Surveillance et présentéisme : 6 pratiques toxiques du management à distance
04 mars 2021
9min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Depuis mars 2020, le télétravail connaît une croissance extraordinaire et questionne le management tel qu’on le connaît dans toutes ses dimensions. De nombreux/nombreuses salarié·e·s vivent la plus grande flexibilité par rapport au temps et à l’espace de travail comme une libération. Pour d’autres, la réorganisation du travail a permis un gain d’autonomie et des apprentissages nouveaux. Certains encore ont pu révéler des talents insoupçonnés grâce aux outils collaboratifs. On constate aussi que le télétravail s’accompagne de plus d’horizontalité dans la communication et la collaboration, ce qui a pour effet de transformer la culture hiérarchique très pyramidale à la française.
On pourrait naïvement penser que le management toxique diminue avec la distance. Après tout, pouvoir prendre (physiquement) de la distance avec le harcèlement d’un·e manager, cela ne peut être que bon, non ? Hélas, le télétravail n’est pas une baguette magique qui transforme automatiquement la culture et le management. Non seulement le management toxique ne disparaît pas soudainement avec la distance, mais il peut même devenir pire avec les outils numériques.
À distance, le management toxique se fait plus intrusif. Il fait fi des limites de temps et d’espace et s’immisce encore plus dans l’intimité des travailleurs / travailleuses concerné·e·s. Les micromanagers demandent des comptes numériques et des tableaux détaillant chaque minute travaillée. Les pervers narcissiques bombardent leurs proies de notifications multiples de sorte qu’ils/elles n’ont plus de répit. À l’âge du « capitalisme de surveillance » (c’est le titre du livre magistral de Shoshana Zuboff), le management toxique capte les données des salarié·e·s, conditionne leur comportement et se fait omniprésent et tentaculaire.
Sur Instagram, nous avons recueilli une quantité impressionnante de témoignages de salarié·e·s victimes de management toxique à distance. À vrai dire, nous ne pensions pas recevoir tant de réponses à notre appel à témoignages ! Les centaines de commentaires reçus laissent penser que le management toxique est hélas loin d’être marginal. Nous avons discuté avec certain·e·s d’entre eux/elles. Beaucoup racontent être surveillé·e·s comme jamais et n’avoir plus aucun répit.
Pour eux/elles, c’est comme si leurs managers veulent le beurre et l’argent du beurre : les avoir bien à l’œil sur les horaires de bureau et attendre de la réactivité à toute heure en dehors des heures officielles de travail. L’aliénation complète côté salarié·e et la plus grande flexibilité côté manager, qui attend une disponibilité totale. La toxicité managériale armée des applications numériques touche les salarié·e·s en permanence via leur smartphone, envahit leur intimité, leur chambre à coucher, leurs nuits et leurs jours.
La surveillance tatillonne de toutes les communications des salarié·e·s
Emails, messagerie ou outils collaboratifs : toutes les communications professionnelles des salarié·e·s peuvent être surveillées par l’entreprise. À l’origine, il s’agissait de protéger les organisations contre le risque d’espionnage industriel. Tout ce qui se passe sur les outils mis à disposition des salarié·e·s était présumé d’ordre professionnel et pouvait être contrôlé. Mais la réalité légale est devenue plus complexe à mesure que les usages ont évolué.
À partir du moment où l’essentiel des échanges informels, qui se passaient auparavant à la machine à café, ont lieu désormais sur des canaux électroniques, il est naturel que les emails et outils collaboratifs en portent la trace, que la frontière entre le formel et l’informel s’assouplisse et qu’on mette des limites à la surveillance totale des entreprises.
La jurisprudence a déjà évolué : les salarié·e·s peuvent protéger le secret de leurs correspondances personnelles à l’aide de leurs outils de travail en ajoutant des mentions telles que « Privé » ou « Personnel ». Plus il y aura d’échanges informels sur les réseaux d’entreprise, plus les relations entre les membres d’une équipe pourront être renforcées. Pour cela, de nouveaux espaces de liberté sont nécessaires. Et entre la multiplication des outils de communication (WhatsApp, Signal, Telegram) et le fait que les salarié·e·s utilisent de plus en plus leurs outils personnels pour travailler (le fameux bring your own device, ou BYOD), les usages évoluent plus vite que la loi et la jurisprudence.
On nous a aussi rapporté une surveillance des appels téléphoniques accentuée : « Les appels normalement ne sont pas écoutés mais plusieurs fois des remarques étaient faites pendant les visio avec tout le monde “je crois que certains se relâchent un peu”. A chaque fois des choses ressortent pendant les réunions. On se demande parfois pourquoi ils font des reproches alors qu’on en a jamais parlé directement avec eux. On a vite compris qu’on était sur écoute ou qu’ils lisaient nos conversations, sans notre consentement, évidemment. »
Quoiqu’il en soit, faire sentir aux salarié·e·s qu’on surveille tous leurs faits et gestes reste une pratique insupportable et contre-productive en termes de management. Au vu des témoignages que nous avons recueillis, certaines pratiques de surveillance constituent des formes de harcèlement. Un·e manager qui utilise la surveillance électronique pour signaler à son / sa salarié·e qu’il / elle l’a constamment à l’œil lui signale ainsi une relation de domination. « Tu es en mon pouvoir, ton intimité m’appartient ; tu es dominé·e »
La tenue militaire de réunions quotidiennes en visio… à 8h, 14h et 18h
Grand classique du présentéisme de bureau, la réunion tôt le matin et / ou tard dans l’après-midi se retrouve à distance. Pour être bien sûr·e qu’aucune sieste ou course n’est possible, certain·e·s managers y ajoutent la réunion de fin de matinée et/ou celle de début d’après-midi…
Certaines réunions sont effectivement utiles, mais dans le choix des horaires et la fréquence, on trouve des traces de « présentéisme » extrême. Il reste hélas tant de réunions franchement inutiles, dont le but essentiel, parfois même affiché, est de vérifier que le/la salarié·e n’est pas en train de passer du bon temps.
Souvent ces réunions-là se multiplient précisément là où l’on pourrait se passer d’un contrôle strict des horaires et effectivement accorder plus de flexibilité. Il s’agit d’une pratique sadique basée sur l’idée que le plaisir, la joie et la liberté n’ont pas leur place sur les heures payées…
« Quand j’avais le Covid j’étais en télétravail, mon responsable m’a appelé tous les jours à 8h, 14h et 18h pour voir si je travaillais bien … et m’a même proposé d’aller bosser de 7h à 8h … car il y avait personne au bureau » raconte une des personnes qui a témoigné sur le sujet.
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Le remplissage frénétique d’un tableau Excel pour demander des comptes sur chaque minute de travail
Plusieurs personnes racontent avoir dû rendre des comptes sur leur travail dans un tableau Excel. « Nous devions justifier dans un tableau Excel toutes les minutes de notre journée, de notre prise de poste à notre départ avec les références de dossiers traités et les heures de début et de fin de chaque dossier, et justifier du temps entre chaque dossier (comme le temps passé aux toilettes, ou à chercher un document) »
« L’enfer » que décrivent ces personnes, c’est celui de devoir rendre des comptes sur chaque instant, de vivre dans un climat où la confiance fait tellement défaut qu’on sait que, a priori, on ne vous donnera jamais le bénéfice du doute et on vous soupçonnera toujours de mentir. Du coup, on a effectivement intérêt à menir quand c’est possible…
L’enfer de la méfiance se double d’un gaspillage de temps monumental. Le temps éventuellement gagné sur les transports est passé à remplir des tableaux pour rendre des comptes, avec le problème que le remplissage du tableau ne compte pas comme un vrai travail. En d’autres termes, cela s’ajoute à la charge de travail. Cela joue souvent un rôle dans les cas de burnout.
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Le pointage déguisé sur Teams ou Slack
La pointeuse fait partie de ces objets emblématiques du travail des ouvriers/ouvrières à l’usine. Loin d’avoir disparu, elle a pris des formes multiples dans le monde des services. Dans la vie de bureau, la pointeuse a pris la forme du présentéisme, et d’un contrôle social plus subtil. Celles/ceux qui entendent « tu prends ton après-midi » quand ils/elles vont chercher un enfant à la crèche à 17h30 connaissent bien le sujet.
Le pointage se retrouve en ligne sur les réseaux sociaux d’entreprise. On peut en effet voir si les salarié·e·s sont connecté·e·s ou pas. Bien sûr, grâce aux smartphones, les salarié·e·s disposent d’une certaine liberté de mouvement qu’ils/elles n’ont pas avec le pointage physique de bureau.
On peut « pointer » sur Teams tout en amenant son enfant à l’école. Mais celles/ceux qui doivent le faire souffrent alors d’une surcharge cognitive permanente. Faire acte de présence sur les réseaux virtuels tout en accomplissant d’autres tâches domestiques et familiales, c’est usant. Le « multitasking » forcé est nuisible à la concentration. Pour celles/ceux qui y sont contraint·e·s, c’est perçu comme du gaspillage : « Devoir dire bonjour sur Teams avant 09h30 pour s’assurer qu’on est là (…) on doit pointer en se connectant (…) Pathétique ! »
Dans certaines équipes, le « présentéisme » sur les outils collaboratifs devient extrême. Certain·e·s salarié·e·s ressentent une forme de pression à occuper cet espace virtuel pour se faire bien voir, sous peine d’être oublié·e·s de leur manager ou perçu·e·s comme moins investi·e·s au travail. Ils/elles disent y retrouver parfois les jeux politiques ou les jeux de pouvoir typiques de la vie de bureau.
L’intrusion gênante et l’absence d’empathie
Le télétravail massif de la période de pandémie a brouillé les distinctions entre « privé » et « professionnel » de manière inédite. La caméra braquée sur l’intimité de la sphère domestique n’est pas toujours bien acceptée par les salarié·e·s, surtout quand la confiance fait défaut. Les pratiques évoluent donc rapidement en la matière : éteindre sa caméra est devenu acceptable dans de nombreuses équipes et l’utilisation de filtres pour masquer son intérieur devient plus courante.
Les réunions en visio trahissent les inégalités sociales. Elles trahissent aussi les inégalités femmes / hommes. En télétravail, les femmes pâtissent davantage des inégalités domestiques. En moyenne, elles ont moins souvent accès que les hommes à un espace de travail dédié à la maison. Et elles passent plus de temps aux corvées domestiques. Elles apprécient donc particulièrement les cultures d’entreprise où l’on valorise la flexibilité pour tous/toutes.
Dans les cultures où la surveillance est omniprésente et la confiance absente, les intrusions dans ce qui relève du privé seront accueillies avec méfiance. L’une des personnes nous a rapporté avoir mal vécu le fait que son manager lui dise : « J’entends de l’eau… ah, tu fais des machines ? ». Cette intrusion peut être d’autant plus mal vécue que l’on pâtit d’inégalités dans la sphère domestique.
L’intrusion est également mal acceptée quand elle ne s’accompagne d’aucune empathie. Or, faute de partager des moments informels physiques avec leurs salarié·e·s, certain·e·s managers en oublient leur humanité. C’est comme si, à leurs yeux, leurs salarié·e·s se désincarnaient… pour n’être plus que des travailleurs/travailleuses au service des objectifs de l’entreprise.
Cette absence d’empathie caractéristique du management toxique est (tristement) illustrée dans ce témoignage : « Je viens d’avoir un accident, je suis à l’hôpital à la salle d’urgence à 22h30. Ma boss me demande par message l’avancée sur un dossier loin d’être urgent. Je lui demande si on peut en reparler plus tard puisque je lui présente ma situation du moment (aux urgences avec des médecins). Elle me dit “oui bien sûr pardon prends soin de toi” avec des emojis. Quelques minutes après elle m’envoie un autre message pour me descendre et me dire “en cherchant, je vois pas bien ce que t’as accompli depuis le début” etc. Crise de convulsion aux urgences. Ce jour j’ai décidé d’arrêter de travailler pour elle et seulement d’attendre la fin de mon engagement. »
Et dans celui-là : « Jamais ils ne se sont posés la question de savoir si on avait les bon moyens et espaces de travail pour qu’on fasse notre travail correctement. La première chose qu’on nous a demandé c’est “Est-ce que vous vous sentez en danger au vu de l’épidémie?” mais c’était juste pour tâter le terrain et voir s’ils pouvaient nous remettre au bureau. Je trouvais la question sournoise et surtout elle était mal formulée. Le manque d’empathie, c’était la clé de la situation actuelle, de se sentir épié et d’avoir aucun soutien. Jamais il y a eu un lien plus humain. »
Le chronométrage minutieux des tâches
Au début du XXe siècle, l’ingénieur Frederick Taylor a inventé les principes de l’organisation scientifique du travail (OST). Il a observé minutieusement les ouvriers au travail, chronomètre à la main, pour établir pour chaque tâche un « one best way ». Dans ce type d’organisation, il y a ceux/celles qui pensent et ceux/celles qui exécutent, et il y a une durée précise pour chaque tâche. L’OST caractéristique du travail industriel n’a évidemment pas disparu et reste pertinente dans certains domaines et entreprises.
Mais là où on manipule des symboles, là où il faut innover et là où on demande de la créativité, il n’y a plus de « one best way ». Les individus font les tâches qu’on leur demande de manière singulière. Pourtant dans le monde des services, certain·e·s voudraient encore garder l’OST et mesurer les tâches comme le faisait Taylor. Comme ils/elles ne sont pas à une contradiction près, il n’est pas rare qu’ils / elles formulent des injonctions contradictoires et demandent à leurs équipes d’être innovantes tout en leur imposant une durée précise pour chaque tâche (or les deux sont incompatibles).
L’un des témoignages recueillis est éloquent : « Un de mes anciens boss voulait chronométrer les tâches de chaque personne de l’équipe pour qu’on optimise notre taf. On était des graphistes en agence de communication, je précise. On devenait peu à peu des robots vidés de leur âme. 80% de l’équipe est partie l’année d’après… »
Le harcèlement moral (aussi appelé mobbing), caractérisé par des pratiques répétées et systématiques qui mettent en danger la santé et l’intégrité d’une personne, est un phénomène auquel on s’intéresse depuis plus de vingt ans. En France, la parution du livre de Marie-France Hiridoyen en 1998 (Le harcèlement moral) a marqué les esprits. On sait aujourd’hui que le harcèlement moral au travail est courant et qu’il engendre stress, burnout et dépression.
Mais en accélérant la transition numérique du travail, de la communication et de tous nos usages, la période de pandémie que nous traversons devrait nous interroger sur la « transition » du harcèlement moral, c’est-à-dire les nouvelles formes qu’il prend avec les outils numériques. Cela questionne de manière nouvelle les droits des salarié·e·s sur les données produites dans le cadre du travail. Quels nouveaux usages et nouvelles protections devrait-on inventer pour limiter la toxicité managériale devenue tentaculaire avec le numérique ? Une chose est claire : non seulement, le harcèlement ne disparaît pas avec le télétravail, mais il peut même devenir plus toxique encore.
Photo by Thomas Decamps pour WTTJ
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