« En tant que chef, ne pas avoir de diplôme était un gros complexe pour moi »
21 nov. 2022
4min
Journaliste indépendante.
Les jeunes diplômés et les salariés ne sont pas les seuls touchés par le syndrome de l’imposteur. Ceux qui les regardent du haut de l’échelle peuvent en souffrir aussi. Ainsi, 3 % des dirigeants* de nos entreprises seraient concernés. Décryptage de ce phénomène au travers du témoignage de Rémi Boitier – PDG de Gault & Frémont –, un imposteur qui n’en est pas vraiment un.
Le syndrome de l’imposteur – que l’on appelle aussi « syndrome de l’autodidacte » – a été identifié par deux psychologues américaines, Pauline Rose Clance et Suzanne Imes, en 1978. À l’époque, elles le nomment le « phénomène de l’imposteur » pour insister sur sa dimension universelle, amorçant ainsi des décennies de réflexion sur les questions de leadership. Ce phénomène est alors associé à une tendance quasi maladive à sous-estimer ses propres réalisations, ses compétences ou ses capacités. Ainsi, les individus qui souffrent de ce syndrome acceptent difficilement les compliments, justifient leur réussite par un concours de circonstances, une aide extérieure ou simplement « la chance ». Bref, ils peinent à reconnaître leurs talents et leurs accomplissements, qu’ils considèrent comme normaux, simples, à la portée de tous. C’est ainsi qu’en 2014, par exemple, l’Iranienne Maryam Mirzakhani songe a un piratage quand elle est informée par e-mail qu’elle sera la première femme de l’histoire à décrocher la médaille Fields (aka « le Nobel des mathématiques »). Quelques semaines plus tard, elle aurait déclaré : « Pour être honnête, je ne pense pas avoir apporté une énorme contribution à la science ». Et chez nous, en France, nos experts comme nos dirigeants ne sont pas épargnés par le phénomène…
« J’ai évolué très vite, c’était le hasard… »
Rémi Boitier est président du groupe Gault & Frémont, fabricant français de solutions d’emballage alimentaire depuis 1850. Mais avant d’en arriver là, il a dû grimper une échelle. Une très longue échelle. « Mon père était maçon, ma mère femme de ménage. Et à l’école, je n’étais pas très sérieux, reconnaît le dirigeant. Alors on m’a jeté en BEP puis en CAP. J’ai réussi par miracle à retrouver le cycle scolaire classique, avant de terminer ma scolarité avec un diplôme d’électromécanicien. »
Et comme toute victime du syndrome de l’imposteur repentie, Rémi Boitier explique son ascension avec simplicité : « J’ai évolué très vite, c’était le hasard, dit-il avant de se reprendre. Enfin pas uniquement le hasard, c’est vrai. Car quand le train passe, il faut savoir monter dedans ». Le train en question croise sa route à la sortie de son service militaire, alors qu’il trouve un premier emploi en tant qu’adjoint au responsable de l’entretien dans une société industrielle. « Juste avant mon arrivée, mon tuteur s’est blessé et a dû s’absenter pendant trois mois. Alors son boss à lui m’a pris sous son aile », se remémore-t-il. Et c’est dans ce contexte difficile, mais favorable, qu’il fait ses preuves. « J’avais certainement les compétences, c’est vrai, mais ce n’est pas tout. Je suis persuadé que les premiers patrons sont clés, ce sont eux qui nous apprennent tout. » Six mois après son arrivée, Rémi Boitier prend de nouvelles responsabilités et commence son ascension.
Deux ans plus tard, il intègre un autre groupe industriel – Thomson – où il prend peu à peu la casquette de responsable des services généraux. Mais dans cette « France des diplômes » de l’époque, le fait de ne pas avoir de diplôme de l’enseignement supérieur l’empêche d’obtenir le Graal : le statut de cadre. « C’était un gros complexe pour moi, confie-t-il. Aujourd’hui le monde a changé, mais à l’époque je croisais beaucoup de branleurs qui mettaient le nom de leur école sur leur carte de visite. »
« Ça renforçait ma culpabilité alors que je performais dans mon boulot »
Il est ensuite chassé par un cabinet de recrutement parisien pour prendre la responsabilité des Services Généraux d’un nouveau site industriel orléanais. La société passe de 60 collaborateurs à 1200, et il endosse le rôle de directeur de la production. Malgré cette ascension fulgurante, preuve de ses compétences, Rémi Boitier doute toujours de sa légitimité. Son absence de connaissances théoriques en finance et son pragmatisme se heurtent aux règles de fonctionnement des grands groupes. « Je ne comprenais pas les comptes : on parlait de goodwill, de besoin en fonds de roulement… Ça renforçait ma culpabilité alors que je performais dans mon boulot », avoue-t-il. Il décide alors de quitter l’univers des grands groupes et de rejoindre une PME – Gault & Frémont – dont il deviendra PDG quelques années plus tard.
Alors qu’il arrive en tant que chef des fabrications, il négocie une condition simple : que l’entreprise l’aide à obtenir ce fameux diplôme. Le PDG tient sa promesse et Rémi Boitier entame un MBA à l’ESCP, une grande école de commerce. « Ça a été la révélation de ma vie, raconte-t-il. Le premier jour, on fait un tour de table : tous étaient déjà fortement diplômés. Quand mon tour est arrivé, j’étais en sueur, ma chemise était trempée. Mais cela n’a pas duré longtemps car j’ai réalisé que j’en savais autant que les autres et que je ne connaissais simplement pas les bons mots. Moi, j’utilisais des mots simples, mais je comprenais les concepts. La culpabilité est complètement partie. J’ai pris beaucoup confiance en moi. » Son syndrome de l’imposteur évanoui, sa carrière s’accélère encore. « Côtoyer des gens comme ça m’a complètement libéré, reconnaît-il. J’ai compris qu’ils étaient très bons dans le paraître, mais que beaucoup avaient une carrière peu glorieuse. Ça a été une petite revanche. » Après la fin de sa formation, il est désigné DG chez Gault & Frémont. Et six ans plus tard, au départ du Président, il assure la relève. « Je comprends maintenant que ce diplôme ne servait à rien, à part me donner confiance, mais j’en avais besoin. » Rémi Boitier prend sa retraite dans moins d’un an. Et il aura réussi à transformer cette PME familiale en ETI aux performances impressionnantes.
« L’argent et les comptes ne sont pas des sujets tabous, il faut simplement les expliquer »
« Les salariés de Gault & Frémont sont plus pertinents que certains de nos politiques : aucun d’entre eux, des bureaux aux lignes de production, ne confond chiffre d’affaires et résultat », dit-il avec fierté. Car inconsciemment ou non, Rémi Boitier cherche à ne pas reproduire ce sentiment de manque de légitimité, alimenté par de grands diplômés aux mots compliqués. « L’argent et les comptes ne sont pas des sujets tabous, il faut simplement les expliquer. Alors tous les ans, je présente nos résultats en quatre chiffres clés afin que chacun comprenne les mécanismes de l’entreprise. Car les comptes d’une organisation, quand c’est bien expliqué, ce n’est pas plus compliqué que les comptes à la maison », partage-t-il avec conviction.
Cette souffrance, ce sentiment d’imposture n’ont-ils que des mauvais côtés ? Pas forcément. « Cela m’a construit, cela m’a rendu humble, cela a fait ce que je suis, affirme-t-il. Mais surtout, en en parlant aujourd’hui, je me rends compte que c’est moi, plus que les autres, qui ai créé ce complexe. » Qu’il faille un diplôme, une rencontre ou simplement la sagesse des années pour apaiser ces tourments, le syndrome de l’imposteur est, heureusement, un mal qui se soigne.
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* Source : article « Le syndrome de l’imposteur en entreprise »
Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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