Dépression, phobie sociale, troubles anxieux… Faut-il en parler à son/sa boss ?
01 juin 2022
6min
Journalist
Au bureau, les langues se délient plus facilement qu’avant sur la question de la santé mentale. Profiter de l’élan pour en parler avec son ou sa manager reste malgré tout perçu comme une prise de risque, dont il est difficile de prédire le résultat. Certainˑes ont sauté le pas : alors, ça valait le coup ?
Il y a cinq mois, Susannah Scheller a compris qu’elle devait parler à sa boss de son état psychologique. Directrice technique à San Antonio, au Texas, Susannah sentait que sa dépression empirait au point d’impacter son travail. Pas facile cependant d’amorcer la discussion. « Honnêtement, j’étais un peu morte de trouille. J’allais de plus en plus mal et je savais que c’était parti pour durer un moment. Je devais un minimum de transparence à ma cheffe, mais je n’avais aucune idée de ce qui allait se passer après. »
En 2021 aux États-Unis, les employeurs ont été 87 % à constater que leurs collaborateursˑrices évoquaient plus qu’avant leur santé mentale dans le contexte du travail – un chiffre qui n’étonne qu’à moitié dans un contexte de crise sanitaire mondiale qui a bousculé notre quotidien. S’il semble moins tabou désormais d’aborder le sujet au bureau, les résultats produits varient beaucoup d’une situation à l’autre. Une étude a ainsi montré que, parmi les 65 % de salariéˑes américains ayant tenté de parler santé mentale avec leur hiérarchie en 2021, la moitié s’est plus au moins heurtée à un mur.
Ashley Carr vit à Birmingham, en Alabama. Comme Susannah, elle avait une boule au ventre à l’idée d’aborder le sujet avec son boss. « Parler de ça, c’est risquer d’être stigmatisée au travail. Je n’avais pas envie d’être jugée, et encore moins traitée différemment. » Elle hésite donc à parler de sa phobie sociale, craignant que son chef n’y voie un frein à la bonne conduite de sa mission (un poste en magasin impliquant justement de fréquents échanges avec d’autres). « Je voulais vraiment garder ce job, j’en avais besoin financièrement. » À l’époque, Ashley souffre d’un trouble du stress post-traumatique et subit des crises d’angoisse – y compris au travail. Elle estime devoir une explication à son manager.
« Les salariéˑes sont en général, et souvent à juste titre, paniquéˑes à l’idée que leur boss ne les voie plus comme avant et, pire, ne les considère plus capables de bien faire leur travail », commente Melissa Doman, psychologue du travail et des organisations, ancienne thérapeute spécialisée en santé mentale et auteure du livre (non traduit, ndlr) Yes, You Can Talk About Mental Health at Work: Here’s Why (and How to Do It Really Well). « Il est rare de voir les troubles psychiques, quels qu’ils soient, perçus comme un point fort dans le monde de l’entreprise. Les personnes concernées préfèrent donc se taire pour éviter toute forme de sanction professionnelle. »
Les salariéˑes souffrant d’un trouble psychique ou traversant une mauvaise passe craignent de perdre leur job, d’être cataloguéˑes « moins compétentˑes », mais aussi de subir une certaine mise à l’écart sociale. Aux États-Unis, 70 % des employéˑes estiment ainsi que la stigmatisation autour de la santé mentale est une réalité au travail. Et quid du fait de devoir dévoiler des informations très personnelles dans un contexte professionnel ? « J’aurais aimé ne pas avoir à m’expliquer, confie Ashley Carr. Cela relève de l’intime, en fin de compte, et je n’avais pas envie que les gens soient au courant. »
Un risque à prendre
Des facteurs comme la culture de l’entreprise, les ressources à disposition sur place et la personnalité des managers orienteront grandement l’issue du dialogue entamé par le ou la salariéˑe concernéˑe. « Les managers sont avant tout des êtres humains », rappelle Melissa Doman – et peu ont été forméˑes à traiter et (bien) gérer ce type d’informations ou même sensibilisés au sujet de la santé mentale tout court. De quoi générer un malaise lorsqu’on se trouve confronté à une situation dont on n’a pas les clés, à la peur de faire un faux pas. Une méconnaissance qui peut aussi susciter des doutes quant à la manière de faire ensuite passer l’information à qui de droit.
À New York, Will Kesselman, travaille pour une organisation gouvernementale œuvrant contre les maltraitances faites aux enfants et aux adultes. Il s’agit d’un travail sous pression, dans lequel il est souvent confronté à des cas difficiles. Le stress fait donc partie de son quotidien. Il y a un an, il s’est ouvert à ses supérieurs au sujet de ses craintes et de l’impact de son travail sur son bien-être mental. Sa démarche a semblé plutôt bien accueillie : il a rapidement été orienté vers un programme de soutien psychologique. Mais peu après, « des bruits de couloirs ont commencé à circuler à mon sujet. »
S’il ne voit pas là un acte malveillant de la part de sa direction (qui aurait sciemment divulgué des informations à son sujet), il ne peut qu’en constater les effets négatifs sur sa vie professionnelle. « Personne n’a envie d’être celui qui va mal ou souffre d’un trouble psychique. Cela a clairement mis à mal ma position au travail. On ne me confie plus les missions les plus intéressantes, comme c’était le cas avant. »
Pour couronner le tout, il apprend que sa mutuelle ne prendra pas en charge l’assistance psychologique proposée : il lui faut donc tirer une croix sur cette perspective. Le plus dur à vivre demeure toutefois le sentiment d’être jugé par ses collègues et sa hiérarchie : « Si c’était à refaire, je ne recommencerais pas. La stigmatisation est trop forte. »
Quand le soutien est là
Ashley Carr a eu plus de chance. Son chef s’est montré particulièrement compréhensif au sujet de sa phobie sociale et a posé des actes pour lui faciliter la vie au travail. « Dès que l’angoisse montait ou que je me sentais sur le point de craquer et que je lui en parlais, mon chef me prenait à part et me demandait de quelle façon il pouvait m’aider. » La solution est parfois passée par le fait de convoquer un plus petit nombre de personnes à une présentation, afin qu’Ashley puisse prendre la parole dans un contexte moins stressant pour elle. « J’avais l’impression que mes réactions dans certaines situations étaient mieux comprises. J’ai bénéficié, autant que possible, de petits aménagements, sans que cela pénalise les autres. »
Au Texas, Susannah Scheller a été, elle aussi, heureusement surprise du soutien apporté par sa responsable. À l’occasion d’un point hebdomadaire, cette dernière lui demande comment elle va. Susannah voit là l’occasion de parler : « J’ai d’abord fondu en larmes, puis je me suis confiée sur ma dépression, en lui expliquant que parfois je n’arrivais même pas à m’extirper du lit. »
Susannah se retrouve démunie quand on lui demande comment l’entreprise pourrait l’accompagner au mieux. Elle ne sait pas quoi répondre. Sa cheffe lui suggère d’aller voir unˑe thérapeute. Puis, face à l’inaction de Susannah, cette même cheffe prend les devants : « Elle m’a dit que j’avais besoin d’aide et que comme je ne pouvais pas me le permettre financièrement, elle allait me payer mes séances le premier mois, à condition que je commence tout de suite. »
Les séances portent si bien leurs fruits que Susannah décide de poursuivre et de financer elle-même sa thérapie. Au bout d’un temps, elle se sent suffisamment solide pour demander de l’aide à ses collègues lors d’une réunion mensuelle : « On commence toujours par faire un petit tour de table pour savoir comment on va. Moi qui pensais maîtriser les choses au bureau, je venais de réaliser que j’étais plutôt en mode survie au quotidien. Je me suis confiée là-dessus auprès de mes collègues. »
Sa responsable a également proposé à Susannah d’adapter ses horaires pour lui permettre de souffler et d’éviter les pics de stress. Des actes grâce auxquels « Ma vie professionnelle est plus confortable qu’avant. J’ai l’esprit un peu plus libéré et j’ai vraiment gagné en productivité. »
Préparer et amorcer le changement
Il va de soi que tous les managers ne sont pas en mesure d’en faire autant pour leurs N-1. Mais d’autres solutions peuvent être bien accueillies : « Cela peut passer par le simple fait d’orienter la personne vers une plateforme communautaire de soutien en ligne, par exemple », explique Melissa Doman.
Les salariéˑes ont par ailleurs intérêt à mettre toutes les chances de leur côté avant de s’entretenir avec leur direction.
Tout d’abord, acceptez le fait que ce premier échange ne sera pas le dernier. D’autres suivront vraisemblablement. On peut en effet penser que vous et votre manager apprendrez ensemble et progressivement à gérer la situation. Et cela peut prendre du temps. Dans l’idéal, les discussions qui suivront « permettront de repartir dans une meilleure direction, de réaligner votre relation et de tisser un lien », indique Melissa Doman. Vous avez le sentiment de ne recevoir aucun soutien ? Tournez-vous peut-être vers les ressources humaines ou allez frapper plus haut.
Ensuite, soyez au clair avec ce que vous attendez de cet échange. « Si vous vous contentez de vider votre sac sans avoir préparé l’entretien, il y a des chances que les choses vous échappent ou partent dans la mauvaise direction, poursuit la psychologue du travail. Pourquoi avez-vous à cœur d’en parler au bureau ? Et à qui voulez-vous en parler ? Qu’attendez-vous en retour de cette personne ? Que voulez-vous à tout prix éviter ? Faites en sorte que cela soit clair dès le départ, afin qu’il y ait zéro confusion. »
Risqué, le fait de s’ouvrir à notre manager sur notre état mental ? Peut-être. Mais le jeu peut largement en valoir la chandelle. Se lancer et obtenir le soutien attendu de la part de notre direction et de nos collègues permet, selon les mots de Melissa Doman, de nous assurer « une sacrée sécurité psychologique. »
Des prénoms ont été changés.
Traduction Sophie Lecoq
Photo Thomas Decamps
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