du modèle fordiste.
- Le deuxième est une conjoncture, et elle est incontournable. Les crises géopolitiques, la pandémie, les catastrophes naturelles, les mouvements migratoires et l’incertitude économique ont obligé les organisations à embrasser l’humilité. Quand le sol menace de se dérober sous vos pieds, il est impossible de penser pouvoir fiabiliser ses ressources ou produire de la même façon sur le long terme.
Avouons-le une bonne fois pour toute, nous sommes tous dépassés par les événements. Pendant la longue crise du Covid, admettons que tout le monde ou presque était « incompétent ». Nous avons navigué à vue, bluffé pour se donner de l’autorité et pris des décisions imparfaites dans un contexte d’ignorance généralisée. Le principe de Peter ne peut pas s’appliquer dans un tel contexte. Plus encore, dans un monde confus, il est devenu un mythe car la compétence ne pourrait jamais s’accommoder de l’incertitude. Aussi, les organisations de demain devront mobiliser d’autres compétences comme l’apprentissage en continu, la curiosité perpétuelle et l’humilité. S’il s’agit d’être agile et de pivoter, alors le modèle fordiste est complètement dépassé. C’est une autre posture qui est requise.
Grimper ou faire un pas de côté ?
Ne pas être « compétent », c’est redevenir un éternel débutant. Une posture qui saura mieux remettre en question les manières de faire. Les incompétents qui s’assument ne font pas semblant de tout savoir (ce qui n’est vertueux qu’à condition évidemment qu’ils soient curieux et écoutent les autres) ! Force est de constater que le fait d’apprendre au travail est devenu une motivation essentielle pour de plus en plus de travailleurs. Sans doute inquiets de la durabilité des compétences acquises - « est-ce que ChatGPT va me prendre mon travail ?! » -, on pourrait souhaiter consacrer une partie de sa carrière à en développer de nouvelles. Cet apprentissage passera de plus en plus par une reconversion professionnelle et défaire une vision trop linéaire de nos trajectoires professionnelles.
L’idée de grimper continuellement à la verticale tend aussi à se déconstruire également ces travailleurs. La preuve, une étude conduite par Indeed montre que 20% des cadres « n’ont pas ou plus envie d’exercer une fonction d’encadrement ». Le modèle de la carrière et de la compétence suggéré par le principe de Peter ne correspond donc plus à leurs aspirations. En envisageant la réussite professionnelle à travers le seul prisme de la promotion, on est condamné à ne plus être bon dans ce qui nous correspond et nous satisfait le mieux, mais à accéder à un poste où l’on se sent inadapté et que l’on ne poursuit que parce qu’il faut aller plus « haut » dans la hiérarchie.
Il est devenu essentiel de repenser les modèles dominants de valorisation et de promotion des talents pour offrir aux travailleurs des perspectives d’évolution épanouissantes et stimulantes qui ne correspondent pas exclusivement à davantage de responsabilités managériales. Dit autrement, il faut en valoriser d’autres qui permettent de redevenir un éternel débutant.
La nature changeante du travail perturbe fortement les organisations. Elle rend d’autant plus compliqué le fait d’évaluer avec justesse les compétences de leurs employés et de déterminer leur capacité à assumer les rôles les plus difficiles. Le principe de Peter suppose que le niveau de compétence requis pour un poste reste constant dans le temps. Toutefois, dans ce monde incertain, nous devons repenser les notions même de compétence et d’incompétence : tout le monde devient incompétent dans un monde du travail en pleine évolution. Mais est-ce vraiment regrettable pourvu que l’on cherche à se former tout au long de sa carrière ?
Article édité par Matthieu Amaré, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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