“Out of Office” : déjouer les pièges du télétravail et le rendre soutenable
18 mai 2022
8min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
LE BOOK CLUB DU TAF - Dans cette jungle (encore une !) qu’est la littérature traitant de la thématique du travail, difficile d’identifier les ouvrages de référence. Autrice et conférencière sur le futur du travail, notre experte du Lab Laetitia Vitaud a une passion : lire les meilleurs bouquins sur le sujet, et vous en livrer la substantifique moelle. Découvrez chaque mois, son dernier livre de chevet pour vous inspirer. Aujourd’hui, lecture (en anglais) de “Out of Office”, de Anne Helen Petersen et Charlie Warzel. Ou comment le télétravail peut s’avérer être un réel problème pour les travailleurs·euses, s’il n’est pas pensé convenablement…
Quel aura été réellement l’impact de la pandémie sur le travail ? Une chose est sûre : le télétravail domestique est devenu banal pour de nombreux travailleurs de bureau. Il se pourrait aussi que la frontière entre les vies professionnelle et personnelle soit devenue encore plus poreuse et que le travail occupe une place encore plus centrale dans notre vie. Travaillons-nous encore plus qu’avant ? Travailler à domicile ne devrait-il pas au contraire nous aider à remettre en question le caractère dévorant du travail moderne ?
Aux Etats-unis, alors que les travailleurs essentiels de la pandémie sont restés au « front » et que beaucoup d’autres ont perdu leur emploi, ce sont environ 42 % des travailleurs et travailleuses qui ont découvert le home office. Pourtant, après de longs mois épuisants, les personnes et les organisations qui ont essayé de continuer à faire pareil que d’habitude mais à la maison ont réalisé que pour rendre le travail « hybride » soutenable, il faut repenser la façon dont on travaille… et le temps qu’on y consacre.
Avec son conjoint et co-auteur Charlie Warzel, la journaliste Anne Helen Petersen, dont la newsletter Culture Study évoque souvent la toxicité de la culture du travail moderne, tente de s’attaquer au « grand problème et à la grande promesse du télétravail domestique » dans un nouveau livre intitulé Out of Office. En se basant sur leur propre expérience du travail à domicile —ils ont déménagé de New York vers le Montana avant la pandémie à la recherche d’un meilleur équilibre de vie—, Petersen et Warzel sont convaincus que la liberté associée au télétravail à domicile ne sera vraiment bénéfique que si on trouve un moyen de travailler mieux (et moins).
« Voilà la sombre vérité du télétravail domestique : il promet de libérer les travailleurs de la prison qu’est le bureau, mais en pratique, il capitalise sur l’effondrement total de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée », écrivent les auteurs de Out of Office. « La véritable question qui se pose n’est pas de savoir où nous allons travailler mais comment nous allons travailler. Le travail à distance nous oblige à changer le comment. »
La flexibilité ne serait-elle pas un piège ?
Depuis des décennies, les entreprises ont une obsession : devenir plus « agiles » et « flexibles ». Déjà bien avant la pandémie, « la flexibilité était un concept utilisé pour désigner la capacité d’une entreprise à embaucher et licencier rapidement des salariés en fonction des besoins ». Cela a fait émerger une économie du travail à la demande et conduit à une précarité accrue des travailleurs. Selon les auteurs, la flexibilité a également alourdi la charge de travail moyenne des individus. « Les avantages de la flexibilité ont profité presque exclusivement aux entreprises, alors que les travailleurs, eux, sont aux prises avec des niveaux sans précédent d’instabilité économique », écrivent-ils.
« Libres » de travailler comme bon leur semble, la plupart des gens ont laissé le travail envahir subrepticement toutes les dimensions de leur vie. Alors que les entreprises cherchent à devenir plus efficaces, c’est-à-dire à produire plus avec moins de personnels, la charge de travail du travailleur de bureau moyen devient plus lourde et stressante. En bref, la flexibilité s’accompagne de plus de travail, moins de sécurité de l’emploi et moins de protections en tout genre. Comme l’explique l’économiste David Weil, la « fissuration » du lieu de travail se traduit par une augmentation du nombre de travailleurs indépendants et d’entrepreneurs, ainsi que par une diminution de la protection sociale.
Plus précaires, les travailleurs ressentent plus de pression à la performance. « C’est là qu’intervient la culture de la productivité. Elle concerne l’exécution du travail : faire une to-do list, vider sa boîte mails, rédiger et envoyer des mémos, organiser des réunions ou accomplir des tâches qui transforment ces tâches intangibles du travail de la connaissance en quelque chose de tangible. Certaines de ces tâches ont un sens, d’autres sentent le désespoir, mais toutes donnent au travailleur le sentiment d’être productif. » Au lieu d’être productifs pour avoir plus de loisirs et de temps de repos, les travailleurs « flexibles » finissent par travailler tout le temps.
Pour Petersen et Warzel, ce type de flexibilité brisera les travailleurs et le lien social si les entreprises ne comprennent pas qu’il est dans leur intérêt de rendre le travail plus soutenable. Concrètement, cela signifie qu’il faudrait embaucher suffisamment de personnes pour qu’à tout moment, plusieurs membres de chaque équipe puissent être malades, en congé parental ou en vacances sans que le reste de l’équipe ne subisse une charge de travail ingérable. Cela signifie que le travail synchrone (principalement les réunions) doit être réduit au minimum et impliquer le moins de personnes possible. Enfin, il s’agit de mettre un terme à la confusion entre le travail et l’apparence du travail (le présentéisme), grâce à une meilleure évaluation du travail.
Enfin, la flexibilité soutenable, cela signifie aussi que les managers devraient mettre en place des garde-fous pour protéger le temps libre et le repos de leurs équipes. Cela peut prendre la forme d’une semaine de travail de quatre jours : « La véritable innovation de la semaine de quatre jours est l’échange conscient de la fausse productivité contre un véritable travail collaboratif à l’échelle de l’organisation. » Dans tous les cas, la responsabilité individuelle de l’équilibre vie professionnelle / vie personnelle ne suffit pas. Des garde-fous structurels et collectifs sont nécessaires. Au travail, il existe une asymétrie de pouvoir entre les employeurs et les salariés, ce qui fait qu’il est très difficile pour ces derniers de préserver leur vie personnelle lorsque la culture de leur lieu de travail est toxique.
Le cadre, c’est la culture
Les auteurs de Out of Office définissent la culture d’entreprise comme « l’ensemble des actions des entreprises et de leurs dirigeants et des récits et discours qu’ils véhiculent ». Ils estiment que ces actions et ces discours constituent le cadre du travail dans une entreprise donnée. Ils sont donc essentiels. Hélas, il existe souvent un décalage entre les récits et les actions, c’est-à-dire entre ce en quoi les dirigeants disent croire et ce qu’ils font en pratique. C’est pourquoi « la véritable culture d’entreprise, c’est le sentiment ineffable que l’on éprouve en travaillant quelque part ». Les exemples de cultures d’entreprise vertueuses où les intérêts des salariés sont alignés sur ceux de l’entreprise ne sont pas légion, selon Petersen et Warzel.
Le passage au travail hybride ne « répare » pas une culture qui est toxique à la base. Cependant, lorsqu’il est pensé consciencieusement, le travail hybride peut être le moteur d’une transformation positive. Mais pour y parvenir, les cultures d’entreprise performantes doivent éviter d’accroître la surveillance de leurs travailleurs à distance. Peu de cultures parviennent à se débarrasser de l’héritage du taylorisme et du management scientifique. « Cette forme d’organisation a donné aux managers les outils nécessaires pour surveiller et quantifier de manière obsessionnelle les moindres faits et gestes de leurs salariés…»
La culture d’entreprise américaine reste fortement influencée par l’idéal d’après-guerre du Organization Man, un homme (blanc) marié dont la femme s’occupe de tout ce qui relève du domestique et l’aide à cultiver ses relations professionnelles en dehors du travail : « Les premières banlieues ont été construites pour accueillir et incuber les organization men, leurs familles et leurs vies sociales, qui sont devenus des appendices de l’entreprise. » Le monde du travail a énormément changé depuis les 30 Glorieuses et le règne de cet archétype masculin du travail de bureau, mais les attentes culturelles des entreprises à l’égard de leurs salariés restent modelées par cet héritage. Cela rend certaines cultures moins accueillantes pour les femmes ayant des enfants à charge et pour les personnes non blanches ayant d’autres contraintes.
En apparence, la culture des startups est très différente de la vieille culture d’entreprise des années 1950 : les startups valorisent la créativité, l’individualisme et l’entrepreneuriat afin de disrupter ou de transformer les anciens modèles. Mais en réalité, ces entreprises attendent un dévouement total de la part de leurs salarés. Formulée dans un langage quasi-religieux, leur mission exige que les travailleurs sacrifient leur temps libre. En conséquence, les travailleurs américains « travaillent plus d’heures que dans n’importe quel pays riche ».
À quoi ressemblerait une culture saine du travail flexible ? C’est une culture qui a des attentes raisonnables vis-à-vis de ses salariés, qui promeut et nourrit une diversité de points de vue et de milieux. Par exemple, elle rend le travail compatible avec la parentalité et promeut les parents autant que les non parents. Les entreprises devraient « tuer la monoculture », insistent Petersen et Warzel. « Le mot monoculture vient du monde de l’agriculture, où il est utilisé pour décrire la culture ou l’élevage d’une seule espèce. Les entreprises ne font pas pousser des plantes, mais elles produisent bien des travailleurs ; chaque organisation crée, délibérément ou pas, des conditions dans lesquelles un certain type de travailleur va s’épanouir (…) Des années de monoculture finissent par appauvrir les sols. »
Les technologies censées résoudre les problèmes créent finalement de nouveaux problèmes
Nous nous tournons vers les technologies pour trouver des solutions aux problèmes du travail. Si seulement nous avions les bons outils, nous serions plus productifs et trouverions un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée ! En fait, pas forcément. Si les technologies résolvent certains problèmes, elles ont tendance à en créer de nouveaux au travail. « Nous sommes devenus tellement obsédés par nos propres visions techno-utopiques - le bureau ouvert, le bureau sans papier, le bureau à distance - mais nous avons trop rarement pris le temps de trouver le chemin complexe nécessaire pour y parvenir. C’est pourquoi l’histoire du bureau est une sorte de jeu de la taupe technologique : vous résolvez un problème, mais une série de nouveaux problèmes tout aussi tenaces surgissent à sa place », expliquent les auteurs.
Les technologies de communication sont un bon exemple de ce phénomène du jeu de la taupe. Les outils collaboratifs comme Slack et Teams ont été conçus à l’origine pour résoudre le problème de l’excès de mails. Mais ils ont fini par ajouter plus de pression sur les travailleurs censés être toujours plus réactifs en ligne. Ils ont fini par augmenter la quantité globale de messages et d’informations que le travailleur de bureau moyen est censé traiter chaque jour. Les « promesses utopiques » de la technologie ont tendance à toujours se heurter à ses « périls dystopiques ». En fin de compte, la technologie n’est pas le problème : « Il n’y a pas une seule conception de bureau, ni une seule innovation technique, qui puisse résoudre le problème social lié à la façon dont nous avons organisé le travail de bureau ».
Sans garde-fous et sans efforts conscients pour protéger l’équilibre des temps de vie et la santé mentale des salariés, aucune technologie ne résoudra le problème du surtravail, de la précarité ou du burnout. « On nous dit : “Vous avez trouvé comment faire vos tâches plus efficacement, donc vous devez faire plus de tâches, pour le même salaire.” » Les problèmes sociaux ne peuvent pas être résolus avec des lignes de code informatique. « Ces problèmes requièrent une action collective sur de multiples fronts », affirment Petersen et Warzel.
Et si le travail occupait une place moins centrale dans nos vies ?
À mesure que le travail est devenu plus chronophage et omniprésent, beaucoup d’institutions et de communautés qui occupaient autrefois une place centrale dans nos vies ont commencé à décliner : l’Église et les syndicats, par exemple, ne sont plus ce qu’ils étaient. À bien des égards, nous avons laissé nos communautés souffrir en laissant le travail devenir la principale source de notre identité et de notre vie sociale. « Il devrait cesser d’être le principal pourvoyeur d’amitié, de reconnaissance ou de communauté ». Notre obsession de la productivité nous a « détournés du sujet des inégalités systémiques » et de l’importance de la communauté.
« Si nous nous détournons de la productivité acharnée, nous pourrions collectivement repenser la définition sociétale de la réussite. » En définitive, le travail est une question collective. Il nécessite des infrastructures et un réseau de travailleurs du care (par exemple, des professionnels de la petite enfance pour s’occuper des enfants des travailleurs). Pendant trop longtemps, nous avons défini la productivité comme un défi individuel plutôt que comme un effort collectif censé renforcer la société.
Les changements rapides que le monde du travail a connu ces dernières années devraient être l’occasion de repenser la place du travail dans nos vies humaines et de reconsidérer la manière dont il est organisé, partagé et valorisé. En soi, le travail flexible et/ou à distance n’est pas la panacée, mais nous pourrions y voir une occasion fantastique de faire un pas dans la bonne direction.
Article édité par Clémence Lesacq
Photos par Thomas Decamps pour WTTJ
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