Comment les start-uppers, slashers et co-workers réinventent le travail
05 août 2019
5min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
« Après l’esclavage, le servage, l’artisanat et le salariat, le travail entre dans un nouvel âge », écrit Denis Pennel, l’auteur de Travail, la soif de liberté. Publié à l’automne 2017, le livre offre de précieuses clés pour comprendre les mutations du monde du travail et les aspirations des travailleurs d’aujourd’hui. Selon Pennel, l’histoire du travail est celle d’une longue marche vers toujours plus de liberté. Si le salariat a représenté un immense progrès au XXème siècle, c’est aujourd’hui en dehors du salariat que s’inventent les nouvelles relations de travail.
« Après l’esclavage, le servage, l’artisanat et le salariat, le travail entre dans un nouvel âge. »
Conçu pour l’économie de masse et le travail à l’usine, le salariat n’est plus ce qu’il était. Bien que le mythe du CDI protecteur ait la vie dure en France, la réalité du salariat est davantage marquée par des contrats courts et peu protecteurs. Il ne s’accompagne plus systématiquement de sécurité et de stabilité. Le cadre rigide et coercitif qui le caractérise — et en particulier le lien de subordination — n’est plus en phase avec les aspirations à plus d’autonomie, plus de sens et moins d’autorité des jeunes travailleurs. Si le CDI est encore convoité, c’est essentiellement pour l’accès à la protection sociale et au logement qui l’accompagne, et de moins en moins pour le contrat en tant que tel.
« L’emploi est né de ce grand pacte, issu des luttes syndicales de l’ère industrielle, qui a consisté à échanger l’aliénation au travail, le renoncement à dire son mot sur la production, contre des limitations du temps de travail et de la sécurité physique et économique. »
Denis Pennel, directeur général de la World Employment Confederation (qui exprime la voix du monde de l’intérim), est un expert reconnu du monde du travail. Travail, la soif de liberté est l’un de ses nombreux ouvrages sur les mutations du monde du travail. Dans ce livre, il offre des clés de lecture pour les entreprises et les gouvernements, et propose des réformes conciliant besoin de sécurité et de liberté pour « accompagner la naissance d’un nouvel âge du travail ». Son analyse est précieuse pour les professionnels des ressources humaines soucieux de recruter, former, accompagner et fidéliser les talents.
« Le lien de subordination fait d’obéissance et de contrôles est devenu contre-productif et tend de plus en plus à être remplacé par du management collaboratif, où l’autonomie et la responsabilisation prévalent. » - Denis Pennel dans Travail, la soif de liberté.
Le salariat est devenu étouffant
Il y a en France un marché du travail « à deux vitesses » avec d’un côté, les « protégés » (ou « privilégiés ») qui ont un CDI ou sont fonctionnaires, et de l’autre, les nouveaux entrants, les « courageux » (ou « précaires ») qui doivent se contenter de CDD, d’intérim et autres formes précaires d’emploi. Pour beaucoup de nouveaux indépendants, le travail indépendant représente donc une forme de « revanche » sur le salariat.
Si le salariat s’est imposé au XXe siècle comme le modèle dominant pour travailler et accéder à la protection sociale, il n’offre plus la garantie de stabilité qu’il offrait autrefois. Il n’en reste que ses contraintes : travail répétitif, unité de lieu et de temps, petits chefs, organisations rigides, perte de sens de son travail. « Dans sa version moderne, bureaucratisée et déshumanisée, le salariat a aussi engendré de l’ennui, du mal-être et du stress. Le salariat ne semble plus être le meilleur chemin vers un avenir meilleur. »
« Dans sa version moderne, bureaucratisée et déshumanisée, le salariat a aussi engendré de l’ennui, du mal-être et du stress. »
Denis Pennel aime rappeler une ironie de l’histoire à propos du salariat : il est aujourd’hui défendu bec et ongles par les syndicats et l’opinion s’accroche au mythe du salariat protecteur, alors que les syndicats d’hier étaient farouchement hostiles au salariat ! L’auteur cite Karl Marx pour qui le salariat est au cœur du système d’exploitation capitaliste car le salarié - réduit à une force de travail marchandisée - est soumis à la dictature de l’entreprise et du capital sans pouvoir décider de l’usage de la plus-value engendrée par son effort. Une grande partie de la richesse créée par le salarié n’est pas restituée au salarié (elle est « volée »).
Le salariat a obtenu une sorte de monopole sur le travail au XXe siècle. C’est à partir des années 1980 que le modèle a commencé à se fissurer avec la multiplication des CDD, des temps partiels et de l’intérim. Parallèlement, le chômage a grossi, au point d’exclure 10% de la population active du salariat. Finalement, le salariat et la dictature de l’emploi ont donc « pris le travail en otage ».
La « guerre d’indépendance » brise les chaînes du travail
Selon Pennel, si la crise économique a contribué à lamultiplication des travailleurs indépendants, cette évolution est aussi due à un désir « de se détacher des liens du salariat et de la relation de subordination ». « C’est la fin de la servitude volontaire ». Il esquisse les contours des nouvelles formes de travail qui sont désormais possibles pour s’affranchir de cette servitude, à travers le portrait imaginaire d’un néo-travailleur du futur prénommé Diego : adepte du travail protéiforme, Diego est salarié à temps partiel, slasher avec un revenu universel de base, et bénévole sur son temps libre. Sa protection sociale est souple, ses droits sont garantis et clairs car facilement lisibles sur une plateforme en ligne. Pour Diego, il n’existe plus de frontière entre le salariat et le non-salariat, car les frontières bureaucratiques ont été supprimées.
« C’est la fin de la servitude volontaire. »
Pennel exprime une vision profondément optimiste du travail de demain. Pour lui, l’arrivée des robots marque avant tout une libération supplémentaire car elle soulage les humains des tâches les plus pénibles. La fin de l’unité de lieu et de temps au travail n’augmentera pas l’isolement des travailleurs car ils inventeront de nouveaux espaces de socialisation. La liberté n’est pas fondamentalement une menace, mais plutôt une opportunité à saisir.
Pour que la liberté soit plus une chance qu’une menace, il faut néanmoins accepter de modifier un certain nombre d’éléments de notre système : notre code du travail et les rigidités du CDI ont été créées pour protéger tous les travailleurs, mais aujourd’hui ils ne concernent plus qu’une partie d’entre eux. Il faut « libérer le travail » et créer des nouvelles protections pour le monde de demain.
Demain, le « libertariat »
« Simplifier le droit du travail pour l’adapter à la réalité de l’emploi d’aujourd’hui. »
Pour Pennel, le futur du travail devra être caractérisé par le tryptique, avec un socle de droits inaliénables dont les principes reposent sur les conventions de l’Organisation Internationale du Travail (OIT). Elle se traduit en 15 principes du Droit de l’actif et un code du travail « nettoyé » pour que « le droit du travail ne tue plus le droit au travail ».
Pennel fait dans son livre 25 propositions d’action regroupées en 5 catégories :
Simplifier le droit du travail pour l’adapter à la réalité de l’emploi d’aujourd’hui : en se reposant sur des « droits de l’actif » et en supprimant la référence au CDI comme forme d’emploi « par défaut ».
Construire une nouvelle sécurité professionnelle à l’échelle du marché du travail : pour simplifier le cumul des revenus et l’accès aux prestations sociales, généraliser la possibilité de rupture conventionnelle, doter chaque actif d’un compte social universel…
Recréer du collectif dans un marché du travail de plus en plus individualisé : grâce à la création de nouvelles coopératives, de certification sociale pour les plateformes de la nouvelle économie.
Supprimer les entraves au travail : en encourageant l’entrepreneuriat, en favorisant l’emploi à domicile…
Rééquilibrer les pouvoirs dans l’entreprise : l’entreprise doit devenir plus démocratique et permettre une meilleure représentation des travailleurs. Les relations sociales devraient être moins judiciaires et davantage conciliatoires…
Travail, la soif de liberté est un livre clair et bien argumenté, dont le grand mérite est d’éclairer la fin d’un monde où salariat et travail étaient synonymes. Il n’évacue pas les difficultés et ambiguïtés des transitions en cours et évite le prêt-à-penser des idéologues. Avant tout, il offre une vision optimiste du futur du travail, où le pire est loin d’être certain et il ne tient qu’à nous d’inventer les structures et systèmes pour permettre le meilleur. Au travail !
Illustration : Pablo Grand Mourcel
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