Religion au travail : quelle place pour les croyances en entreprise ?
04 mars 2020
7min
Journaliste
En France, les faits religieux en entreprise n’ont jamais été aussi présents. Sandrine de la compta part en pèlerinage à Lourdes cet été et ne manque pas de le préciser, Paul, de l’équipe tech, martèle qu’il ne croit en rien, Audrey, du market’, disparaît curieusement tous les vendredis, Thomas, à la logistique, regarde de travers le jambon-beurre de son collègue. Vous vous apprêtez à les faire taire à coup de classeur, quand soudain, vous tombez sur le 1er article de la Constitution : « la France (…) respecte toutes les croyances. » Oups. Mea culpa.
Dans cet univers mi-privé mi-public où nous passons près de 100 000 heures de notre vie, les interactions sociales sont omniprésentes. Aussi, chasser d’un revers de main les convictions religieuses de nos compères (tout comme les nôtres), serait porter atteinte à la liberté religieuse dont dispose tout bipède humain présent sur le sol français. Mais jusqu’où va ce droit en entreprise ? Comment travail et religion se heurtent et s’accordent ? Etat des lieux du fait religieux à tous les étages des bureaux.
Liberté religieuse en entreprise : vers l’infini et au-delà ?
Revenons-en au commencement. La laïcité trouve son origine dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, un 26 août 1789. L’État se veut sans appartenance religieuse, impliquant l’absence de parti pris religieux pour ses agents. A contrario, l’entreprise privée n’est pas tenue à cette neutralité.
Liberté de croire, de ne pas croire, de pratiquer une ou aucune religion, voire d’en changer. Ancrée sur le principe de non-discrimination, la liberté religieuse du salarié est juridiquement protégée. L’article 10 de la DDHC, la reconnaît comme un droit fondamental : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. » Aussi, l’expression de convictions religieuses est possible sur le lieu de travail, avec ses limites. Donc s’il vous prenait l’envie d’aller crier vos opinions au mégaphone dans la cantine d’entreprise, il y a de fortes chances pour que votre boss vous fasse taire bien avant l’arrivée de la police. Libre croyance et libre manifestation de celle-ci sont distinctes : la première est absolue, la seconde peut être restreinte sous conditions.
Depuis la loi El Khomri promulguée en 2016, les entreprises peuvent instaurer une neutralité des convictions personnelles et religieuses dans leur règlement intérieur. Si, et seulement si, ces restrictions sont « justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. » À ce titre, un employé qui refuse d’assurer son service le dimanche de Pâques dans le restaurant où il travaille pour assister à l’office religieux, pourra recevoir un avertissement. De la même façon, le détournement d’un espace de travail pour en faire un lieu de prière peut être prohibé par l’employeur. Des règles encore floues au sein de l’entreprise, que le ministère du Travail a éclairé à l’aide d’un guide du fait religieux en entreprise. En cas d’irrespect des clauses posées par l’employeur, le salarié peut être sanctionné, voire licencié pour faute.
Fanny Parise, anthropologue et docteur en socio-anthropologie, analyse les limites de ce principe de neutralité qui questionne, selon elle, la laïcité inscrite au sein de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen. « Cette loi interroge la liberté d’expression de ses convictions religieuses sur son lieu de travail et, par extension, la liberté au sens large : politique, idéologique, etc. » Mais dans les faits, la tendance en entreprise ne serait-elle pas, plus que jamais, à l’épanouissement personnel et aux convictions individuelles assumées ?
« Venez comme vous êtes » ?
Au XIXème siècle, la cloison est fine entre le privé et le professionnel, et le domaine religieux n’échappe pas à ce constat. Par ailleurs, l’univers du travail induit de plus en plus la recherche d’une plus grande authenticité — requête prise au mot par nombre de salariés croyants. À ce titre, une enquête de l’Institut Montaigne affirme que 72% des managers ont observé des phénomènes religieux sur leur lieu de travail en 2019, contre seulement un tiers environ en 2016. Un résultat qui révèle une latitude religieuse de plus en plus forte au sein des entreprises. Véronique Reille-Soult, présidente de Dentsu Consulting souligne cette porosité : « Autrefois, c’était rare d’avoir des discussions sur la religion car c’était quelque chose de l’ordre de l’intime. Aujourd’hui, on vit dans un monde de l’extimité, où on met son intimité en scène. Notre religion fait partie de notre intimité, donc c’est une réalité qui est dans l’entreprise. »
Pour Lionel Honoré, directeur de l’Observatoire du fait religieux en entreprise, cette réalité nouvelle va bien au-delà du contrat de travail : « Cela suppose d’accepter pour l’entreprise que ses salariés amènent autre chose que leurs bras et leur cerveau. Leur spiritualité, même religieuse, est aussi une partie d’eux-mêmes. » Les politiques de diversité, de plus en plus nombreuses, incitent les collaborateurs à s’investir dans leur subjectivité pour une plus grande créativité. Seulement, face à ce désir d’entièreté, difficile de ne pas se heurter à la question de l’identité religieuse. Alors, le maître mot en entreprise n’est-il pas “venez comme vous êtes, mais pas trop quand même” ?
Managers et salariés : l’art de renouer le dialogue
Les faits religieux les plus courants concernent des demandes liées au temps de travail, telles que des absences ou des aménagements de plannings (32%), le port de signes religieux ostentatoires (29%) ou encore la prière pendant les pauses (13%). Ces trois principales manifestations entravent rarement le bon fonctionnement de l’entreprise. D’autres, moins fréquentes, comme les prières pendant le temps de travail, le refus de travailler avec des femmes ou des personnes non coreligionnaires, peuvent davantage impacter une organisation.
En 2019, plus de la moitié des faits religieux ont requis l’intervention d’un manager pour encadrer le salarié, contre seulement un quart en 2014. Cette évolution confirme que la question religieuse est un enjeu managérial croissant en entreprise. Pour y faire face, plutôt que demander aux salariés ou aux managers de s’adapter à tout prix, Fanny Parise souligne l’importance d’un ajustement mutuel : « Il s’agit plus de penser en termes d’intelligence collective : comment le manager appréhende la liberté de culte dans un collectif qui peut être plus ou moins réglementé ? Et comment les salariés composent avec ce cadre qui peut aller à l’encontre de leurs habitudes antérieures ou de leurs conceptions de la laïcité ? » Face au fait religieux, l’entreprise et ses managers, oscillent entre le désir de respecter les convictions et pratiques de ses salariés, et la nécessité d’exercer leur pouvoir de direction en faveur du collectif. L’enjeu est de trouver un juste milieu entre ces deux intérêts. Véronique Reille-Soult parle également de « bon sens » et de « vivre ensemble » pour parvenir à un équilibre entre les demandes du salarié et les attentes de l’employeur. « Par moment c’est compliqué d’avoir une discussion, de savoir où on met les limites. C’est beaucoup de dialogue et d’explications. Il existe aujourd’hui des formations pour les managers à ce sujet-là. (…) Les DRH essaient aussi de les accompagner. »
Rappelons tout de même que, dans 90% des cas où le fait religieux se manifeste, cela ne génère ni conflit ni blocage dans l’entreprise, d’après une étude du Groupe Randstad en 2018. Et qu’une intervention managériale n’implique pas systématiquement la résolution de problèmes ou de conflits. Il peut s’agir d’une simple clarification, d’une recherche de compromis ou d’une décision acceptée par le salarié. Des situations délicates donc, mais loin d’être insolubles. Mais qu’en est-il des relations entre collègues face à cette montée du fait religieux ?
Entre collègues : tabous et discriminations
Pour une majorité de salariés, le désir de discrétion quant aux pratiques religieuses de leurs collègues est important. Alors que dans la loi, l’entreprise privée n’est pas tenue au principe de laïcité, près des deux tiers demandent que la religiosité des salariés croyants et pratiquants ne transparaisse pas au travail et réclament une entreprise laïque. De plus, en 2019, une enquête de l’Observatoire de la laïcité soulignait que le rapport des Français à la foi était en baisse, les “sans-religion” étant désormais les plus nombreux. Une tendance qui pourrait en partie expliquer des faits discriminatoires encore fréquents.
Une étude de Lionel Honoré suggère qu’un manager sur cinq observe des situations de discriminations liées à la religion sur son lieu de travail. La plus courante (36% des cas) concerne une mise à l’écart lors des moments de socialisation. Une réalité à laquelle Anna, de confession juive, s’est vue confrontée pendant plusieurs mois au bureau : « C’était comme si j’étais différente de mes collègues. On me trouvait bizarre, un peu à part. » Malaise dans les discussions, exclusion de la vie sociale, la jeune femme révèle une forme insidieuse de discrimination contre laquelle elle n’a jamais porté plainte. « Qu’est-ce que vous voulez faire ? Ca ne relève pas vraiment du pénal ! Je ne me sentais pas légitime d’en parler à mon manager… Quelque part, on se met automatiquement un peu de côté quand on choisit d’assumer la pratique fervente d’une religion avec ses collègues. »*
Autre constat fréquent : un frein à l’embauche représentant 24% des situations de discrimination. Le rejet dans l’environnement professionnel est majoritairement dirigé envers les musulmans et les juifs. Tania, 32 ans, diplômée en langues étrangères, pointe du doigt cette méfiance vis-à-vis du signe religieux apparent : « Dès que quelqu’un est en face de moi et me voit avec le voile, il ne voit plus mes compétences, ni mon niveau d’études, il ne voit que mon voile. »*
En parallèle, un attrait croissant pour le spirituel
Fanny Parise s’intéresse au phénomène qui semble prendre pour bouc émissaire certaines religions — sans pour autant rejeter la dimension religieuse dans son entièreté : « Lorsque l’on parle du fait religieux au travail, nous pensons directement au christianisme, au judaïsme et à l’islam ; or toutes les pratiques méditatives qui se développent en entreprises participent également d’une forme d’expression religieuse. La bonne presse accordée à ce type de pratiques détonne avec la méfiance des signes des autres religions. »
Parallèlement à cette méfiance vis-à-vis de la religion, les vertus de la spiritualité en entreprise sont en effet vantées. Quête de sens, rejet du matérialisme… L’éveil de la conscience fait doucement son chemin dans les bureaux. Tendance managériale en vogue, la méditation de pleine conscience, plus connue sous le nom de “mindfulness”, connaît un franc succès. Cette pratique, bouddhiste à l’origine, a été vidée de sa substance religieuse et “laïcisée”. Depuis, elle ne manque pas d’attirer les adeptes d’une spiritualité laïque. Dans les bureaux, le spirituel est à la mode quand la religiosité « si elle n’y est pas tout à fait tabou, pose bien souvent, a minima, problème », précise le directeur l’Observatoire du fait religieux en entreprise.
Sujet passionnel, la ferveur religieuse tend à exclure, à faire peur, nourrissant tous les fantasmes dans la sphère professionnelle. Des amalgames et généralisations peuvent faire surface, dissimulant une méconnaissance du principe de laïcité qui n’interdit en rien la pratique assumée d’une religion au travail, tant que les comportements sont compatibles avec l’intérêt collectif et la cohésion sociale. À chacun, donc, de trouver le juste milieu entre liberté de pratiquer et respect de l’organisation, tout en sachant dépasser ses propres convictions pour accepter celles de ses collègues.
Les prénoms ont été modifiés
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Photo d’illustration by WTTJ
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