Pourquoi les femmes seniors disparaissent des entreprises (et pourquoi l'éviter)

21 mars 2024

5min

Pourquoi les femmes seniors disparaissent des entreprises (et pourquoi l'éviter)
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

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Plus on monte dans la hiérarchie des entreprises, plus les femmes se raréfient. Sans grande surprise, on y retrouve par contre davantage d’hommes, poivre et sel et plus, qui ont eu tendance à obtenir davantage de responsabilités en avançant en âge. Notre experte du LAB Laetitia Vitaud nous explique d’où vient cette disparition, et pourquoi il faut lutter contre celle-ci.

Certaines femmes ont fait le choix conscient de quitter le navire en pleine traversée, en disant : « merci mais non merci ». D’autres voudraient rester mais sont placardisées, discriminées ou poussées à temps partiel par une charge domestique accrûe — notamment l’aidance qui s’ajoute à la parentalité. Les femmes séniors affrontent beaucoup de déception au travail. C’est avec difficulté qu’elles se font recruter par les entreprises si elles n’ont plus d’emploi. Quand elles y parviennent, c’est souvent à un poste en-deçà de leurs compétences. Bref, pour une Christine Lagarde qui brille au sommet, combien de Madame Normale disparaissent des radars du monde corporate ? Dur d’avoir des statistiques précises, mais il y en a beaucoup.

Jusqu’à récemment, ce sujet ne préoccupait vraiment que les intéressées. La mixité femmes-hommes ne tient nul compte de l’âge et, du moment qu’elles peuvent montrer qu’elles ont bien quelques femmes dans leurs effectifs, les entreprises se focalisent peu sur les femmes « séniors ». On ne les compte pas et elles ne comptent pas. Mais cela pourrait bien être en train de changer. D’une part, les femmes de 50 ans et plus prennent davantage la parole, dans des livres, des médias, sur les réseaux sociaux. D’autre part, étant données les évolutions démographiques, il sera plus compliqué pour les entreprises de ne pas refléter ce groupe en croissance.

La (relative) « disparition » de ces femmes constitue un gâchis incommensurable pour notre économie. Trésors d’énergie et de compétences inexploitées, les femmes séniors ont d’autant plus à donner qu’elles sont nombreuses à avoir déjà été freinées professionnellement par la maternité. Nous sommes aujourd’hui peut-être à l’aune d’une nouvelle révolution féministe au travail portée par les femmes séniors. C’est ce qu’affirme un livre britannique que j’ai dévoré, Revolting Women: Why Midlife Women Are Walking Out (« Femmes révoltées : Pourquoi les femmes d’âge mûr quittent l’entreprise », non traduit) de Lucy Ryan.

Confiance minée et poids de l’aidance sur les femmes mûres

La discrimination vécue par les femmes de plus de 50 ans est massive mais encore trop peu documentée. Elles sont nombreuses à quitter prématurément le monde de l’entreprise. Beaucoup d’entre elles voient leur progression de carrière significativement ralentie à ce stade de leur vie alors même qu’elles doivent cotiser plus longtemps que les hommes pour toucher leur retraite ! La preuve la plus flagrante de cet écart de carrière est le fossé hommes-femmes en matière de pension de droit direct (presque 40% en France).

Première explication : un mélange toxique d’âgisme et de sexisme perpétue des stéréotypes nocifs et mine la confiance (et les opportunités) des femmes au travail. Cela entretient également des normes et attentes délétères en matière de vieillissement. De nombreuses femmes sont terrifiées à l’idée de vieillir. Elles craignent que l’âge soit utilisé contre elles pour saper leur crédibilité professionnelle. Résultat ? Elles assument une charge mentale considérable pour éviter qu’on ne les voit comme « vieilles ». Elles cachent les symptômes de la ménopause au bureau. Elles luttent contre les signes du vieillissement. Elles travaillent à se « mettre en valeur » physiquement. Hélas, leur anxiété abîme leur santé mentale. Et puis, le temps de cerveau que prend cette lutte acharnée est un temps qu’on ne peut pas investir dans autre chose !

Deuxième explication : contrairement aux idées reçues qui disent que les femmes autour de 50 ans auraient beaucoup plus de temps libre, de nombreuses femmes ne peuvent plus « tenir » le rythme professionnel à cause d’une charge domestique trop importante. Ayant eu des enfants plus tard, elles se retrouvent en « sandwich » entre des enfants encore jeunes et des parents vieillissants qui ont besoin de leur aide. Ce qu’on appelle aujourd’hui l’aidance pousse une partie d’entre elles à basculer à temps partiel, voire à arrêter le travail. Dans cette tranche d’âge, beaucoup de femmes auraient besoin de plus de flexibilité au travail. Le travail non rémunéré les pénalise durement.

Troisième explication : à cause du plafond de verre ou des difficultés à se faire recruter ou promouvoir à leur juste valeur, elles quittent les entreprises pour essayer de travailler autrement, trouver plus d’autonomie et de sens. C’est le syndrome « merci mais non merci » si bien mis en lumière par Céline Alix dans un livre qui a beaucoup fait parler de lui en 2022. Les femmes de 50 ans et plus sont nombreuses à créer des entreprises. Hélas, ces dernières sont souvent petites et leur rapportent des revenus plus faibles en moyenne.

Pour Lucy Ryan, il est grand temps de s’emparer de ce sujet dans le monde du travail. Elle écrit : « nous devrions combattre l’âgisme aussi vigoureusement que le sexisme ou le racisme (…) Les études sont claires. Avec l’âge, les hommes sont perçus comme plus compétents tandis que les femmes perdent un peu plus de crédibilité à chaque nouvelle ride. »

Pourquoi les femmes séniors sont les pionnières du futur du travail dont le monde a désespérément besoin

Pourtant, à bien des égards, les femmes séniors nous donnent un aperçu précieux de ce à quoi ressemblera l’avenir du travail. Voici 6 raisons pour lesquelles elles sont une source d’inspiration pour tous les travailleurs et un réservoir précieux d’innovation et de talent pour les entreprises.

#1. La « quête de sens » n’a aucun secret pour elles. Certaines femmes se posent beaucoup de questions sur le sens du travail au retour d’un congé maternité. D’autres au moment de la ménopause. Face à un monde du travail qui ne leur facilite pas la vie, les femmes sont nombreuses à s’être posées des questions profondes sur le travail et la carrière. Parfois, on a l’impression qu’il n’y a d’yeux que pour la génération Z. En fait, ce sont les femmes séniors qu’il faudrait d’abord sonder pour comprendre la quête de sens du travail !

#2. Elles sont expertes en transitions et réinventions. En moyenne, les femmes opèrent davantage de reconversions, souvent radicales. Elles apprennent à se réinventer professionnellement. Elles transforment leurs trous dans le CV en atouts. Cadres, elles quittent leur entreprise plus rapidement. Elles montrent que l’ambition et le succès ne viennent pas seulement avec un CDI. Elles travaillent plus longtemps, mais de manière plus diversifiée. Or le monde de demain, caractérisé par des compétences qui deviennent obsolètes plus vite et beaucoup d’incertitude, va mettre à mal la vision linéaire de la carrière.

#3. Elles deviennent le vivier démographique le plus incontournable. La population vieillit. À mesure qu’on avance en âge, les femmes sont plus nombreuses que les hommes. On risque fort de manquer de bras et de cerveaux demain. Or les femmes de 50 ans et plus, dont la plupart doivent travailler plus longtemps, demeurent le vivier démographique le moins exploité. D’ici 2050, une femme sur deux sera ménopausée en France. N’est-il pas temps de mieux représenter les femmes de tous les âges dans le monde professionnel ? Peut-on se permettre de continuer à gaspiller le talent de tant d’individus ?

#4. Elles questionnent l’équilibre des temps de vie comme personne. Les entreprises ont fait beaucoup sur le sujet de la parentalité. Mais sur le sujet de l’aidance, on n’en est encore qu’au début. Comment repenser le travail à l’aune du “care”, et en particulier celui qui concerne nos aînés ? Les femmes de 50 ans et plus sont souvent mères ET aidantes. Elles ont beaucoup d’idées pour réimaginer le travail dans une société du “care”.

#5. Elles sont une force entrepreneuriale en croissance. Les femmes de plus de 50 ans se tournent vers l’entrepreneuriat et le travail indépendant. Forbes les qualifie même de « nouvelle superpuissance entrepreneuriale ». Oui, beaucoup de leurs entreprises restent petites. Mais les succès des femmes entrepreneures d’aujourd’hui ouvrent la voie à d’autres succès demain. La maturité, c’est bon pour le business ! Et elles ont de l’énergie à revendre.

#6. Elles sont un puissant réservoir d’innovation. Qu’il s’agisse d’innovation d’efficacité (faire plus avec moins, dans un contexte pénurique) ou d’innovation de rupture (faire autre chose, opérer un virage radical), les femmes de 50 ans innovent quotidiennement. À cet égard, les fluctuations hormonales sont d’ailleurs sans doute une force ! Dans un monde fragilisé par le réchauffement climatique, c’est probablement des femmes que viendront les innovations importantes de demain.

Le temps est venu de donner la place qu’elles méritent aux femmes séniors. Et puis, cela peut sembler une évidence, mais chaque jeune femme est une future « vieille » (si elle survit) donc s’intéresser aux séniors au travail, c’est aider chaque femme à se projeter, à développer sa carrière, à avoir des rôles modèles, à se sentir plus en sécurité et à ne pas être totalement paniquée à l’idée de vieillir ! Quoi de plus « payant » pour améliorer le travail que de se tourner vers ces pionnières du futur du travail que sont les femmes qui vieillissent ?

Article écrit par Laetitia Vitaud, edité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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