Le télétravail a-t-il définitivement mis tailleurs et costumes au placard ?
10 sept. 2020
6min
Journaliste - Welcome to the Jungle
Cela fait plusieurs semaines que nous communiquons avec nos collègues presque uniquement en ligne. Et si la crise sanitaire du Covid-19 a tout changé ou presque dans nos habitudes de travail, elle a aussi fait une victime collatérale : l’élégance. Pour ce deuxième confinement, nous avons peut-être décidé d’arrêter de faire un avec notre lit, mais les tailleurs gris perle, escarpins de 8 cm, rouges à lèvres, costumes trois boutons bleu marine restent planqués au fond de notre dressing. Sûr de lui, le casual règne en maître. Il suffit de regarder sur les réseaux sociaux et se rappeler des mois passés sous le soleil : le hit de l’été, la Birkenstock à deux brides n’est que le reflet de notre société en mal de confort. Il est vrai que cette chaussure, fabriquée en Allemagne dans un village près de la frontière polonaise, masse la voûte plantaire comme aucune autre, mais allons-nous devoir la garder au pied toute l’année, voire l’affubler de chaussettes en mohair cet hiver ?
Maquillage, sous-vêtements et costumes au placard
Pour son premier jour dans un cabinet de consulting, dans le 8e arrondissement de Paris, Julie, 27 ans (1), a été soulagée de voir que ses nouveaux collègues ne portaient pas de cravates, ni de costumes, mais plutôt des pantalons de ville et des hauts de couleurs sobres dans des matières naturelles. « Je viens du journalisme, un milieu professionnel connu pour être plus ouvert en ce qui concerne la façon de s’habiller. Alors en changeant de milieu, j’appréhendais un peu d’être obligée de porter un uniforme de travail qui ne me ressemblait pas, explique-t-elle. Mon patron m’a expliqué qu’avec la situation sanitaire nos rendez-vous se faisaient essentiellement par téléphone ou en visio et qu’il suffisait de mettre un haut neutre sans pli pour être présentable. » Chez Lucie (1) aussi, la crise sanitaire a un retentissement sur sa garde-robe professionnelle. Depuis le confinement, elle a abandonné le port du soutien-gorge et du maquillage au bureau et ne compte pas y revenir. « Je travaille dans une start-up, mon patron a toujours mis des baskets. Mais après mon passage en école de commerce, où j’ai appris l’importance d’adapter ma façon de m’habiller à mon travail et mon secteur, j’ai toujours fait attention à ce que je portais. Il fallait que ce soit décontracté pour me faire accepter, sans que mon look soit trop bariolé pour paraître crédible, explique-t-elle. Disons que pendant le premier confinement, faire attention à mes vêtements et me maquiller m’est apparu secondaire. Je n’avais pas besoin d’être apprêtée. Mais aussi, avec ce que nous avons traversé, je me dis que ma boîte sait ce que je vaux et que je n’ai plus besoin de me mettre la pression. » Personne dans son entreprise n’a encore osé troquer un haut en lin lavé blanc pour un t-shirt fluo à inscription, ni un jean brut pour un jogging large qui laisserait entrevoir le sillon interfessier, mais ce n’est peut-être qu’une question de temps. Les hommes ont bien abandonné le chapeau au début des années 60 après l’avoir porté pendant des décennies.
Le Casual Friday : la petite révolution de fin de semaine
La libération de la garde-robe de bureau ne date pas d’hier. On la doit à un coup de maître du service communication de Dockers, une marque américaine fondée par Levi Strauss & Co en 1986. Pour écouler toujours plus de “chino” - pantalon de coton de couleur clair créé en Inde du milieu au XIXe siècle pour les colons britanniques - son modèle phare, Dockers adresse en 1992 une lettre à l’attention de 25 000 responsables des ressources humaines aux États-Unis pour demander qu’un jour par semaine soit désormais réservé aux tenues de travail plus décontractées. Contre toute attente, les entreprises acceptent de jouer le jeu : le “casual friday” naît cette année-là. En France, cette petite révolution vestimentaire de fin de semaine qui permet de se délester du poids de l’habillement le temps d’une journée et de favoriser des rapports horizontaux entre les salariés ne tarde pas à être importée. Peu à peu, la banque, les compagnies d’assurance et même la finance, où la prédominance de vêtements de couleurs sombres donnait un ensemble bien terne, élargissent leur palette de couleurs. Les plus excentriques s’essayant même à la chemisette rose pâle !
Les geeks, libérateurs de notre garde-robe
D’autres précurseurs ont préparé le terreau de la révolution vestimentaire, comme Steve Jobs, le geek d’Apple toujours vêtu d’un jeans Levi’s délavé, d’une paire de New Balance et d’un sous-pull noir. Dès le milieu des années 80, il essaie, sans succès, d’imposer à ses salariés son “uniforme” normcore. Vingt-cinq ans plus tard, le discours d’un autre geek, Mark Zuckerberg, change la donne. Le 6 novembre 2014, lors d’une session spéciale de questions-réponses avec les utilisateurs du réseau social, le créateur de Facebook admet porter chaque jour les mêmes vêtements afin de limiter le temps passé à prendre des décisions « frivoles ». L’air de rien, il brise un tabou : doit-on brûler nos talons, nos chaussures de costume en cuir qui habillent nos pieds d’une demi-douzaine d’ampoules chaque année, jeter nos laques, gels et vestes noires passe-partout sur l’autel de la superficialité ? Oui, répond Mark. C’est plus pratique.
Les mots de l’inventeur des réseaux sociaux, qui a compris avant tout le monde de quoi seront faites les années 2020, sont entendus au-delà du petit monde de la tech. Après avoir autorisé ses salariés à s’habiller de manière plus informelle tous les jours de la semaine dès 2016, la banque Goldman Sachs annonce en 2018 que le costume cravate est désormais optionnel pour tous ses salariés. En France, la cravate n’est plus obligatoire au sein de l’Assemblée Nationale depuis juillet 2017. Dans les cabinets d’audit, et de conseils, on demande aux salariés d’adapter leur tenue en fonction de leur agenda et des rendez-vous avec les clients.
Les femmes ne sont pas en reste. La britannique Nicola Thorp prend la tête du combat contre la tyrannie des talons dès 2015. Licenciée par son agence d’hôtesses pour avoir refusé de troquer des ballerines “confortables” pour des escarpins de 5 cm lors de sa mission au sein du cabinet d’audit PricewaterhouseCoopers, elle lance une pétition afin de “rendre illégale l’exigence des talons hauts pour les femmes au travail”. Le texte, signé par plus de 152 000 personnes, permet d’ouvrir un débat parlementaire sur les exigences des entreprises en matière d’habillement. Conséquence directe de ce soulèvement, le Trades Union Congress, l’organisation fédératrice des syndicats britanniques, interdit les stilettos sur les lieux de travail, pour des raisons de santé et de sécurité, au profit de chaussures de hauteur raisonnable, équipées de talons de 2,5 cm au maximum. La chasse au talon aiguille se poursuit en 2019 sur les réseaux sociaux japonais avec le mouvement #KuToo (contraction de “chaussure” et “douleur” en japonais). La victoire du casual sur l’élégance “à l’ancienne” prend parfois des tours cocasses. Dans le milieu de la tech, quiconque se balade entre les ordinateurs autrement vêtu qu’avec le sempiternel uniforme sweat-basket, est perçu comme un intrus.
Le confinement et le relâchement collectif
Depuis mars 2020, tout s’est accéléré et les tenues de travail se sont encore relâchées. Pendant le premier confinement, alors qu’un salarié sur quatre en France est passé en télétravail à temps plein, avec plus ou moins de préparation, le “pyjama amélioré” est devenu le nouveau costume du winner. Surtout, le jogging, dont le premier conçu dans les années 50 par la marque Champion pour les athlètes des universités américaines, est devenu la pièce phare pour passer en souplesse du canapé au lit, du lit au canapé. Ce relâchement collectif a inquiété certains observateurs à l’instar d’Agnès Ceccarelli, professeure associée au département Ressources humaines de ICN Business School. Le 7 avril dernier, dans The Conversation, elle avance que la tenue de travail est fondamentale pour “assurer” au boulot. Elle ose même la comparaison avec l’acteur qui « revêt la tenue de son personnage pour l’incarner, le représenter, se l’approprier et n’en sera que meilleur pour jouer le rôle et performer sur scène. » Pour la professeure, l’habit fait le moine, on est ce que l’on porte : « Se vêtir, c’est ressentir ; se vêtir, c’est devenir. Pour faire simple et court, être habillé en tenue de sport peut prédisposer à un regain d’énergie. Restez en pyjama toute la journée et la journée disparaîtra dans les abysses de la procrastination. »
Mais est-il possible d’imaginer que cette tendance va encore prendre de l’ampleur et enterrer le costume pour de bon ? Avons-nous seulement besoin de confort en ce moment, le temps de faire face à un monde toujours plus hostile et incertain ? En attendant de voir émerger la réponse sur les écrans de nos réunions, quelques chiffres à retenir : entre 2000 et 2020, la moitié des pressings français ont mis la clé sous la porte ; les ventes de costumes ont reculé de 60% depuis 2011, et selon une étude réalisée par Dockers, neuf personnes sur dix de moins de 40 ans pensent que les employés sans obligation vestimentaire sont plus heureux et donc plus… performants. Même Brooks Brothers, la marque de costume la plus célèbre au monde qui a habillé les cadres supérieurs et présidents américains pendant 202 ans, survécu à deux guerres mondiales, aux crises économiques, mais aussi à la montée de la décontraction vestimentaire, n’a pas résisté à la pandémie du Covid-19. La crise sanitaire a en revanche profité à Crocs, oui, oui les chaussures en plastique informes ! Au troisième trimestre 2020, les ventes de la marque américaine ont connu une hausse de plus de 15% et pour le quatrième trimestre, elle table déjà sur une augmentation entre 20 et 30%. Alors, à quand les points ZOOM en peignoirs ?
(1) Les prénoms ont été modifiés
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Photo d’illustration by WTTJ
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