Pourquoi l'objectif “Inbox Zero” est une arnaque

14 avr. 2022

7min

Pourquoi l'objectif “Inbox Zero” est une arnaque
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Les accros à la productivité adorent se fixer l’Inbox Zéro comme un objectif de travail. Cela consiste, comme le nom de la méthode l’indique, à œuvrer à conserver sa boîte de réception vide à tout moment. Abattre les mails pour tenter de venir à bout des « non lus », cela nous occupe pendant des heures, nous donne parfois de l’importance et le sentiment d’être efficace. Pour certain·e·s d’entre nous, c’est la moitié du temps de travail (ou plus) qui y passe. Mais n’est-ce pas un mirage de productivité ?

La boîte mail, c’est un travail infini : sitôt vidée, elle se remplit à nouveau. À certains égards, la boîte mail est une belle métaphore de notre condition de travailleur·euse. La mythologie grecque l’avait bien illustrée avec le châtiment infligé à Sisyphe : puni par les dieux pour son hubris, Sisyphe est condamné à pousser une pierre au sommet d’une montagne, d’où elle finit toujours par retomber, inévitablement. Plus vite il remonte la pierre en haut de la montagne, plus vite, elle retombe tout en bas. Avec la boîte mail, c’est pareil : plus vite on la vide, plus vite elle se remplit à nouveau.

Du point de vue existentiel, on peut voir Sisyphe (et la boîte mail) négativement, comme une métaphore de l’absurdité de la vie ou bien positivement, comme une illustration des mouvements perpétuels de la nature (les saisons, les cycles, l’éternel retour). Pour Albert Camus, Sisyple est d’abord un lutteur, qui choisit de ne pas céder au désespoir en continuant de faire rouler son rocher malgré tout. C’est pour cela, écrit Camus, qu’ « il faut imaginer Sisyphe heureux ». À cette aune-là, il faut saluer les lutteurs·euses qui croient en leur travail et n’abandonnent jamais leurs mails. Respect !

La méthode Inbox Zéro, développée par un expert en productivité du nom de Merlin Mann, vise à l’origine à libérer le cerveau de la charge mentale des mails. Zéro, c’est « le temps de cerveau qu’on devrait consacrer à sa boîte de réception ». Pour Mann et d’autres gourous de la productivité, il faudrait donc s’en débarrasser vite. Mais je ne suis pas convaincue par ses arguments. Du point de vue de la productivité, l’attitude sisyphéenne vis-à-vis des mails n’est pas forcément des plus judicieuses. Elle pourrait même desservir franchement la productivité. Et si toutes les méthodes de gestion des mails étaient une arnaque ?

On y passe beaucoup de temps mais est-ce vraiment productif ?

La première chose à souligner, c’est que les cadres et autres travailleurs·euses coincé·e·s derrière leur ordinateur passent beaucoup de temps à traiter leurs mails, de plus en plus même. D’après Statista, la croissance du nombre de mails quotidiens envoyés est continue : de 281 milliards de mails par jour en 2018, on devrait passer à 376 milliards en 2025. En 2022, ce sont environ 333,2 milliards de mails qui sont envoyés chaque jour, c’est-à-dire plus de 3,5 millions par seconde !

Les innovations comme les réseaux sociaux d’entreprise et les outils collaboratifs n’y changent rien : on continue d’en envoyer de plus en plus. Les newsletters ont davantage la cote. Les marketeurs les aiment toujours. Les adolescent·e·s (ma fille en tête) ont beau trouver le mail ringard, il est loin d’avoir dit son dernier mot !

Depuis le début de la pandémie, l’écrit occupe une place de plus en plus importante au travail. Loin de disparaître au profit de moyens de communication audio ou visuels, le mail connaît un regain de faveur. Avec la distance, on a tendance à mettre plus de collègues en copie et à récapituler par écrit l’état d’avancement des dossiers. C’est parfois fort utile car la boîte mail est le premier endroit où l’on archive les informations. Mais le résultat, c’est qu’on y consacre de plus en plus de son temps de travail (et de loisirs) ! Difficile de trouver des chiffres agrégés sur les actifs·ives français·e·s. Personnellement, j’y passe plus de quatre heures par jour à m’informer et échanger avec mes pair·e·s. Je suis loin d’être seule ! Une étude Adobe de 2019 révélait que nos homologues américains y passaient en moyenne 6 heures par jour.

Si l’on consacre la moitié ou plus de son temps de travail à traiter des mails, est-ce pour autant du temps productif ? Certes beaucoup de mails sont du travail : donner des consignes à ses équipes, fournir une information importante qui permet de faire avancer le travail d’un·e collègue, programmer un RDV avec un·e client·e qui aboutira à une vente. Une partie des mails sont directement productifs : si vous êtes manager·euse ou employé·e au département du support client, votre productivité dépend du nombre de mails que vous parvenez à traiter.

Mais est-ce toujours le cas ? Hélas, non. Une partie croissante des mails sert à nourrir cette illusion de productivité qui vous empêche d’accomplir des tâches de plus grande valeur. Comme vous êtes très occupé·e, vous n’avez rien à vous reprocher… mais les choses importantes, elles, n’avancent pas. Dans mon propre cas : le temps que je passe à consulter ma boîte mail est du temps où je n’écris pas. Or la tâche de plus grande valeur pour moi, c’est d’écrire (articles, livres). Comme il est moins exigeant cognitivement de consulter mes mails que d’écrire des articles, j’ai tendance à beaucoup consulter ma boîte mail quand je suis censée écrire un article. L’illusion de productivité est délétère car non seulement mon article ne s’est pas écrit, mais en plus, j’ai un sentiment d’échec.

Quatre raisons pour lesquelles l’inbox zéro est une arnaque

L’anxiété rend malade

Je vous avoue que je n’ai pas une relation saine avec ma boîte mail. Elle me cause une anxiété constante. Peu importe le temps que j’y passe, je sais que je vais devoir remettre ça encore et encore. Et la boîte m’impose son rythme. C’est comme travailler sur une chaîne de montage à l’usine : c’est un rythme que vous ne choisissez pas et sur lequel vous n’avez aucun contrôle. Quand vous ralentissez, vous risquez de mettre les autres en difficulté. Vous devrez alors rattraper votre retard et y consacrer deux fois plus de temps pour être à nouveau synchrone. Il n’y a pas de meilleure illustration que cette scène iconique des Temps modernes pour bien comprendre le problème.

Pour moi, il y a autre chose qui fonctionne exactement comme les mails, c’est le panier de linge sale. On peut choisir de se « rebeller » et d’arrêter de faire la lessive pendant quelques jours… mais cela n’empêchera pas les enfants et le conjoint de mettre chaque jour plus de linge sale dans le panier (et parfois même des articles parfaitement propres… mais je sais, cet article n’est pas le lieu pour régler mes comptes domestiques !). On se retrouve avec une montagne de linge qu’il faudra laver, étendre, plier et ranger à un moment ou un autre. Il y a des limites à la comparaison. Pour le linge, l’astuce consiste à partager la charge de travail avec les autres membres du foyer (j’ai échoué jusqu’à présent, mais je ne perds pas espoir), alors que la boîte mail n’appartient qu’à vous. À moins de disposer d’outils d’IA ou d’un assistant personnel, il est difficile de déléguer. Déléguer ses mails n’est donné qu’à quelques privilégié·e·s.

Bref, les flux continus rendent anxieux·ieuse. Se soumettre à leur aliénation, c’est se rendre malade. Or la méthode Inbox Zéro suit la logique des flux continus plutôt que différés.

  • Dès lors qu’on s’impose de traiter ces mails uniquement à des moments spécifiques de la journée, on se protège (un peu) de cette anxiété.
  • Il est important d’imposer son rythme : « il m’arrive de prendre 48 heures pour répondre à mes mails » devrait-on dire à ses collègues… En tant que manager, on a plus de pouvoir sur ce rythme.

La crise de la cognition

Les mails incarnent bien ce que certains neurologues appellent la « crise de la cognition ». « Nos cerveaux n’ont tout simplement pas suivi le rythme des changements spectaculaires et rapides de notre environnement - en particulier l’introduction et l’omniprésence des technologies de l’information », écrit le neuroscientifique Adam Gazzaley. Nos cerveaux « anciens » ne sont pas équipés pour traiter autant de mails, explique-t-il.

Dans son livre Indistractable, Nir Eyal affirme qu’au moins 50 % de tous nos mails sont inutiles, purement et simplement redondants. Pour l’ingénieur Cal Newport, rester constamment connecté à ses mails, c’est s’empêcher de faire du « deep work » : « La capacité à se concentrer se fait de plus en plus rare à mesure qu’elle devient plus précieuse dans notre économie. En conséquence, les rares personnes qui cultivent cette compétence et savent en faire le cœur de leur vie professionnelle seront plus prospères. »

En somme, l’inbox zéro et ses flux continus empêchent la concentration et le travail créatif qui requiert de la concentration.

  • Les plages de déconnexion sont nécessaires à la concentration et au renouvellement des capacités de création. Quelques heures par jour déconnecté·e peuvent suffire.
  • Il existe des applications pour lutter contre les distractions numériques (dont les mails), comme SelfControl, Go Serene, Rescue Time, Forest… Et on peut commencer par couper les notifications.

La vitesse augmente la quantité

Plus on envoie de mails, plus on en reçoit de nouveaux. Plus on est « productif » dans la gestion de ses mails, plus la quantité de mails à gérer a tendance à augmenter. On pourrait appeler cela la hausse tendancielle du nombre de mails. Du coup, c’est votre productivité même qui rend vains tous vos efforts pour venir à bout de la boîte mail !

Les explications sont assez évidentes : à chaque réponse, vous invitez une réponse de votre interlocuteur ; ceux/celles qui répondent le plus se voient envoyer davantage de questions et de requêtes de la part de leurs collègues et on aura tendance à toujours les mettre en copie…

  • Attendre a des vertus. Quand on laisse « mariner » un mail pendant quelques heures (jours), souvent il n’est plus nécessaire d’y répondre (par exemple, parce que le problème n’existe plus).
  • Le temps le plus « productif », c’est celui que l’on prend chaque semaine pour se désabonner des mails-nuisances comme les newsletters commerciales auxquelles on n’a pas souvenir de s’être abonné·e. Cela permet de réduire la quantité à venir.
  • Certains mails peuvent rester « non lus » : de plus en plus, on s’habitue à faire des relances pour les choses importantes (ce qui, j’en conviens, contribue à l’augmentation totale des mails…)

Un temps de travail non récompensé

Il est rare de se voir remercié·e ou félicité·e pour la bonne gestion de sa boîte mail. On ne va pas se mentir : les mails, c’est vraiment ingrat. Quand ce n’est pas le cœur de son activité professionnelle (comme dans l’exemple du support client), on va souvent les traiter dans les « interstices » — dans les transports, aux toilettes, sur l’heure du déjeuner ou le week-end — c’est-à-dire en dehors des heures pour lesquelles vous êtes payé·e quand vous êtes salarié·e.

Depuis quelques années, je constate dans ma propre boîte de réception que de plus en plus de messages sont envoyés le soir et le week-end, y compris par des personnes salariées. Si certain·e·s savent encore préserver leur temps personnel, beaucoup se laissent envahir dans leur intimité et souffrent de la porosité croissante entre le travail et le non-travail. C’est pour cela que les débats sur la déconnexion et les nouvelles protections à apporter sont au cœur des enjeux du futur du travail.

Dans un environnement de connexion permanente, le temps de connexion n’est plus forcément considéré par l’employeur comme un temps productif. Or la connexion empêche le repos et la concentration. Il est important de faire en sorte que cela compte, que cela ne devienne pas un travail en plus non valorisé.

  • Il est important de mesurer le temps que l’on consacre à ses mails, et de le limiter. Après l’heure, ce n’est plus l’heure. (Presque) tout peut attendre…
  • Ensemble, nous contribuons à transformer les normes sociales et règles culturelles qui entourent la communication à l’ère numérique. Changeons ces mœurs qui exigent une réactivité immédiate et font de nous les esclaves de notre boîte mail !

Article édité par Clémence Lesacq ; Photos par Thomas Decamps pour WTTJ

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