Être ou ne pas être passionné·e par son taf : tel est le débat
09 juin 2022
10min
Editorial Coordinator Europe @ Welcome to the Jungle
C’est vieux comme le monde : il y a les personnes pour qui travail rime avec passion et celles pour qui travail rime avec… travail. Depuis quelques années, la tendance, impulsée par les jeunes générations (et qui a fait des émules chez leurs aîné·e·s) est au travail comme source de bien-être et de satisfaction personnelle. C’est simple : il ne s’agit plus d’avoir « juste un boulot », mais de trouver un métier auréolé de passion, d’épanouissement personnel et de vrai plaisir à la tâche. Enfin, ce n’est pas si simple que ça. Premièrement car la question se pose de savoir si c’est possible pour tout le monde (qui peut en effet réellement « se le permettre » ?). Ensuite car l’économie mondiale, malgré les innovations actuelles, continue de fonctionner sur des modèles hérités des siècles passés. Et enfin car, après tout, est-ce vraiment un objectif - sain - à se fixer ?
Daniel Markovits, qui enseigne l’analyse économique du droit à la célèbre faculté de Yale, aux États-Unis, a un avis sur le sujet. L’auteur de The Meritocracy Trap: How America’s Foundational Myth Feeds Inequality, Dismantles the Middle Class, and Devours the Elit (non traduit en français, ndlr.) fustige ce qu’il nomme le piège de la méritocratie. Pour lui, les choix de passion sont l’apanage des milieux favorisés, les autres étant surtout occupés par le besoin de survivre plutôt que de surkiffer. Mais il ajoute une nuance de taille : les élites ne seraient pas réellement plus libres, orientées comme elles le sont vers des carrières destinées à maintenir leur statut et garantir l’excellence d’une génération à l’autre. Alors, si ni les élites ni les moins favorisés peuvent y prétendre, qui a inventé l’idée de travail passion ? Et à qui s’adresse-t-elle exactement ?
Autre parcours, autre point de vue : dans son livre (The Passion Economy: The New Rules for Thriving in the Twenty-First Century), Adam Davidson évoque une nouvelle ère de l’économie mondiale, dans laquelle chacun⋅e ou presque peut (bien) gagner sa vie en exploitant ses compétences et passions propres. Adam Davidson est journaliste économique, (New York Times, New Yorker) cocréateur d’un podcast baptisé « Planet Money » et cofondateur d’une société de production de podcasts, The Uncanny Four, avec Sony Music Entertainment. L’ouvrage qu’Adam Davidson vient de signer est, selon ses propres mots, « l’aboutissement d’années de recherches ».
Deux experts, deux observateurs assidus de notre monde du travail et de la place qu’y tient la passion. Des conclusions nourries de part et d’autre d’exemples concrets, de données vérifiées. Alors comment expliquer qu’ils puissent avoir des points de vue si différents ? Pour le savoir, nous avons mené deux interviews croisées, en quête de réponses sur le sujet de la passion au travail et du privilège au sein de la société. Attention, spoiler alert : les réflexions de ces deux penseurs les rapprochent plus qu’ils ne l’auraient cru.
Passion au travail : un phénomène générationnel ?
Pour l’auteur de The Meritocracy Trap, Daniel Markovits, cela fait dix ans que les conditions de travail empirent, de façon objective. « Du côté des postes à très grosses responsabilités, les journées de travail n’en finissent plus. Pour les autres, on est de plus en plus surveillé, manipulé et de moins en moins payé. C’est terrible de bosser dans de telles conditions. Les jobs eux-mêmes deviennent de pire en pire et tout ça s’accompagne d’une vraie perte de sens. Ce qui explique que les gens démissionnent. »
Daniel Markovits et Adam Davidson tombent ici d’accord : la quête d’un travail qui rime avec passion est un phénomène générationnel. « On entend énormément parler de ces jeunes qui aspirent à une vie qui a du sens. Ces générations veulent être au service d’entreprises auxquelles ils croient, et avoir un travail auquel ils croient également. Moi je trouve ça super, commente Adam Davidson. Si vous demandez à n’importe quelle personne ayant recruté au cours des cinq dernières années, vous entendrez que les moins de trente ans refusent ce que les gens de mon âge accepteraient sans broncher. Pour ces jeunes générations, il est hors de question de se résigner à avoir un job pourri parce que “c’est comme ça”. Les générations précédentes râlent, les considèrent au mieux comme des enfants trop gâtés. C’est n’importe quoi. En fait, c’est nous qui n’avions rien compris. »
Ici, les deux experts s’accordent à dire que la pandémie a joué le rôle d’accélérateur. Ce que l’on considérait comme un comportement typiquement « jeune » au sein des entreprises a fait tache d’huile auprès des autres salarié⋅es. « Ces tendances ne sont pas nées du Covid, mais la crise sanitaire a fortement accéléré le mouvement, commente Adam Davidson. On le voit par exemple dans le fait que le travail fait toujours partie de notre existence mais ne représente plus toute notre vie. À mesure que la société s’enrichit, les gens ont davantage la possibilité d’affiner leurs choix pour se composer la vie qu’ils veulent. Ce que j’appelle l’économie de la passion ne repose pas sur l’idée de gagner toujours plus, mais de gagner en satisfaction de manière générale. »
Pourquoi mettre ce sujet sur la table ?
La quête d’une carrière où se mêlent travail et passion semble être le fruit d’évolutions économiques et sociales (depuis le début du XXe siècle) dont le sous-titre pourrait être : « Vous avez le choix ». « En gros, plus vous avez du rab, moins vous passez de temps à trouver de quoi subsister, et plus le champ des possibles s’élargit, explique Adam Davidson. Le nombre de personnes pouvant davantage choisir leur destin augmente de façon assez constante depuis près de 200 ans. Prenez un travail de bureau dans le New York des années 1950 ou un boulot d’usine n’importe où dans le monde industrialisé : le plaisir immédiat est sacrifié sur l’autel de la sécurité à long terme. Mais le marché de l’emploi étant ce qu’il est devenu, le deal est bien moins séduisant qu’avant. Aujourd’hui, on a davantage conscience de ce qu’on perd à faire un travail sans passion. »
Revenons sur la définition du mot « passion » : d’après Daniel Markovits, il s’agit moins d’une « découverte » que d’une notion façonnée par notre société. « Aujourd’hui, être passionné⋅e par son travail, c’est l’avoir choisi parce qu’il nous semble important. Mais finalement, quelle différence avec le mariage jadis ? Il y a encore 200 ans, même moins, on n’épousait pas l’élu⋅e de son cœur : les unions étaient arrangées. Cela ne signifiait pas pour autant que la passion et l’engagement n’avaient pas leur place dans le mariage. C’est juste qu’aujourd’hui, nous associons passion et libre choix – bien que ce ne soit pas le cas dans toutes les sociétés. » Les cartes sont donc rebattues, y compris dans le monde du travail, conclut le professeur de droit.
Un travail passion sinon rien ? Daniel Markovits en souligne les risques, estimant qu’encourager la passion est aussi un moyen déguisé d’exploiter un peu plus les gens. « On peut considérer que la passion des travailleurs⋅euses sert aussi les intérêts de l’employeur, prompt à valoriser ceux et celles qui ont le “feu sacré” et à pointer du doigt les autres. C’est l’excuse toute trouvée. » Daniel Markovits entrevoit une solution dans un partage des richesses plus équitable pour les salarié⋅es, qui pourraient alors se réapproprier leur travail. « Ne pas avoir un travail passion, mais un travail utile car sécurisant financièrement pourrait autoriser une certaine distance face au boulot. Et les personnes passionnées pourraient continuer à en profiter sans crainte d’être exploitées. »
Universelle, cette idée de passion ? Peut-être pas.
« La passion au travail ne devrait pas être un objectif en soi. La question est davantage de savoir quel travail vaut le coup », estime Daniel Markovits. Mais alors quid de la population qui « ne peut même pas se permettre de réfléchir à la question », interroge parallèlement le professeur de droit. « On peut trouver un travail qui nous porte, mais qui ne paie pas assez pour remplir le caddie et régler le loyer. Alors on fait autre chose, un métier qui paie mieux. » Avoir un travail passion est donc, selon lui, réservé à un petit groupe de privilégié⋅es. Et les autres ne devraient surtout pas culpabiliser. « Bien sûr, il existe des exceptions à la règle et les enfants de familles riches ne sont pas les seuls à pouvoir espérer réussir. Mais ils ont un réel avantage en poche : quand on a des parents riches, on a moins besoin d’avoir du talent. »
Adam Davidson admet qu’avoir un travail passion n’est « clairement pas accessible à tout le monde », mais estime que « bien plus de gens pourraient en réalité en profiter », réfutant l’idée que c’est là le privilège des riches. « Nous pouvons identifier trois grands groupes : les personnes qui vivent de leur passion, celles qui pourraient se le permettre mais ne le font pas et celles qui ne peuvent pas se le permettre. Dans le groupe du milieu, j’aurais tendance à distinguer d’un côté les gens qui ont fait des études mais évoluent encore dans une certaine rigidité, subissant leur carrière plus qu’ils ne la vivent, et de l’autre les personnes de catégories socioprofessionnelles probablement inférieures, capables de se faire une place (dans le tissu économique local, par exemple), mais sans dégager un salaire important. Ces deux typologies de population ont ce vrai potentiel de pouvoir exploiter leurs compétences propres, donc de mêler, un jour, passion et travail. C’est à elle que je m’intéresse le plus, à elles qu’un livre comme le mien peut être le plus utile – du moins je l’espère. »
La journaliste ajoute : « Ce serait bien de voir beaucoup plus de monde jouir d’une vraie sécurité de revenus, mais je pense qu’offrir quelque chose de différent sera toujours mieux que de proposer du standardisé. Pourquoi ne pourrions-nous pas tous et toutes être uniques ? » Développer sa singularité pour se faire une bonne place dans la nouvelle économie ? L’idée ne convainc pas vraiment Daniel Markovits : « Ce dont nous avons besoin, c’est d’une société dans laquelle les gens ordinaires peuvent réussir, avoir un métier qui a du sens pour eux et leur permet d’assurer leurs fins de mois. J’ai des doutes sur le fait de développer des compétences bien particulières comme moyen de se démarquer – je ne sais pas si c’est réellement nécessaire. Et les compétences les plus utiles ne sont pas nécessairement les plus rares. Par exemple, je suis un bon prof de droit, mais je suis loin d’être le seul. Nous sommes beaucoup à en avoir les compétences. Je ne dois pas chercher à être LE prof de droit irremplaçable, mais un bon prof de droit tout court. »
La passion comme clé de notre réussite ?
L’auteur de The Passion Economy mentionne dans son livre le lien habituellement fait entre vivre de sa passion et galérer financièrement (ce qui pourrait expliquer l’idée qu’un travail passion soit perçu comme réservé aux gens pouvant se le permettre). Pourtant, selon lui, tenir compte de sa passion est précisément la voie à suivre pour réussir financièrement dans la nouvelle économie. Que deviennent alors ceux et celles qui ne travaillent pas par passion, mais par obligation ? Et si je n’ai pas de passion applicable au monde professionnel ? La société doit-elle continuer à promouvoir l’idée qu’il faut être passionné⋅e par son travail ?
Entre sa vision de l’avenir du travail et l’évolution de l’économie telle qu’il la perçoit, Adam Davidson estime qu’on n’a plus vraiment le choix. « On n’a pas toujours considéré que faire des études était quelque chose d’essentiel. Mais l’économie a changé, les sociétés ont évolué et avoir un diplôme en poche est devenu important. J’y vois une analogie avec la passion : avant cela n’entrait pas en compte, mais aujourd’hui c’est important, et il est nécessaire d’y travailler. Je pense que la pensée et le langage vont encore évoluer, et dans le bon sens, sur la question. »
« Je dirais que plus vous réussissez à identifier ce que vous avez d’unique à offrir (et je souligne dans mon livre que ça n’a pas forcément à être un truc ultracool), plus vous avez de chances de réussir. Au XXe siècle, il vous suffisait de cocher certaines cases – que vous ne choisissiez pas – pour “réussir”. Aujourd’hui, il est nécessaire de déterminer ce que vous savez et pouvez faire. Il est possible que cela ne vous plaise pas et soit tout sauf une passion pour vous. Je pense simplement que la passion vient plus facilement quand on fait ce qu’on sait faire le mieux, de façon unique, pour des gens qui valorisent précisément ces compétences. »
Adam Davidson estime qu’identifier nos compétences et passions singulières puis les exploiter n’est pas forcément chose aisée – mais qu’il s’agit en revanche d’une stratégie payante sur le long terme : « Aux États-Unis, être blanc est un atout, être riche aussi, tout comme le fait d’être un homme, très certainement. Mais cela ne m’empêche pas de croire que la passion est aussi à portée de main pour les personnes ne jouissant d’autre privilège que celui d’avoir un bon mix formation-compétences. Pour résumer, je dirais que viser un travail passion, c’est prendre plus de risques à court terme, mais aussi probablement s’offrir plus de sécurité sur le long terme. Une fois qu’on sait là où se trouve notre passion, on est mieux armé pour faire face à ce qui se présente et s’adapter si une crise économique survient. »
Pas de passion, pas d’ambition ? Existe-t-il une alternative ?
« On n’a pas nécessairement besoin d’être passionné par le job en tant que tel, souligne Adam Davidson. Il peut s’agir des compétences ou aptitudes que vous mettez au service de vos missions. » Le journaliste cite l’exemple d’une personne qu’il a interviewée au sujet de sa mère femme de ménage : « Cette femme déteste son boulot, mais c’est une immigrée qui a rapidement joué un rôle de mentor auprès des autres immigrées dans la même situation qu’elle. Et ce rôle-là représente beaucoup pour elle. Il lui rappelle que même quand on n’a pas vraiment le choix, on peut toujours trouver du sens et de l’intérêt à ce qu’on fait. »
Daniel Markovits adhère à cette idée et évoque le « plaisir du travail bien fait » : « Lorsqu’on pense à un travail passion, on s’imagine des choses bien particulières que font les gens riches. Pourtant, faire un travail important à nos yeux, qui a du sens, tâcher de le faire bien parce que ça compte pour nous : tout ça n’est pas réservé aux privilégiés. »
Adam Davidson alerte lui sur la possible instrumentalisation de ce fameux « travail bien fait », avec le risque que les entreprises prennent alors une posture du type : « Pourquoi proposer de meilleurs jobs ou améliorer les conditions de travail de gens qui sont déjà contents en faisant bien leur boulot ? » Mais c’est sans compter, nuance-t-il, sur le fait que la satisfaction au travail n’existe pas sans sentiment de confiance, d’appartenance et d’autonomie au sein de l’entreprise. S’il y a toujours un intérêt à ce que les salarié⋅es puissent observer le résultat de leur labeur, le journaliste estime qu’il faudrait aussi que chacun⋅e bénéficie de reconnaissance pour le travail effectué, et que cela doit aller de pair avec de meilleures conditions de travail. « De plus en plus de gens ont aujourd’hui le choix de vivre une vie qui les passionne, ce qui est une bonne chose à mes yeux. Il y a encore beaucoup à faire car tout le monde ne peut pas y prétendre, mais c’est déjà une première marche de franchie. »
Article traduit de l’anglais par Sophie Lecoq
Article édité par Clémence Lesacq
Photos par Thomas Decamps pour WTTJ
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