Workaholisme « mon travail était l’axe autour duquel orbitait toute ma vie »

05 janv. 2023

5min

Workaholisme « mon travail était l’axe autour duquel orbitait toute ma vie »

Deuil, rupture, maladie… Plongés dans une impasse thérapeutique suite à l’épreuve d’une tragédie personnelle ou à cause d’un contexte anxiogène, certains surinvestissent leur travail pour s’évader et oublier. Parfois jusqu’à se perdre.

S’épuiser au boulot, encore et encore. Ne plus compter ses heures, bâcler d’un revers de main l’idée de prendre ne serait-ce qu’une semaine de congés. Penser travail, manger travail, rêver travail. Que ce soit pour « chasser les mauvaises pensées » ou revaloriser leur image d’eux-mêmes, en période de crises intimes, il arrive que des salariés développent un rapport de dépendance effréné vis-à-vis de leur activité professionnelle. Comme s’il s’agissait d’une soupape de sécurité. Cette fausse bonne solution se manifeste alors sous la forme insidieuse d’un « workaholisme » du désespoir, tout à la fois abîme et rempart contre l’abîme, dont quatre personnes ont accepté de raconter le piège, entre épuisements, craquages et lueurs d’espoir.

« C’était ça ou m’arracher au boulot, ou attenter à mes jours », Camille, 25 ans, artiste

J’ai toujours été habituée à fournir beaucoup de travail, mais les choses ont pris des proportions inquiétantes - voire carrément dangereuses - au moment où on m’a diagnostiqué une dépression, juste avant mon premier solo show, l’été dernier. À l’époque, je travaillais 7j/7 et, en un sens, sans relâche. Je cumulais horaires d’ateliers et job alimentaire dans le secteur de la restauration. En parallèle, les frontières entre vie privée et sphère pro se sont progressivement brouillées, jusqu’à ne plus exister. Mon film du soir, les visites d’expos… Tous mes loisirs devaient être raccord avec mes sujets de recherche. Il n’y avait plus aucune limite au travail, et au moindre break je culpabilisais.

« Fais une pause », « t’as besoin de repos »… En apprenant mon état de santé, mes proches m’ont incité à lever le pied - mais impossible. Primo en tant qu’artiste indépendant les « congés maladies » n’existent pas. Secondo personne ne réalisait que m’arracher au travail était le seul moyen de détourner le regard de mes angoisses. Au lieu de ralentir le rythme, j’ai accéléré. C’était une nécessité. Question de survie, quoi. Quand tu enchaînes les journées de 10h no stop, forcément, ton cerveau a moins de carburant pour nourrir l’anxiété. Efficacité garantie - mais dommages collatéraux inévitables. J’avais tellement la tête dans le guidon que je faisais passer au second plan des rendez-vous médicaux urgents. Il a fallu que je m’évanouisse pour réaliser des tests neurologiques que je laissais traîner depuis des mois… C’était une première sonnette d’alarme. Et puis, courant septembre, ma dernière exposition d’œuvre en institution m’a achevé. Un peu comme un finish de Mortal Combat. J’avais l’âme aspirée, vidée, siphonnée. Du coup je suis carrément tombé en panne. Impossible de reprendre le boulot. J’ai réalisé que mon obsession pour le travail - si elle m’avait protégé du pire, sans doute - m’avait aussi conduit à ne pas prendre soin de moi autant que j’aurais dû. Depuis j’essaye d’adopter une nouvelle philosophie dans mon rapport au boulot. La première étape ? Admettre que prendre des vacances n’a rien d’un drame.

« Ma charge de travail a explosé durant la pandémie, jusqu’au burn out », Nadja, 28 ans, chargée de partenariats

Chez certains, les confinements et couvre-feux ont été l’occasion de s’initier à la méditation, de se mettre au sport. Perso, je l’ai perçu comme une opportunité professionnelle. Une sorte de fenêtre de tir pour m’investir à fond dans mon association. Comme pour beaucoup, mon quotidien se limitait à la trinité réveil, télétravail, sommeil. Pas de vie sociale, pas d’activités.

Mais à l’époque les opportunités liées à mon projet de cœur - de passion, même - grimpaient en flèche. Je m’accrochais à ça pour tenir le coup. Au point de complètement sombrer, durant le second confinement. J’étais la seule salariée de la structure - ce qui impliquait un rôle central, et polyvalent. Gestion des réseaux, créations de formations, demandes de financements, suivi des bénévoles, curation du site web… Ça n’arrêtait jamais. Réunion sur réunion, du matin au soir. Sans que je le réalise, mon travail était devenu l’axe autour duquel orbitait toute ma vie. M’y atteler me plongeait dans un état second où se mêlaient indistinctement des sentiments d’excitation, et d’anxiété. C’était une sorte de frénésie, avec des montées d’adrénaline qui devenaient addictives. Je me réveillais d’un coup à 5h du matin avec une idée en tête - puis impossible de me rendormir. Trop d’excitation. J’ai réalisé que j’avais trop tiré sur la corde seulement au moment de mon burn out. La fuite en avant dans laquelle je m’étais jetée pour faire face à l’isolement s’était transformée en un équilibre fragile qui s’est brusquement effondré. J’ai pris un arrêt-maladie à l’été 2021, puis quitté mon poste. Je me remets doucement de cette expérience traumatisante en reprenant le travail au rythme de deux jours par semaine. Toujours avec la peur au ventre d’être engloutie, à nouveau.

« J’ai multiplié mes activités professionnelles pour surmonter un chagrin d’amour », Ella, professeure de théâtre, 34 ans

On est un peu sur une détresse à la Bovary. Il y a quelques années, j’ai été quittée par la femme que j’aimais, et avec qui je pensais finir mes jours. La rupture m’a précipitée dans une affliction sentimentale assez romanesque, avec tout le package de la larguée-en-berne. Je fumais clope sur clope, je ne mangeais pas, je ne dormais pas. L’enfer. Au moment de la « catastrophe », j’exerçais comme professeure de théâtre et, un peu à la manière d’un réflexe de survie, j’ai musclé ma charge de travail à l’extrême.

Pour me décentrer de mon malheur en faisant « diversion », bien sûr - mais pas que. Je partageais avec mon exe le goût de la littérature, et le sens de la justice sociale. Alors, dans l’espoir un peu fou de la reconquérir, j’ai intégré une librairie à mi-temps en plus de mes cours, puis me suis lancée dans le travail associatif. De l’aide aux devoirs, des maraudes… Tout ça jusqu’à empiler les semaines de 50h sans jour de repos. Je rêvais secrètement que mes nouvelles activités parviennent à ses oreilles. Retrouver de l’intérêt à ses yeux jusqu’à - pourquoi pas ? - raviver la flamme et, dans un même mouvement, trouver une source d’auto-valorisation. Elle ne m’aimant plus, il fallait que je réapprenne à m’aimer moi. M’investir à fond dans des secteurs au sein desquels j’étais fière d’œuvrer m’y aidais. C’était une sorte de baume narcissique. Un moyen assez éreintant, et même carrément malsain, de recouvrer une indépendance vis-à-vis de cet exe dont le regard était devenu primordial. Ça a fonctionné, jusqu’à ce que ça ne fonctionne plus. À la suite de craquages nerveux à répétition avec larmes et tutti quanti au boulot, j’ai abandonné mon mi-temps et le bénévolat pour me concentrer sur ma passion : l’enseignement de la comédie. À coup sûr je n’ai jamais été aussi « performante » qu’en cette période de post-rupture. Mais le rythme était insoutenable, pour ne pas dire infernal. Je m’étais lancée avec l’énergie du désespoir dans une course, sans réaliser qu’il n’y avait pas de ligne d’arrivée. On ne m’y reprendra plus.

« Confronté à la disparition de mon fils, je cherche l’anesthésie au travail », Judor, 58 ans, conseiller en communication

De solide source d’épanouissement, mon travail s’est mué en précaire moyen de combler le vide après le départ de mon fils des suites d’une maladie, il y a quatre ans. Rapidement mes plages horaires se sont allongées, il n’a plus été question de partir en vacances. L’impératif était de s’occuper l’esprit. Aujourd’hui encore, concentrer toute mon attention sur mes tâches permet de repousser les moments de solitude propices aux hantises. Dans le fond, je sais qu’abattre du travail ne me « sauvera » pas. Personne ne peut être « sauver » de ce chagrin, je suis lucide là-dessus. Mais demeurer dans l’action perpétuelle et la sollicitation continue limite le trop plein de pensées. C’est toujours ça de pris. Alors, chaque jour, j’arrive aux bureaux comme si j’entrais en scène. Je joue la comédie, je remplis le rôle qu’on attend de moi. Et ça me soulage. Si j’avais eu une passion artistique, peut-être que j’aurais pu peindre, par exemple, pour exprimer ma tristesse. Mais non, je n’ai que mon job. Bien sûr, j’ai conscience que la « bonne » solution est ailleurs. Aller voir un thérapeute serait une piste. Il est encore trop tôt. Mais je laisse cette porte ouverte, à l’horizon.

Article édité par Gabrielle Predko, photo Thomas Decamps pour WTTJ

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