Santé des femmes au travail : différencier n’est pas discriminer !
08 avr. 2024
5min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Si le monde du travail a été globalement pensé par et pour des hommes, la prise en compte de certaines différences biologiques semble néanmoins indispensable. Pour notre experte Laetitia Vitaud, loin de constituer une discrimination, cette distinction représente même l’opportunité d’un progrès pour le bien de tous et toutes en entreprise.
En France, une récente proposition de loi visant à instaurer un arrêt de travail pour les règles douloureuses a été rejetée par le Sénat, en février 2024. L’un des arguments soulevés : cela relèverait de la discrimination… En matière de santé au travail, on a longtemps fait comme si tous les sujets étaient neutres du point de vue du genre, tout le monde se retrouvant ainsi logé à la même enseigne. Pourtant, force est de constater que les femmes font face à des risques et des difficultés spécifiques.
J’ai grandi dans une philosophie très universaliste : on m’a appris que la différenciation était mauvaise. Qu’en mettant trop l’accent sur leurs différences, les femmes donnent des bâtons pour se faire battre. Qu’il faut absolument montrer qu’on est « pareilles » et qu’il faut nous traiter « pareillement ». Il m’a fallu des années pour me défaire de cette croyance, afin de comprendre qu’il s’agit d’une injonction à se fondre dans un moule qui n’est pas adapté pour nous. Cela explique aussi pourquoi j’ai beaucoup de mal aujourd’hui avec l’emploi du mot « hommes » pour parler des hommes et des femmes, tant je sais que les femmes ne sont pas toujours incluses.
Si le monde du travail a été pensé par et pour des hommes -le temps et l’espace de travail, la culture managériale et les équipements ont été conçus pour un travailleur « par défaut » soit disant « universel » qui est en fait masculin-, la prise en compte de certaines différences biologiques est indispensable pour améliorer la productivité, la santé, la sécurité et le bien-être de tous et toutes. Ou au fond, pourquoi différencier n’est pas forcément discriminer !
Le coût de l’ignorance du corps au travail
Maux de dos ou de tête, troubles musculo-squelettiques, règles douloureuses, bouffées de chaleur, envie d’aller aux toilettes… On aimerait n’être que pur esprit quand il s’agit de produire. Avoir un corps, c’est contraignant, alors parfois on préfère l’ignorer. Surtout, on a longtemps préféré ignorer que les corps sont différents. Le travail industriel a été conçu pour des ouvriers interchangeables, rentrant tous dans le même moule pour mieux faire tourner les chaînes d’assemblage. Cela serait peut-être même plus commode d’avoir des machines à la place des travailleurs.
Mais au travail, ne pas prendre en compte les différences d’anatomie, c’est mettre en péril la productivité et la sécurité. Dans un livre incontournable intitulé Femmes invisibles - Comment le manque de données sur les femmes dessine un monde fait pour les hommes, l’autrice britannique Caroline Criado Perez montre combien la non prise en compte des différences d’anatomie est dangereuse pour les femmes. De quelle manière ? Par exemple, les normes de sécurité dans les voitures (ceintures, airbags…) protègent moins bien les femmes, tout comme les équipements de protection (masques, gants, combinaisons…) qu’on utilise au travail. Souvent, les normes d’équipement ignorent complètement la présence des seins des femmes (quelle idée d’avoir des seins aussi !)
Aux différences anatomiques (qui ne concernent pas seulement le genre) s’ajoutent des différences hormonales et génitales. Depuis le début des années 2010, une nouvelle vague féministe entend parler des « 3 M » -menstruation, maternité, ménopause- au travail. Si la connaissance de l’endométriose a fait un bond en avant, tout comme la lutte contre la pénalité maternelle et la dénonciation de la marginalisation des femmes séniors au moment de la ménopause, force est de constater qu’on n’est qu’au début de ce travail de prise en compte des différences corporelles et hormonales. Les cycles menstruels et les phases hormonales de la vie font bien partie de « l’universel ». Les intégrer dans la réflexion sur le corps au travail est indispensable.
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Un modèle de travail non inclusif « par défaut »
Par défaut, notre monde du travail n’est pas inclusif. Les figures de la réussite passent encore et toujours par un investissement sacrificiel via les fameux « greedy jobs », ces emplois qui exigent un engagement de travail excessif ou des horaires rigides, totalement incompatibles avec des responsabilités familiales et personnelles. Ceux-ci sont associés à des cultures du travail où la disponibilité constante et les longues heures sont valorisées. Des cultures qui, par essence, excluent les travailleurs ayant des obligations familiales, parmi lesquels les femmes sont majoritaires.
Forcément, aujourd’hui encore, le travail gratuit effectué dans la sphère domestique reste très majoritairement porté par ces dernières. Tout comme être mère et/ou aidante implique de ne pas être en mesure d’offrir un nombre d’heures hebdomadaires excessif à un employeur. Par exemple, un emploi de cadre à temps plein est quasi-impossible pour une mère solo avec des enfants en bas âge, si elle n’a pas les moyens de se faire aider. L’économiste Claudia Goldin, qui a reçu le Prix Nobel d’économie en 2023, a révélé les mécanismes de cette pénalité maternelle, résultat d’une division inégale du travail domestique et du soin aux enfants.
Quelles sont les conséquences de ce modèle « par défaut » du travail ? Selon une étude de Santé publique France, les femmes seraient deux fois plus touchées par les troubles psychiques au travail. À cause de la double journée de travail et de la non prise en compte de leurs réalités biologiques, elles sont plus sensibles à la fatigue et à l’anxiété, et plus susceptibles de faire des burn-out que leurs homologues masculins. C’est le fameux « worry
gap ». Le constat de l’étude est d’ailleurs sans appel : « Le travail est plus souvent un milieu défavorable à la santé psychique et physique pour les femmes. »
Quand le principe de design change la donne
Que serait alors un modèle « par défaut » plus inclusif ? Certainement celui qui laisse plus de temps libre, qui offre plus d’autonomie et de confiance, mais aussi davantage de flexibilité dans ses modalités et ses horaires. La productivité n’est pas linéaire. Même quand on n’a pas de cycles menstruels, il y a une saisonnalité au travail, liée au climat et aux corps, qu’on a trop oubliée dans le monde industriel. Si on prenait aujourd’hui comme persona par défaut, par exemple, une mère solo avec des enfants en bas âge, on rendrait le travail plus agréable pour tout le monde. Plus de temps libre, plus de flexibilité, plus d’autonomie et de confiance, cela ne devrait pas être réservé aux mères ! D’ailleurs, quand ces modalités le sont réservées -comme les emplois à temps partiel, pris en majorité par des mères-, elles s’accompagnent toujours d’une moindre paie.
Toujours selon l’économiste Claudia Goldin, la pénalité maternelle ne peut, selon elle, être atténuée que par des politiques qui favorisent l’équilibre entre vie professionnelle et vie familiale : des charges de travail moins lourdes, des congés parentaux payés, des horaires flexibles et l’accès à des services de garde abordables, voire gratuits. Les entreprises ont tout à gagner à la mise en œuvre de politiques favorables à la famille, car ces dernières aident à retenir les talents féminins et encourager la productivité de tous.
La prise en compte des différences biologiques au travail est un enjeu de santé et d’efficacité pour les entreprises. En revanche, les rôles sociaux ne sont pas une donnée biologique. Prendre en compte les contraintes domestiques des femmes sans rien faire pour inciter les hommes à prendre leur part, c’est perpétuer la paupérisation de ces dernières tout au long de leur vie. En résumé, il est important pour les organisations de faire en sorte qu’on puisse travailler avec des règles, des seins et des bouffées de chaleur, mais pas d’accepter les rôles sociaux comme une donnée immuable…
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Article écrit par Laetitia Vitaud et édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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