Temps de travail : ce n’est pas qu’une question de durée !
07 nov. 2023
6min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Pas un, pas deux, mais bien trois concepts pour appréhender le temps. En relisant les Grecs anciens, on comprend que le temps de travail ne s’arrête pas à une notion de « durée ». Explications.
Depuis les débuts de la révolution industrielle, les travailleurs et travailleuses, soutenus par des syndicats et parfois certains partis politiques et gouvernements, ont lutté pour réduire le temps de travail. Des journées de 14 heures ou 16 heures, 6 jours par semaine, on est passé à un temps de travail plus soutenable, qui laisse place aux loisirs et préserve mieux la santé. Du reste les luttes ne se sont pas arrêtées. Face à la difficulté de concilier les vies professionnelle et personnelle, à la dégradation de la santé mentale, à l’épuisement, beaucoup de travailleurs ont l’impression que le travail leur vole (encore) trop de temps. Début 2023, les Français·es battaient le pavé contre l’allongement de la durée de cotisation. Dans le monde entier, le mouvement pour la semaine de 4 jours gagne du terrain.
En philosophie, le temps est un sujet complexe et vaste, souvent trop abstrait pour qu’on en tire des enseignements sur le travail. Hélas, en réduisant les discussions sur le travail et le temps à la question de la durée, on appauvrit considérablement notre vision du sujet. On se prive des moyens de l’appréhender autrement et de rendre le travail plus durable.
En fait, l’inadéquation entre cette vision limitée du temps et les besoins que nous avons de comprendre et nommer les maux du travail est un problème. En effet, un grand nombre des transformations actuelles du travail impliquent un changement de notre rapport au temps hérité de l’organisation industrielle. Le télétravail ringardise les horaires rigides. Les carrières s’allongent mais les jeunes comme les vieux subissent l’âgisme des recruteurs. Épuisés par des rythmes et des charges de travail intenses, les salariés font des burn-out. Etc. À tous les niveaux, le rapport au temps (long et court) des travailleurs et des entreprises semble désaccordé, à contretemps…
Et si les Grecs anciens pouvaient nous être utiles sur le sujet ? Dans la Grèce antique, on n’avait pas un mais trois concepts distincts pour appréhender le temps : Chronos, le temps mesurable ; Aeon, le temps cyclique et cosmique et Kairos, le moment opportun. Voici trois leçons que l’on peut en tirer sur le travail.
#1 Chronos : qu’est-ce qui se cache derrière le temps mesurable ?
Chez les Grecs, Chronos est le temps mesurable, quantifiable. On peut le diviser en mois, jours, heures, minutes… C’est lui qu’on vend et qu’on achète. Depuis qu’on a inventé les usines et le travail industriel, on s’est mis à le marchandiser de manière pathologique, avec l’idée que « le temps, c’est de l’argent ». D’ailleurs, on s’est même mis à vendre et acheter des secondes d’attention, comme c’est le cas dans le monde de la publicité et plus récemment des réseaux sociaux.
Chronos fait l’objet de négociations houleuses entre travailleurs et entreprises depuis des siècles. Si on gagne en productivité, c’est-à-dire qu’on arrive à produire plus de valeur en moins de temps, alors comment partager les gains ? Plus d’argent et/ou plus de temps libre pour les travailleurs ou seulement plus de profits du côté des employeurs ? Quand la productivité n’est pas récompensée, il est alors plus difficile de l’encourager et de l’augmenter.
Il y a deux problèmes qui se cachent derrière cet aspect du temps mesurable, en apparence objectif et indiscutable.
Le premier problème est lié à la cadence du travail. Si cette dernière est augmentée dans un temps inchangé, on augmente l’épuisement (comme par exemple quand on augmente la cadence d’une chaîne d’assemblage pour les ouvriers d’une usine). Quand on ne choisit pas soi-même ladite cadence, cette dernière est généralement plus intense que ce que l’on choisirait pour soi-même si on en avait la liberté. Dans toutes les professions où les cadences imposées s’intensifient, le burn-out a tendance à augmenter : dans la santé, l’enseignement, la livraison, l’hôtellerie-restauration ou encore à l’usine. Mais même quand les cadences sont choisies librement, si la charge de travail augmente, on se heurte au même problème : on n’a que le choix entre augmenter sa cadence ou augmenter la durée de son travail. En somme, une cadence qui s’intensifie, a fortiori, si elle est imposée, appelle donc une réduction de la durée du travail. Sinon, ça craque… parce qu’on n’est pas des robots. Arrêtons de penser qu’ 1 heure de travail est égale à 1 autre heure de travail. Il y a des heures bien plus fatigantes que d’autres !
Le deuxième problème est lié au temps de travail que l’on ne mesure pas. Combien y a-t-il d’heures supplémentaires non comptabilisées ? Probablement beaucoup plus qu’on ne le pense. Dans certains métiers, on ne compte pas les temps de trajet (dans les soins à domicile, par exemple). Dans d’autres, on ne compte pas le temps de connexion sur les applications numériques. Depuis l’adoption du smartphone, de nombreuses heures sur les messageries professionnelles et autres boîtes mail sont passées à la trappe. Le temps de la pointeuse semble lointain. À mesure que le travail est devenu plus « flexible », une part de plus en plus grande de la durée du travail n’est plus comptabilisée. De nombreux travailleurs se sentent perdants sans toujours pouvoir mettre le doigt sur ce qui ne va pas…
#2 Kairos : pourquoi la notion de « moment opportun » est-elle si importante ?
Kairos représente le « temps opportun » ou « moment propice ». C’est le moment favorable ou décisif où une action peut être entreprise avec succès. C’est le temps de l’opportunité et de la prise de décision. L’histoire du commerce est pleine de Kairos : un même produit peut faire un carton quand il est lancé au bon moment et rencontrer l’échec quand les planètes ne sont pas alignées. Dans la carrière des individus, c’est pareil : il y a des bons moments et des mauvais moments pour changer de poste, opérer un virage ou entreprendre un nouveau projet. Quand on est à contretemps (à contre-Kairos), c’est l’échec assuré. Mais à l’inverse, si on ne travaillait que pendant quelques « bonnes » années, sans enfant, sans maladie, sans deuil, avec assez d’expérience mais pas trop… on n’arriverait pas à travailler assez d’années et les entreprises n’auraient pas assez de travailleurs.
Kairos est trop peu présent du point de vue des employeurs et des réflexions sur le travail. La notion de profil idéal (dont la majorité des candidats disent qu’elle complique les recrutements) suppose qu’on ne recrute les individus que lorsqu’ils sont au « bon moment ». Résultat ? Beaucoup s’excluent d’eux-mêmes parce qu’ils pensent qu’ils seront perçus comme « trop jeunes » ou « trop vieux » ou « trop occupés par des enfants en bas âge ». Beaucoup se sentent « atypiques » tant ils ont le sentiment d’être hors des cases et de ne pas correspondre aux attentes.
Dans une société vieillissante, la question des moments de vie sera de plus en plus déterminante pour le monde du travail. À faire comme si tout le monde était disponible de la même manière et / ou avait le même âge (jeune, mais pas trop non plus), les entreprises se retrouveront avec de moins en moins de candidats. Faute d’une bonne prise en compte du Kairos des individus, elles échoueront à retenir et valoriser leurs salariés. Les moments de vie devront être mieux pris en compte par les employeurs : parentalité, aidance, deuil, maladie, etc afin de valoriser les salariés sur la durée.
#3 Aeon : Réintégrer le temps naturel dans le travail
Aeon fait référence à une notion de temps cyclique. Il représente un temps sans début ni fin puisqu’il est associé aux cycles naturels (les saisons, la respiration, le cycle lunaire). Quel rapport Aeon entretient-il avec le travail ? Avant le révolution industrielle, le monde du travail était composé essentiellement de paysans et d’artisans. Les premiers étaient soumis aux saisons et au climat. Les seconds, au temps de la matière, aux saisons et au climat. Or avec les 3x8, la pointeuse et la lumière artificielle, le monde de l’usine a voulu artificialiser Aeon, s’en affranchir et le dominer. On est devenu de plus en plus étranger aux saisons. Pourtant, il existe bien des saisons plus productives que d’autres et des cycles naturels…
Aujourd’hui, Aeon se venge. Le réchauffement climatique et le dérèglement des saisons compliquent le travail. Certaines tâches ne peuvent plus être effectuées au milieu de la journée en été (comme le travail du bâtiment en extérieur par 45 degrés). Certaines activités vont disparaître (comme celles liées à la neige). D’autres pourraient devenir plus intensives en travail (la gestion des déchets et l’agriculture, par exemple).
Qui plus est, la crise de santé mentale observée parmi les travailleurs invite aussi à s’intéresser à Aeon. Stress et anxiété sont en croissance. Même certains indicateurs de santé physique semblent se dégrader aujourd’hui, parmi lesquels l’incidence des cancers. Et si on se laissait le temps de mieux respirer pour respecter nos corps ? Aeon appelle à l’observation, l’écoute des corps, la patience et l’humilité. Aeon nous demande de repenser le travail.
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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