« Je me remets au taf à 21h » : bonheur de la flexibilité ou burn-out assuré ?
04 juil. 2022
5min
Coach, consultante et formatrice spécialiste de l’équilibre de vie pro/perso
TRIBUNE - Vie pro, vie perso, équilibre, frontières à placer ou à effacer… Comment fait-on, en tant qu’individu ou entreprise, pour garantir le bonheur et la réalisation de soi, au travail comme à la maison ? C’est le questionnement perpétuel de notre experte du Lab, Sandra Fillaudeau, créatrice du podcast Les Équilibristes et de la plateforme de conseil pour entreprises “Conscious Cultures”. Chaque mois, pour Welcome to the Jungle, elle nous livre son regard juste et mesuré sur un épisode de nos vies de travailleur·ses.
Vous avez entendu parler du Triple Peak (et non, je ne parle pas de la bière belge) ?
C’est le phénomène qu’ont observé les chercheurs de Microsoft dès le début de la pandémie. En étudiant les mouvements de clavier de 50 employé·e·s volontaires de Microsoft pendant 4 semaines, ils ont constaté un nouveau pic de travail entre 20h et 23h. Un troisième pic, qui vient s’ajouter aux deux autres pics habituellement constatés, juste avant et juste après le déjeuner.
Cette découverte, qui a tout l’air de perdurer dans le temps, bouscule sacrément le traditionnel modèle de la journée de travail 9h-17h.
Et si les études manquent pour le moment sur l’ampleur du phénomène en France, les préoccupations actuelles des salarié·e·s et un sondage rapide parmi mes auditeurs·trices ont tendance à confirmer que la France n’est pas en reste sur ce sujet…
Alors, qu’est-ce que ce phénomène dit de nos nouvelles façons de travailler ? Comment impacte-t-il l’équilibre des temps de vie, aspiration fondamentale des salarié·e·s ? Et surtout, comment intervenir (ou pas) pour que le rêve de la flexibilité du travail ne se transforme pas en cauchemar ?
Le « Triple Peak day », ou le progrès de la flexibilité “dans la vraie vie”
Même si en France, nous sommes encore loin du « work anytime from anywhere » (travailler n’importe quand de n’importe où) généralisé, c’est ce que souhaitent les plus jeunes (et certains moins jeunes aussi). L’arrivée d’un troisième pic de travail, après le dîner et sur nos heures a priori personnelles, n’est donc que le reflet de l’implémentation de la flexibilité du travail, la possibilité pour chacun·e de travailler au moment où cela lui convient le mieux.
Ça fait quelques années que je travaille sur la cohabitation des ambitions professionnelles et personnelles, et à mon sens, ce nouveau pic peut être une bonne nouvelle : enfin le travail commence à prendre en compte la vie au sens large. Ouf ! La conséquence ? Du sur-mesure dans les pratiques, c’est-à-dire la possibilité de se reconnecter en dehors des horaires « habituels » de travail, pour faire de la place en journée à autre chose : des responsabilités familiales, d’aidant·e, des engagements associatifs, sportifs, des rendez-vous médicaux… Bref, tout ce qui constitue la vie en dehors des responsabilités professionnelles.
Ce troisième pic dit enfin quelque chose de fort en termes d’engagement des collaborateurs·trices : le fait de se reconnecter le soir peut être compris aussi comme une preuve d’engagement vis-à-vis de son travail, un vrai sens de la responsabilité à mener ses missions à bien. Un engagement de résultat, presque à l’opposé du présentéisme de la journée. Et du côté de l’employeur aussi, un focus sur le résultat : ce qui compte ce n’est pas quand ou d’où travaillent les salarié·es, mais ce qu’ils délivrent. En tenant compte du fait que la productivité de chacun·e est liée à son contexte de vie mais aussi à ses préférences naturelles (ne dit-on pas que certains sont “du matin”, et d’autres “du soir” ?!).
C’est quand, la déconnexion ?
Mais pour presque chacun des avantages listés au-dessus, on a quasi immédiatement en tête son effet pervers. Il faut dire que ce troisième pic de connexion appuie vraiment là où ça fait mal.
Il met en évidence la folie que sont devenus nos journées de travail : un enchaînement de réunions, quasi exclusivement en ligne, et où il faut vraiment se battre pour dégager du temps de travail en profondeur. En gros, la journée sert aux réunions (qui ont augmenté de 250% depuis le début de la pandémie) et aux communications instantanées (+42% de chats Teams), reléguant le « vrai » travail, nécessitant de la concentration, en tout début ou en fin de journée.
Il pointe aussi du doigt les difficultés de déconnexion, qui ont un impact certain sur notre santé, notre attention, et donc nos relations. Quel que soit l’accord concernent le droit à déconnexion, un des sujets récurrents, aussi bien chez mes clients entreprises que mes auditeurs et auditrices, c’est la difficulté à couper le soir, à ne plus penser au travail, à ne pas se reconnecter. En particulier à cause de l’impact que ça a sur leurs relations, comme pour cette auditrice qui me racontait récemment à quel point ses reconnexions le soir créaient des tensions avec son conjoint.
C’est une des caractéristiques majeures du travail moderne : il n’est jamais fini. Le célèbre psychiatre Christophe André le soulignait au cours de notre Rencontre pour le LAB de Welcome : « De plus en plus on est exposés à des boulots où il nous est impossible de dire “Là ça y est, j’ai tout fait, j’ai fini”. […] On oublie que notre vieux cerveau, il aime ce qui est carré, ce qui est prévisible, ce qui a un début et une fin. Et là on vit dans des univers qui n’ont ni début ni fin. » Avec la fin de la journée de travail classique, il y a encore moins de « récipient » qui protège le reste de la vie du débordement du travail. Difficile de ne pas faire le lien avec les taux de burnout, les niveaux d’anxiété et de stress qui ont explosé ces dernières années.
Intervenir ou laisser faire ?
Le point de départ pour les entreprises et managers, c’est la prise de conscience : savez-vous s’il y a un « troisième pic » de connexion chez vos collaborateurs·trices ?
Une fois que vous avez l’information, il y a plusieurs points sur lesquels rester vigilant·e :
Garder le lien avec les équipes, et être très conscient·e de leurs besoins. Pour certain·es salarié·es, une reconnexion le soir c’est une liberté d’organisation essentielle, pour d’autres, un poids insupportable. Pour ne pas présupposer, le mieux est encore d’en parler, pour comprendre aussi comment vous pouvez soutenir les personnes qui choisissent ou ont besoin de travailler en dehors des horaires traditionnels. Le tout, bien sûr, en respectant le droit du travail et du repos quotidien.
S’assurer de communiquer très clairement sur les attentes (en termes de temps de réponse, disponibilité sur des créneaux non négociables pour que l’équipe puisse fonctionner, etc.) et les objectifs (en termes de délais de rendu, de niveau de qualité attendue…). Et les incarner !
Et enfin, lié à cela, porter un grand soin à la déconnexion : celle de votre équipe, mais aussi la vôtre. C’est devenu un enjeu majeur du leadership à l’ère hybride, et un sujet clairement à la frontière du pro et du perso.
Nous vivons une période aussi fascinante que déroutante de réinvention de modèles. L’implication, c’est la nécessité d’une surveillance fine de l’impact de ces nouveaux comportements au travail, sur le bien-être des salarié·es – et leur bonheur personnel au sens plus large – et sur la performance des équipes. Les compétences les plus utiles pour les leaders pour naviguer pendant cette période : une vraie curiosité, pour ne pas présupposer mais toujours chercher à comprendre ce qui se joue pour les un·es et les autres, une écoute attentive et une communication ouverte, beaucoup de créativité… Et une bonne dose de lâcher-prise, pour accepter de ne pas avoir toutes les réponses toutes formulées, tout de suite - elles viendront avec le temps, et de la collaboration avec les autres.
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour. WTTJ
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