Adapter le salaire au lieu de télétravail : que cache la phrase de Zuckerberg ?
03 juin 2020
6min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
La pandémie n’en finit pas de normaliser le télétravail. Même les entreprises les plus attachées au bureau (au “campus”), comme les géants de la Silicon Valley, ont fait des annonces radicales en la matière. Twitter a annoncé récemment que le télétravail à vie serait autorisé pour les employé.e.s qui le désirent. Chez Google, le retour au bureau a été repoussé à 2021. Enfin, chez Facebook, on prévoit désormais que la moitié des employé.e.s pourraient travailler de chez eux de façon permanente d’ici quelques années.
Mark Zuckerberg s’est empressé de compléter cette annonce en ajoutant que les salaires de ceux qui travaillent à distance seraient “ajustés” en fonction du lieu de résidence. Cette phrase a été beaucoup commentée et ouvert de nombreux débats sur le sujet de la paie des travailleurs à distance. Y aura-t-il d’un côté une “élite” de travailleurs de bureaux bien connectés et bien rémunérés, et de l’autre, un “prolétariat” en remote qui devra se contenter d’une paye “locale” ?
Analyse en 6 points de la polémique autour de la phrase de Zuckerberg :
La phrase de Zuckerberg vient s’ajouter à une série de déclarations et de décisions qui mécontentent furieusement les employé.e.s de Facebook. Alors que Twitter a décidé de “flagger” les “fake news” publiées par Donald Trump, Facebook, à l’inverse, a décidé de ne rien faire, suscitant des critiques virulentes parmi les employé.e.s. Plusieurs dizaines d’entre eux/elles ont arrêté le travail lundi 1er juin en signe de protestation. D’autres ont utilisé Twitter pour critiquer la décision de Zuckerberg de ne pas toucher aux posts de Trump sur Facebook. Certains ingénieurs ont rendu publique leur démission pour marquer leur désaccord. On accuse Zuckerberg d’adopter une position de légalisme à propos d’un sujet qui est en fait “moral”.
La polémique lancée sur l’ajustement des salaires en fonction du lieu de résidence est donc d’autant plus malvenue dans un contexte de backlash contre l’entreprise. C’est la capacité future de Facebook d’attirer les talents de la Tech qui est en question. Dans un contexte où les ingénieur.e.s travaillant dans le numérique continuent de faire l’objet d’une “guerre des talents”, la phrase de Zuckerberg paraît plus que maladroite. Petit à petit, chacune des déclarations du CEO nourrit l’image d’un employeur “diabolique” (“Is Facebook evil?” est une question courante sur les réseaux sociaux).
Dans le monde de la Tech, le télétravail fait l’objet d’un “ajustement” selon la nature des tâches et le lien contractuel avec l’entreprise. Dans l’informatique, il existe depuis longtemps un “prolétariat” mondialisé qui offre aux entreprises d’externaliser certaines tâches répétitives. Qu’il s’agisse des tâches de saisie, de certains développements informatiques, ou encore des call centers, on appelle “externalisation”, le télétravail effectué par des prestataires locaux qui ne sont pas salarié.e.s de l’entreprise. Le spectre de “l’ajustement” des salaires, c’est donc aussi celui de l’externalisation et de la mise en concurrence des ingénieur.e.s avec ceux d’Inde, d’Afrique ou d’Europe de l’Est, dont les niveaux de revenus sont incomparablement plus bas que ceux des Californien.ne.s. Comme le spectre de l’automatisation, la concurrence venant du monde entier hante tous/toutes les développeurs/développeuses. Il existe trois types de protections contre ce spectre : premièrement, un lien étroit (présentiel, juridique et politique) avec l’employeur (lien difficile à entretenir à distance), deuxièmement, la maîtrise des codes culturels et nationaux que n’ont pas toujours les prestataires dans les pays en développement ; troisièmement, une compétence ou un savoir-faire pointu et rare sur le marché que l’on sait vendre comme un atout stratégique pour l’entreprise.
Le contexte de la Silicon Valley (et San Francisco) est un contexte de bulle immobilière et d’inflation des salaires sans précédent. À San Francisco, dans la Silicon Valley, et notamment à Menlo Park où Facebook a installée son “campus”, les prix de l’immobilier ont augmenté de manière exponentielle au cours des vingt dernières années. La croissance des géants numériques, la guerre des talents et l’inflation des salaires dans la Tech, ainsi qu’une politique NIMBY en Californie, hostile à la construction massive de nouveaux logements, ont amplifié le creusement des prix (dont les salaires) entre cette région et le reste du pays. Il faut compter en moyenne 3 550 dollars par mois pour louer un logement d’une pièce à San Francisco aujourd’hui. La vie y est si chère qu’on vit relativement mal avec un salaire inférieur à 100 000 dollars par an (ce qui est évidemment largement au-dessus du salaire médian de l’Etat). La région peine donc à recruter les travailleurs/travailleuses dont elle a besoin, notamment les professeurs, dont les salaires sont trop bas. Et pour pouvoir recruter des ingénieur.e.s sur place, les entreprises numériques offrent des salaires toujours plus élevés, des primes pour se loger (souvent 1000 dollars par mois en plus du salaire). L’inflation délirante des prix de l’immobilier dans la région a poussé de plus en plus d’entreprises numériques à tenter leur chance ailleurs et/ou à multiplier le télétravail pour limiter le coût des bureaux et des salaires. Le développement massif du télétravail pourrait à terme limiter cette inflation et aboutir à des inégalités géographiques un peu moins fortes. Mais dans certaines villes, les populations locales voient d’un mauvais oeil l’arrivée des télétravailleurs du numérique, car elle risque de provoquer chez eux … des hausses de prix.
La plupart des entreprises sans bureaux, comme Buffer, Gitlab ou Automattic, ajustent déjà les salaires qu’elles payent en fonction du lieu de résidence de leurs salarié.e.s, à l’exception notable de Basecamp, dont les fondateurs se sont fait connaître dans le monde entier grâce à leurs publications sur le télétravail et l’organisation (Rework, Remote, It Doesn’t Have to Be Crazy At Work). La plupart de ces entreprises sans bureaux réussissent des prouesses avec des mises de départ bien inférieures, non seulement en économisant le prix des bureaux, mais également en économisant le surcoût salarial de la Silicon Valley. C’est pour cela que le monde du capital-risque s’y intéresse tant : on va plus loin en investissant un million de dollars dans une entreprise comme celles-là qu’avec un million de dollars dans une entreprise avec des bureaux au centre de San Francisco. Ces entreprises ont su faire de l’absence de bureaux un atout et appris à séduire des candidats talentueux en leur offrant la flexibilité au travail et le choix du lieu de résidence. Comme le souligne Rodolphe Dutel, spécialiste du travail en remote et ancien de Buffer, le salaire peut être élastique, c’est-à-dire que l’entreprise ajustera votre salaire à la hausse si vous partez vous installer dans une région où le coût de la vie est plus élevé. Dans un souci de ne pas créer un système de castes, ces entreprises ne veulent pas empêcher la mobilité des salarié.e.s.
In fine, c’est bien la nature du contrat qui vous lie à votre employeur qui est en jeu. Le/la salarié.e est-il/elle en position de force ? Y a-t-il une relation de confiance ? Doit-on s’engager à ne pas déménager quand on signe un contrat ?Le “géo-arbitrage”, c’est-à-dire le fait de choisir d’installer une filiale ou une activité dans un pays (région) plutôt qu’un autre pour optimiser les coûts (de main-d’oeuvre) ou la fiscalité, est la réalité de tous les grands groupes internationaux. Mais là où une équipe de salarié.e.s partage le plus souvent le même employeur (une filiale, par exemple), elle ressent une certaine unité. Or la montée actuelle du télétravail se fait dans un contexte de fragmentation croissante de l’entreprise : on fait de plus en plus appel à des entreprises prestataires et des freelances pour externaliser des tâches qui pourraient être effectuées par des salarié.e.s. L’arbitrage n’est donc pas seulement un arbitrage de salaires entre individus vivant à différents endroits du globe, mais un arbitrage entre l’interne et l’externe, entre les RH et les achats. C’est sans doute cela qui fait dire à Rodolphe Dutel que pour les ingénieur.e.s, la concurrence sera de plus en plus une concurrence mondiale, via des prestataires et plateformes toujours plus nombreux qui proposent des prestations à moindre coût.
Jusqu’ici les spécificités légales et fiscales et les barrières culturelles protégeaient une grande partie des travailleurs/travailleuses du géo-arbitrage, mais cela pourrait changer à l’avenir. Il reste encore compliqué administrativement, culturellement et fiscalement de gérer des salarié.e.s sur plusieurs lieux, a fortiori plusieurs pays. Seul.e.s les travailleurs/travailleuses à distance maîtrisant les codes culturels (et linguistiques) du pays de l’entreprise qui les emploient sont en concurrence avec les locaux. Mais il est probable que les startups / écoles / formations se multiplient pour apporter aux Asiatiques, Africains, Américains du Sud les codes linguistiques et culturels pour concurrencer les Américains et les Européens sur de plus en plus de tâches qui peuvent être réalisées à distance. D’autres entreprises s’attaquent aux frictions administratives pour faciliter le travail avec des équipes distribuées. Puisque laisser ses salarié.e.s choisir leur pays de résidence, cela reste un casse-tête légal et fiscal, qui coûte cher (vous devez avoir des avocat.e.s spécialisé.e.s pour chaque juridiction), une startup comme Deel, soutenue par la firme Andreessen Horowitz, aide les employeurs à se conformer aux règles locales en fonction de l’endroit où leurs employé.e.s choisissent de vivre. C’est aussi ce que propose la plateforme Upwork : en plus de son activité de plateforme pour les indépendants, elle aide les entreprises à embaucher qui elles veulent, où elles veulent, sous le statut qu’elles veulent, sans avoir à se soucier des règles de conformité transfrontalières. (C’est ce qu’explique Nicolas Colin dans un numéro de European Straits consacré à ce sujet). Il reste encore le casse-tête de la fiscalité (l’employé.e doit payer ses impôts directs dans le pays où il/elle vit).
En conclusion, alors que la mondialisation semble freinée par la pandémie et la montée du protectionnisme, il est probable que la croissance du télétravail accélère la mondialisation des marchés de prestations intellectuelles et mette de plus en plus en concurrence des travailleurs/travailleurs de zones géographiques différentes. Est-ce là ce que Zuckerberg avait en tête quand il a parlé de l’ajustement des salaires en fonction du lieu de résidence ? Ou bien a-t-il seulement fait preuve de maladresse ?
Inspirez-vous davantage sur : Laetitia Vitaud
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