Maxime Rovere : « La connerie a remplacé la violence en entreprise »
24 févr. 2022
7min
Photographe chez Welcome to the Jungle
MD
Journaliste freelance
De la réalité, marquée par un recul du QI dans les pays occidentaux, à la fiction, avec le carton récent de “Don’t Look Up”, la connerie semble plus présente que jamais dans nos vies, privées comme professionnelles. Auteur de l’essai Que faire des cons ? – Pour ne pas en rester un soi-même (Flammarion, 2020), écrit pendant une colocation conflictuelle, le philosophe Maxime Rovere décrypte l’irruption de la connerie dans les open spaces et envisage des solutions pour la contenir.
Comment la connerie est-elle devenue un objet d’étude philosophique ?
On a toujours pensé les « idiots » d’une manière plutôt objectivante. La personne qui étudie la bêtise se place dans la posture de celui qui est intelligent. En revanche, quand on parle de « cons », le terme laisse percevoir que le locuteur n’est pas neutre. Il n’est pas un être de pure rationalité, mais un être en train de juger quelqu’un et de le rejeter affectivement. C’est ce jugement chargé d’émotion qui m’a fortement intéressé. On entre alors dans ce qui est devenu ma théorie : la connerie, c’est de l’interaction conflictuelle.
Livres, colloques, ou encore films avec le récent phénomène Don’t Look Up… Comment expliquez-vous notre fascination pour la connerie ?
Je n’ai pas encore vu Don’t Look Up mais je dirais que cet intérêt vient d’une réalité sociale que tout le monde expérimente : la multiplication des micro-conflits qui nous empoisonnent au quotidien. Les groupements sociaux, unis autour de certains codes comportementaux, culturels, sont plus divers que par le passé, ce qui crée davantage de frottements. Dans le même temps, nous sommes aussi devenus moins tolérants au conflit.
Au-delà du fait que les réseaux sociaux la rendent plus visible, la numérisation de la société joue-t-elle un rôle dans la prolifération de la connerie ?
Oui parce que les algorithmes concourent à nous rendre intolérants à la frustration. Ce sont des outils extrêmement performants qui nous permettent de satisfaire nos désirs très vite. La manière dont on mange, dont on s’amuse, dont on écoute de la musique, dont on regarde des films, dont on se rencontre etc. Tout ça est aidé par les algorithmes, et lorsque ça bloque, on ne le tolère pas. De plus, comme on nous apporte de plus en plus de choses qui nous conviennent, on interprète comme de la connerie tout ce qui ne nous ressemble pas. Et c’est un problème car on ne se rend pas compte que c’est justement la définition de la connerie ! La connerie fabrique des systèmes de normes par lesquels le rejet de l’autre se structure et s’aggrave. La déconnexion est la clé pour laisser faire la réalité, pour se laisser de nouveau emporter par la surprise, y compris la frustration.
Spécifiquement en entreprise, comment se manifeste la connerie ?
C’est une question compliquée parce que la connerie prend un nombre infini de formes. Et le drame, c’est qu’elle est extrêmement contagieuse. Toute la difficulté pour l’entreprise, c’est de faire en sorte que les milliers d’occasions de connerie qui se présentent dans une journée soient pour la plupart évitées. Imaginons qu’on aille à la machine à café et que quelqu’un renverse son café. Cela restera un accident si vous le prenez comme tel et s’il existe une procédure adaptée pour que cet incident ne soit rien de grave. Maintenant, si la personne n’en a rien à faire et qu’elle laisse sa saleté par terre, alors ça y est, elle a transformé un accident en connerie ! Il y a une différence entre les accidents qui ne manqueront jamais de se produire parce que la vie est ainsi faite et la connerie qui est une manière d’aggraver le désordre par la posture ou la manière dont on y répond.
« Bien sûr, un management très vertical implique des violences. Mais quand on invente des structures horizontales, décentralisées, on explore juste de nouvelles formes de connerie » - Maxime Rovere, philosophe
Vous expliquez que la connerie, en tant qu’interaction conflictuelle, met en opposition des ordres de valeurs différents. Face à cette collision des normes, comment l’entreprise doit-elle se positionner ?
Si vous êtes au restaurant et que le serveur a le visage tatoué, cela n’aura de l’importance que si les clients sont assez cons pour estimer que c’est désagréable d’être servi par quelqu’un qui est tatoué sur le visage. Il y a là une interférence entre un système de normes qui s’est fabriqué tout seul et le monde de l’entreprise qui a ses propres normes et doit les protéger. Se protéger de la connerie, ce n’est pas faire la promotion de la compréhension, de la tolérance, c’est aussi, d’un point de vue strictement logique, protéger ce pour quoi on est là. Il y a tout un tas de normes importées que l’entreprise doit considérer comme non pertinentes pour atteindre son objectif. Mais rester aveugle aux normes extérieures est aussi une forme de connerie spécifique à l’entreprise contemporaine. La non-vigilance, le manque d’attention portée à notre multiplicité humaine posent tout autant problème. C’est important car il y a des formes très agressives de capitalisme qui se sont développées là-dessus : le fordisme, par exemple, c’était l’idée qu’en divisant les tâches, on allait avoir des humains extrêmement performants. Sauf que vous videz de sens leur existence !
Certaines formes d’organisation, pyramidales notamment, favorisent-elles l’apparition de la connerie ?
Malheureusement, les espoirs que nous avions nourris sur l’horizontalité ont été déçus. Bien sûr, un management très vertical implique des violences. Mais quand on invente des structures horizontales, décentralisées, on explore juste de nouvelles formes de connerie. Il n’y a pas de solution miracle, pas de forme d’organisation miracle. Pourquoi ? Parce que la forme d’organisation, par définition, est rigide alors que le type d’événements qu’une organisation doit affronter est en permanente évolution. Le vrai remède à la connerie, ce n’est donc pas de déterminer une forme qui soit efficace, c’est de déterminer des manières de « reboot », de mise à jour. Il faut que la structure se dote de procédures d’autorégulation pour s’assurer que ce qui est rigide et utile soit stabilisé, et que ce qui est rigide mais inutile, voire contre-performant, puisse être modifié. Une organisation qui fonctionne bien est une organisation qui observe ses dysfonctionnements et essaye de corriger le tir.
La novlangue, les pseudo experts, des process absurdes… N’avez-vous pas le sentiment que la connerie gagne de plus en plus le monde professionnel ?
Avant, dans les organisations pyramidales, vous alliez voir le chef, il disait « oui ou non » et c’était réglé. Aujourd’hui, il faut quatre validations pour changer une cartouche d’encre. Il est fascinant de voir que la bureaucratie, qui était le privilège de l’État au XXe siècle, est en train de gagner le monde privé. Rassurons-nous toutefois en pensant que jadis ce n’était pas la connerie qui était présente en entreprise, mais la violence. Je préfère des faux experts, une langue à la con, des gens qui parlent en anglais sans connaître l’anglais aux formes d’abus du passé, qui sont devenues inacceptables. Je me réjouis qu’il y ait de plus en plus de cons et de moins en moins de « salauds » dans les entreprises. Il est nécessaire de travailler à surmonter cette connerie, mais il ne faut pas non plus qu’elle nous incite à penser qu’il y aurait eu par le passé des « âges d’or » de la non-connerie.
« Ce n’est pas une anomalie d’avoir des cons à la tête d’une organisation, c’est le résultat d’une logique statistique » - Maxime Rovere
Dans votre essai, vous affirmez que les cons arrivent souvent aux postes à responsabilités. Est-ce le pouvoir qui les rend cons ou bien le pouvoir attire-t-il davantage les cons ?
Les deux ! C’est un phénomène complexe, une réaction en chaîne. Les personnes médiocres, par définition, ne peuvent pas exceller dans ce qu’elles font, ce qui est source de frustration. Le pouvoir est une manière de se mettre en valeur soi-même sans en passer par l’excellence. Voilà pourquoi il est naturel que certains se tournent vers le pouvoir pour compenser leur médiocrité. Dans des organisations de plus en plus grandes, ces personnes vont donc rechercher le pouvoir et progressivement l’accumuler. Cela ne signifie pas que tous les chefs sont des cons et que toutes les organisations mettent les médiocres à leur tête. Mais souvent, les meilleurs éléments ne s’intéressent pas tellement au pouvoir. Le cas où ils finissent par prendre les rênes, parce qu’ils sont portés par une vision, constitue plutôt une exception. Ce n’est donc pas une anomalie d’avoir des cons à la tête d’une organisation, c’est le résultat d’une logique statistique…
« Une entreprise ne doit donc pas nécessairement se donner pour objectif “zéro con”. Elle doit accueillir la connerie pour la corriger en permanence » - Maxime Rovere
Pourquoi les cons gagnent-ils presque à tous les coups ?
C’est la force du désordre contre l’ordre. Il est beaucoup plus facile de produire du désordre, de répandre la connerie. Les cons vont créer des effets qu’ils ne maîtrisent pas – il y a toujours une partie qui leur échappe. C’est là où, quelque part, ils ne gagnent pas vraiment. Mais malgré tout, ils se révèlent quand même beaucoup plus efficaces dans leur défaut de maîtrise que ceux qui essayent d’organiser les choses.
Pour vous, à quoi ressemble une entreprise intelligente ?
Il me semble que la connerie des entreprises est de n’avoir aucun égard envers le système auquel elles appartiennent, et plus généralement d’être toxiques en se donnant des objectifs de trop courte vue. Une entreprise qui lutte contre la connerie est donc une entreprise qui cesse de se penser en fonction de profits, d’objectifs financiers, et qui se conçoit comme un acteur social et écologique, à l’impact positif.
Concrètement, quelles solutions peut-on mettre en œuvre à l’échelle individuelle et collective pour lutter contre la connerie ?
Il faut accepter qu’il y aura toujours de la connerie dans la mesure où celle-ci naît des interactions. Une entreprise ne doit donc pas nécessairement se donner pour objectif « zéro con ». Elle doit accueillir la connerie pour la corriger en permanence, de la manière la plus efficace, la moins douloureuse possible, pour faire en sorte que les personnes qui la composent se vivent comme des humains. Et individuellement, nous devons lutter contre nos propres systèmes de normes, limiter les normes que nous imposons aux autres à ce qui va nous servir à avoir des interactions fructueuses. Par ailleurs, je pense que tout le monde devrait se mettre à la philosophie, à lire Sénèque ou Krishnamurti ! Parce que c’est en explorant la réalité humaine que l’on devient quelqu’un de bien, que l’on vit mieux sa propre vie.
Article édité par Clémence Lesacq
Photo Sophie Gloeckler
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