Politique, guerre… Pourquoi continue-t-on à travailler comme si de rien n'était ?

28 févr. 2022

auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

En dépit de certains événements qui viennent marquer notre quotidien durablement, nous continuons à bosser. Un phénomène plus connu sous le nom de « biais de normalité », dont notre experte Laetitia Vitaud nous explique tous les contours.

Ce n’est pas la première fois que nous sommes nombreux·ses à éprouver ce sentiment étrange d’un décalage croissant entre la banalité du travail de la « vie normale » et l’ampleur inédite des menaces qui pèsent sur elle. Déjà avec la pandémie, dont on n’a d’abord su parler qu’en des termes militaires (vous entendez encore résonner le « Nous sommes en guerre »). Ensuite, Poutine a attaqué l’Ukraine, replongeant le monde dans un moment d’angoisse collective tel que l’ont connu nos parents et grand-parents lors de la guerre froide. Aujourd’hui, le contexte politique en France comme à l’étranger ne présage rien de bon…

En ce qui me concerne, la préparation d’un article sur le bruit au bureau paraît d’autant plus absurde que le bruit dans ma tête est puissant. Ce bruit concerne la montée de l’extrême droite, la crise climatique, l’ordre international qui vole en éclats… En bref, l’extrême incertitude et instabilité ambiantes. Dans ces conditions, le travail ordinaire dont certain·es ont déjà l’impression qu’il est plus ou moins bullshit, paraît être en décalage complet avec la gravité de la situation. Il paraît absurde, étrange et théâtral. Pour autant, faute de pouvoir agir pour combattre la menace, nous ne savons pas faire autre chose que faire comme d’habitude, voire faire comme si de rien n’était.

Le biais de normalité au travail

Ce biais cognitif conduit les gens à nier ou minimiser les dangers qui surviennent. Il peut conduire à sous-estimer la probabilité d’une catastrophe et ses effets sur notre existence et à fermer les yeux sur sa possible destruction. Nous tombons, par exemple, dans le biais de normalité tous les jours face à notre propre mortalité et celle de notre espèce, parce que nous ne savons pas faire autrement.

Le biais de normalité devient néanmoins problématique quand il nous empêche de nous préparer à des chamboulements importants qui pourraient être évités. Il peut paralyser nos facultés d’analyse et nous conduire à faire l’autruche. Notons que l’opposé du biais de normalité n’est guère mieux : c’est le biais du scénario du pire (en anglais, « worst-case scenario bias »), qui consiste à interpréter tout événement anormal comme la preuve que la pire catastrophe possible est imminente.

Dans un remake géopolitique du film Don’t Look Up, nous sommes là aussi divisés en deux camps : ceux/celles qui regardent la comète (en l’occurrence la montée de l’extrême droite) en se demandant ce que cela veut dire et ce que l’on peut faire, et ceux/celles qui préfèrent l’ignorer et/ou ne comprennent pas son impact potentiel sur leur vie (parce qu’au fond, on n’a jamais essayé). Pour ces derniers, c’est business as usual… avec parfois, tout de même, un sentiment accentué de bullshit et l’impression de jouer un rôle.

L’incertitude et la loi de la jungle

Comète ou pas, la montée de l’extrême droite marque un chamboulement considérable dont l’impact se fera sentir dans le monde du travail. Ses conséquences économiques et culturelles seront vraisemblablement importantes.
En plus d’un drame « humaniste » qui est bien suffisant pour rendre difficile le business as usual, il y a au moins trois raisons pour lesquelles ses conséquences n’ont pas fini de se faire sentir :

  • Le règne de l’incertitude est consacré : depuis le début de la décennie 2020, l’incertitude est maîtresse. Les catastrophes sanitaires, naturelles et géopolitiques s’enchaînent de plus en plus vite, au point de saper les fondations du sentiment de sécurité et de stabilité dans lequel certain·es d’entre nous ont grandi. Mais si le pire est possible, alors plus rien n’est certain. Comment planifier et travailler dans ces conditions ? Comme au moment de la pandémie, les organisations et les individus font face à nouveau à cette incertitude extrême qui remet en question la pertinence de leurs plans, programmes et prévisions à plus ou moins long terme.

  • La loi de la jungle transforme notre culture : l’expression, née à la fin du XIXe siècle, désigne la loi du plus fort. Quand survivre est une lutte de tous les instants qui voit toujours le prédateur le plus fort l’emporter (avant d’être mangé par plus fort que lui), la loi du plus fort est implacable. Évidemment, elle ne va pas de pair avec la solidarité, la compassion ou des valeurs morales comme l’honnêteté. Là où la loi de la jungle se banalise, on se met à penser le travail en d’autres termes : il s’agit de pousser les autres sur le bas-côté pour avoir le champ libre et progresser. Les admirateur·rices de Poutine (parmi lesquels Donald Trump ou Eric Zemmour) n’ont jamais caché leur mépris pour les faibles et leur valorisation de la force brute. Il y en a aussi dans les organisations où la loi de la jungle vous fait ignorer les règles, corrompre le pouvoir politique et maltraiter client·es et travailleur·euses. Hélas, la loi du plus fort a un pouvoir de contagion.

  • Le rebattage des cartes économiques va se poursuivre : avec la pandémie, on a connu des chamboulements économiques considérables (accélération de la transition numérique, faillites et redistribution du pouvoir économique entre acteur·rices…). Avec la guerre, les cartes économiques ont à nouveau été rebattues à grande échelle. L’inflation, notamment, a atteint des sommets inédits au XXIe siècle. Or, cette dernière en tant que telle rebat les cartes économiques en favorisant les endetté·es. Certains secteurs vont connaître une forte croissance tandis que d’autres pourraient décliner. L’ensemble des pays de l’OTAN ont ainsi renforcé leur puissance militaire… et les activités économiques qui en dépendent. Mais d’autres projets subordonnés aux finances publiques en ont fait les frais (parle-t-on autant de soin aux personnes âgées quand on est occupé à produire des armes en série ?) Enfin, l’éventuel afflux (ou à l’inverse stop) des réfugié·es a aussi des conséquences sur l’emploi et le travail. D’abord il s’agit d’organiser leur accueil. Et si les réfugié·es sont amené·es à rester, ils/elles pourraient s’intégrer à l’économie locale (ce qui in fine a généralement des conséquences économiques favorables pour les pays qui les accueillent).

La plupart d’entre nous ne tombent ni dans le biais de normalité, ni dans celui du scénario du pire. Mais l’impression d’être suspendu·es aux événements géopolitiques et le sentiment d’impuissance que nous éprouvons face au drame humain de la montée d’une politique extrémiste déclenchée par un président mégalo rendent le business as usual plus que difficile. Le monde du travail n’a pas fini de se transformer sous l’effet des turbulences, des catastrophes et de l’incertitude généralisée.

Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps

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