Non, la grande démission n’est pas uniquement liée à une quête de sens

24 janv. 2022

6min

Non, la grande démission n’est pas uniquement liée à une quête de sens
auteur.e
Olivier Sibony

Professeur de stratégie et auteur spécialiste de la décision

LES FAKE NEWS DU MANAGEMENT - Depuis toujours, vous êtes persuadé·e que les brainstormings sont le réceptacle idéal des idées créatives. Vous avez la conviction profonde que l’entretien individuel représente le passage obligé d’un recrutement réussi. Ou encore, cela ne fait aucun doute : être un·e bonn·e manager relève à vos yeux de l’intuition, de l’inné, de l’expérience.
Figurez-vous que la science a prouvé de longue date l’inexactitude de ces idées reçues, qui continuent pourtant de graviter dans le monde de l’entreprise. Dans cette série, notre expert Olivier Sibony, professeur de stratégie à HEC Paris, s’attèle à décortiquer sans langue de bois ces fake news du management.

Venue des États-Unis, l’expression « grande démission » (great resignation) désigne les départs massifs de salarié·es auxquels assistent, impuissantes, les entreprises de toutes tailles depuis le printemps 2021. En septembre, et de nouveau en novembre, le nombre de salarié·es américain·es qui ont quitté leur travail a dépassé les 4,4 millions – soit 3% de la population salariée qui démissionne chaque mois. Il n’est pas rare de voir sur les magasins des affichettes proposant de recruter « n’importe qui qui veuille travailler », et pour cause : il y a aujourd’hui aux États-Unis, 10,7 millions de postes vacants, soit 1 job et demi par chômeur.

D’où vient cette vague de départs qui semble n’en pas finir ? L’explication dominante, bien résumée par The Atlantic, est que les Américain·es ont eu l’occasion de repenser leur rapport au travail : en érodant les frontières entre bureau et domicile, la pandémie a aussi brouillé les lignes entre travail et famille et ouvert une brèche dans le culte du travail-roi. Pour Anthony Klotz, à qui l’on attribue l’expression great resignation, c’est une grande prise de conscience : les salarié·es qui claquent la porte ont eu des « épiphanies pandémiques ». À la faveur des confinements et du télétravail, ils ont repensé la place que tient le travail dans leur vie. L’économiste de Berkeley Ulrike Malmendier tient un raisonnement similaire, et invoque la neuroplasticité pour suggérer que les expériences fortes que nous vivons – comme celle de la pandémie – redéfinissent nos priorités en « recâblant » littéralement notre cerveau.

Initialement décrite comme un problème typiquement américain, la grande démission arrive sur nos rivages. Même si, de ce côté-ci de l’Atlantique, la vague ressemble plutôt à une vaguelette, le taux de chômage est au plus bas depuis 2008, et un nombre croissant d’entreprises font part de difficultés de recrutement. Aussitôt, naturellement, dirigeant·es et observateurs·rices rapprochent le phénomène d’autres observations sur le rapport des salarié·es à leur emploi et à leur entreprise. Ces départs sont-ils – enfin – le signe d’un rejet des « bullshit jobs », ces postes qui donnent à leurs titulaires surdiplômés le sentiment de perdre leur vie à la gagner ? Les démissionnaires sont-ils/elles en train de quitter les grandes entreprises, avides et polluantes, pour avoir – enfin – un impact positif sur le monde ? Les dizaines de milliers d’étudiant·es qui signaient, en 2018, un « manifeste pour un réveil écologique » seraient-ils/elles – enfin – passé·es à l’action ? Et les six jeunes diplômés d’écoles de commerce suivis par le touchant documentaire « Ruptures » dans leurs efforts pour rompre avec le modèle économique dominant auraient-ils – enfin – fait des émules ?

En somme, de part et d’autre de l’Atlantique, la tentation est grande de trouver à la grande démission – ou à ses prémices – une cause centrale : la quête de sens au travail. Idée qui n’est pas nouvelle, mais qui trouve un écho incontestable auprès des jeunes générations. Comme le note un collectif de professeurs de management dans un article consacré à la « grande démission », « les salarié·es [remettent] de plus en plus souvent en cause le pacte social et moral aujourd’hui proposé par les entreprises ». C’est pourquoi, ajoutent-ils, « la question du sens dans l’activité professionnelle apparaît déterminante ».

La quête de sens n’est pas toujours celle que l’on croit

Cette lecture « existentielle » de la grande démission se heurte pourtant à la réalité des chiffres. D’abord, les démissionnaires ne sont pas ceux/celles dont parle ce récit. La plupart des démissions concernent les salaires les plus bas ; et les secteurs les plus touchés sont la restauration, l’hôtellerie, la distribution et la santé. Dans la restauration en particulier, le taux de départ est monté à 7% par mois, soit plus du double de la moyenne. Les plus démissionnaires sont donc ceux/celles qui ont été… les moins concerné·es par le télétravail.

Deuxième problème : les motivations de ces démissionnaires semblent très éloignées des nobles préoccupations qu’on leur prête volontiers. Une étude publiée par Forbes signale que les trois principales raisons pour lesquelles les Américain·es démissionnent sont des salaires trop bas, des opportunités de carrière limitées, et un·e manager qui ne les apprécie pas. Symétriquement, les « plus » qui les ont séduits dans leurs nouveaux postes sont tout aussi conventionnels : salaire, avantages en nature et flexibilité.

S’il y a un « sens » à tout cela, il ressemble beaucoup au sens des affaires. Le « grand démissionnaire » typique n’est pas un diplômé de grande école parti produire du fromage dans le Larzac parce qu’il a pris conscience de la vanité de l’existence en enchaînant les Zooms dans son appartement de Montreuil : c’est un cuistot à 9 dollars de l’heure qui va griller les mêmes hamburgers pour 10 dollars de l’heure, et à qui il aura suffi pour cela, comme dirait quelqu’un, de « traverser la rue ».

Mais, dira-t-on, qu’en est-il de celles et ceux qui quittent effectivement des postes de cadres bien payés ? Pour le savoir, il faut affiner l’analyse pour considérer le turnover entreprise par entreprise, y compris dans les secteurs proportionnellement moins touchés. Une étude publiée récemment par la MIT Sloan Management Review a justement analysé les facteurs de départ dans 500 grandes entreprises. Sa conclusion : ce sont les « cultures toxiques » qui favorisent la grande démission. Ah, direz-vous, enfin le sens !

Sauf qu’à y regarder de plus près, les cultures « toxiques » ne sont pas là où on les imagine. Ce sont celles des entreprises… les plus innovantes et les plus performantes ! Exemples : il y aurait 2 à 3 fois plus de départs chez SpaceX que chez Boeing, chez Netflix que chez Warner, et chez Goldman Sachs que chez HSBC. Est-ce à dire que les salarié·es de Netflix ou de SpaceX sont incapables de comprendre le sens de leur travail ? Sans doute pas ! On imagine bien, en revanche, qu’un turnover très élevé puisse faire partie du modèle de ces entreprises extraordinairement ambitieuses, et extraordinairement exigeantes. Jim Collins parlait déjà, dans Built to Last, de « cult-like culture » (culture de secte) : les entreprises qui réussissent le mieux ont souvent une culture très forte. Cette culture en décourage beaucoup (d’où le turnover), mais ceux qui y restent adhèrent passionnément (d’où le succès).

Rien à voir, donc, avec le « sens », et tout à voir avec la culture d’entreprise et le style de management. Notons au passage que les cultures réellement « toxiques » sont étonnamment fréquentes dans l’économie sociale et solidaire : comme l’observait Pascale-Dominique Russo, ce n’est pas en dépit du « sens » évident que les salarié·es y trouvent à leur travail que les pratiques managériales délétères y sont si courantes, mais justement à cause de celui-ci. « Au nom du sens », écrit-elle, « les travailleurs/travailleuses (y) acceptent une forme de servitude volontaire ». Le sens, décidément, n’est pas unique…

L’idéalisation de la quête de sens au mépris du bon sens

Commençons donc par ramener ces différents phénomènes à leurs justes proportions. Si la « grande démission » et la quête de sens au travail sont bien des réalités, il ne faut pas en exagérer l’ampleur. La perturbation du marché du travail en France est pour l’instant sans commune mesure avec celle que connaissent les États-Unis. Cette dernière peut s’interpréter comme une « grande renégociation », à la faveur de laquelle des salarié·es qui quittent des jobs médiocres et mal payés obtiendront des salaires et des conditions de travail plus favorables. Au prix sans doute, pour les entreprises et les consommateurs·rices, d’une poussée d’inflation plus sévère et plus durable qu’on ne l’anticipe aujourd’hui, mais c’est un autre problème.

Quant à la quête de sens, on la voit toujours bien plus dans les déclarations et les documentaires que dans les actes et les statistiques. Les jeunes diplômé·es qui signent des manifestes signent aussi des contrats de travail, mais pas dans des ONG : deux secteurs, la finance et le conseil, concentrent 58% des premiers emplois des diplômés d’HEC Paris et 56% de ceux de l’ESSEC. Quant aux ingénieurs, les entreprises qui les font le plus rêver en 2021 s’appellent… Airbus, Google, Thalès et Safran ! Il semble difficile d’en conclure que la transition écologique soit leur principal critère de décision.

Résistons, surtout, à une tentation toujours présente : celle du biais de confirmation, qui nous fait détecter dans toute actualité la preuve que nos croyances se vérifient ou que nos espérances se réalisent. Pour qui croit que les salarié·es vont, tôt ou tard, rejeter en masse le système économique actuel, il est ainsi tout naturel de voir dans le moindre frémissement du marché du travail un « signal faible », qui confirme l’approche de ce grand soir. Il y a parfois des signaux faibles, bien sûr. Mais il faut se méfier des « signaux faibles » qui nous confirment ce que nous pensions déjà. Car souvent, le signal est si faible … qu’il n’est pas un signal du tout.

Photo par Thomas Decamps, Article édité par Mélissa Darré
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