Syndrome Cover Your Ass : se couvrir au taf est-il le reflet d'un climat dégradé ?

23 nov. 2023

4min

Syndrome Cover Your Ass : se couvrir au taf est-il le reflet d'un climat dégradé ?
auteur.e
Pauline Allione

Journaliste independante.

contributeur.e.s

On connaît toutes et tous les manifestations du syndrome Cover Your Ass, ces tactiques de communication pour se protéger individuellement et anticiper d’éventuels problèmes au travail. Mais de quoi se prémunit-on exactement ? Et est-il possible de s’en émanciper ? Isabelle Barth, professeure agrégée et chercheuse en sciences du management et Lucile Quillet, autrice et coach spécialiste de la vie professionnelle des femmes, ont accepté de nous livrer leurs points de vue respectifs sur le sujet.

Isabelle Barth : Le syndrome Cover Your Ass (CYA) -ou « couvrir ses arrières » pour être polie- est un principe de précaution qui peut être pris à titre individuel à travers certaines stratégies pour ne pas être accusé ou pris à défaut, mais aussi à titre organisationnel pour se couvrir de façon juridique et ne pas être pointé du doigt en cas de problème. On l’observe notamment dans la bureaucratie, où les procédures écrites prennent le pas sur les relations humaines. L’aspect pathologique du « CYA » se manifeste par une multiplication de documents et d’e-mails avec toute son entreprise en copie, des formules comme « Je vous rappelle que… », « Comme convenu… ». Cette multiplication d’informations demande beaucoup de temps et d’énergie. Et même si l’on y trouve des explications, ça n’en fait pas une bonne pratique managériale pour autant. Dans certaines entreprises, ces pratiques sont même devenues une habitude : on surmultiplie les personnes présentes aux réunions, les comptes-rendus, les feedbacks… Et à force de prendre des précautions, on ne prête même plus attention à ces informations.

Lucile Quillet : Ces réflexes sont certes un peu pénibles, mais ils ont le mérite de clarifier les choses. Les traces écrites peuvent avoir un air très procédurier, mais elles permettent d’aider d’un point de vue organisationnel, de défendre ses intérêts, voire de se prémunir contre des formes de harcèlement. Tout ce qui est écrit fait effet d’acte et a, par conséquent, une valeur. Tout le monde couvre ses arrières : c’est un salarié qui rend compte d’un échange avec son manager par e-mail, un autre qui met son nom sur une présentation pour éviter qu’on ne lui vole son travail… Je pense que les déceptions antérieures nous poussent à adopter ces stratégies. En coaching, j’explique souvent aux femmes : « Vous devez être votre propre agente ou commerciale, car il faut non seulement bien travailler et mettre en avant son travail, mais aussi devenir votre propre vigie du droit du travail. »

« Dans ce contexte, on crée des réflexes qui ne sont pas les bons, le syndrome CYA se faisant le symptôme d’un climat délétère. »

I.B. : Il s’agit, en effet, de bonnes pratiques, qui relèvent même parfois de la survie. Mais elles disent quelque chose du monde du travail : un manque de confiance ou de moyens, une tendance à chercher des boucs émissaires, un climat peu enclin à la prise de risque… Dans ce contexte, on crée des réflexes qui ne sont pas les bons, le syndrome CYA se faisant le symptôme d’un climat délétère. Au cours de mes recherches je n’ai trouvé qu’une seule documentation, américaine et assez ancienne, sur le sujet. À mon avis, le syndrome CYA est noyé dans le thème de la confiance qui est, elle, largement étudiée par les académiques en management. Le phénomène n’a pourtant rien de nouveau, même s’il a pris d’autres proportions avec la multiplication des e-mails, notre aversion grandissante du risque et la judiciarisation de la société, puisqu’un message Whatsapp peut aujourd’hui constituer une preuve.

L.Q. : Pour ma part, je trouve que le syndrome CYA se fait l’expression d’un droit du travail qui n’est pas assez démocratisé : quand il s’agit de protéger son travail, on peut très vite être qualifié de paranoïaque ou de procédurier, alors que ce sont parfois des pratiques saines. En France, j’ai le sentiment qu’il faut poser soi-même ses limites. Et lorsqu’on se retrouve dans une situation de David contre Goliath, on se sent très vite seul. C’est une charge individuelle, d’où cette position défensive. La confiance en entreprise est aujourd’hui rare à tous les niveaux, il y a aussi des managers qui n’ont pas confiance en le soutien que leur porte leur entreprise.

I.B. : Beaucoup de managers sont effectivement mal formés, ils ont peur et se couvrent, ou gèrent mal leurs émotions. Le « CYA » est le syndrome d’une pathologie de l’organisation et d’une déviance du management, qui peut être pratiqué par le collaborateur pour s’en protéger, mais aussi par l’entreprise et son management pour se prémunir de leurs collaborateurs ou clients.

L.Q. : Oui, pour recréer la confiance, on a besoin de plus de transparence, de former les managers aux bonnes pratiques et au droit du travail. Bref, de créer de la clarté. Ce n’est pas tellement pour couvrir ses arrières, mais je recommande souvent d’avoir une fiche de poste pour savoir quelles sont ses missions, ses responsabilités, son salaire. Si on en fait plus que prévu, la fiche de poste permet de parler le même langage au moment de demander une augmentation ou de discuter de son contrat.

« Il vaut mieux protéger son poste et son travail, plutôt que de ne rien faire au nom de la sympathie. »

I.B. : Nous avons aussi besoin de comportements managériaux qui tendent vers la reconnaissance du travail, le respect, la confiance… La sécurité psychologique est le levier n°1 de la performance dans les entreprises. La confiance est un fluidifiant des organisations : quand vous avez confiance vous n’avez pas besoin de tout réécrire ou d’enregistrer, vous gagnez du temps et prenez plaisir à travailler ensemble.

L.Q. : Malgré tout, un climat de confiance n’exclut pas les traces écrites et les comptes-rendus de réunions selon moi. Ne serait-ce que pour éviter des erreurs de maladresse ou d’inattention. Prenons l’exemple d’une femme qui part en congé maternité : le fait qu’elle soit dans une entreprise où elle est en confiance ne doit pas l’empêcher d’envoyer un courrier recommandé, par peur de casser l’ambiance. Vis-à-vis d’une discrimination connue, le risque est bien supérieur au bénéfice. Il vaut mieux protéger son poste et son travail, plutôt que de ne rien faire au nom de la sympathie. Sans noircir le tableau, je vois beaucoup de femmes qui avaient confiance en leur entreprise et qui ont été déçues. Il est injuste d’avoir une épée de Damoclès au-dessus de la tête, parce que l’on risque de décevoir en ne montrant pas que l’on a confiance.

I.B. : C’est certain, mais lorsque ça ne relève pas de la survie, on gagnerait tellement à arrêter de couvrir nos arrières. On éviterait d’aller au travail avec la boule au ventre et dans un état de vigilance permanent. On éviterait ces zones d’ambiguïté où l’on a toujours l’impression de mal faire. On éviterait les climats de méfiance généralisée. Et l’on verrait plus d’initiatives, de créativité et d’innovation, ce dont les organisations ont besoin.

L.Q. : Oui, si on ne devait pas avoir ces réflexes d’auto-défense on gagnerait du temps, une légèreté d’esprit et de l’espace mental pour d’autres tâches potentiellement plus intéressantes et épanouissantes. Mais pour cela, il faut que des responsabilités soient prises à une échelle supérieure.

Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.

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