Futur du travail : comment imaginer de quoi le monde du taf serait fait demain ?
12 mai 2022
8min
Auteur et confériencier sur le futur du travail, spécialiste du sens et de la reconnaissance au travail
Nous y sommes ! C’est le lancement de cette série d’articles “Demain c’est pas si loin” qui tentent d’explorer l’avenir du travail. Une série placée sous le signe de la rencontre, de la conversation, un format qui me plaît particulièrement et qui, il me semble, s’impose lorsque l’on tente de décrypter de quoi demain sera fait. Par définition, personne ne connaît le futur du travail, alors pour en dessiner les contours, il faudra interroger celles et ceux qui y réfléchissent également, et agréger leurs points de vue.*
Pour ce premier épisode, je me suis questionné sur l’intérêt même de penser le futur du travail et je ne pouvais rêver meilleure invitée que mon amie - et elle-même experte du LAB Welcome et autrice sur le futur du travail - Laetitia Vitaud pour creuser ce sujet. J’ai rencontré Laetitia début 2019 à Londres, en pleine learning expedition : une année que je m’étais donnée pour explorer les transformations du travail, et déjà lors de notre première rencontre de quelques heures j’ai eu l’impression d’en comprendre plus sur le monde qu’en une vingtaine d’années d’écoles. Son livre “Du labeur à l’ouvrage” est certainement celui qui a eu le plus d’impact sur ma compréhension des enjeux de transformations du travail et c’est vers elle que je me tourne lorsque j’ai besoin d’un conseil car je sais que son avis ne sera pas dogmatique mais s’appuiera sur des points de vues variés et une approche pleine d’humilité dans le traitement de l’information et sa transmission.
Mi-avril, c’est à Paris que nous nous sommes donc retrouvés, elle et moi, pour interroger le sens même de ce qui nous anime au quotidien : la possibilité - ou non - de penser le futur du travail. Car, le futur étant par définition non advenu et incertain, peut-on vraiment tenter de le penser ? Tout cela n’est-il pas vain, voire pire, mensonger ? Élément de réponses…
Samuel : Laetitia, depuis notre rencontre il y a trois ans nous avons évoqué beaucoup de sujets toi et moi, mais nous n’avons jamais pris le temps de définir ensemble ce dont nous parlions. Comment est-ce que tu définis ce concept de futur du travail ?
Laetitia : Déjà, je pense que l’on parle de “futur du travail” parce que c’est un concept un peu sexy qui permet d’englober tous les sujets qui nous intéressent. Mais en réalité, toi comme moi nous traitons plutôt des transitions, qu’elles soient passées ou présentes. Personnellement, j’aborde ces transitions avec une vision historique qui cherche aussi à intégrer différents sujets et secteurs avec les services, la consommation, le rapport de force entre les donneurs d’ordre et les travailleurs et donc je fais régulièrement appel à l’histoire et l’économie pour traiter ces notions.
« C’est ça qui rend les prédictions intéressantes : parce qu’elles sont un documentaire sur le présent et la manière dont on perçoit le monde à un moment donné, mais il ne faut pas en espérer plus » - Laetitia Vitaud, autrice et conférencière sur le futur du travail
Je suis d’accord avec toi, le concept de futur du travail définit assez mal ce dont on parle réellement. J’ai tendance à le définir comme un ensemble d’outils, de processus, de formes d’organisation qui permettent d’améliorer le bien-être et la performance au travail et sont déjà le fait d’une minorité de personnes. C’est presque amusant parce que dans notre futur il y a surtout du passé et du présent, c’est l’observation du réel plutôt qu’un jeu de devinettes sur l’avenir. Est-ce que tu crois que c’est parce qu’on est inévitablement amenés à se tromper quand on essaye de deviner l’avenir ?
Tous les gens qui se sont aventurés à faire des prédictions ont finalement décrit un monde qui en dit plus sur leur monde à eux, contemporain, que sur l’avenir. Et c’est ça qui rend les prédictions intéressantes : parce qu’elles sont un documentaire sur le présent et la manière dont on perçoit le monde à un moment donné, mais il ne faut pas en espérer plus.
Prenons l’exemple de Keynes qui, dans la première moitié du 20ème siècle, prédit que d’ici la fin de celui-ci, le temps de travail aura diminué jusqu’à ce que les travailleurs ne fassent plus qu’une quinzaine d’heures en moyenne par semaine. Or, vingt ans après cette échéance, le compte n’y est pas. Et pourtant, toutes choses étant égales par ailleurs, les données dont il disposait à l’époque sur la transformation du travail et sa tendance étaient justes. Ce qui fait qu’il a tort, c’est qu’il n’a pas pu prédire l’immense bouleversement culturel et les rapports de force existants quelques années plus tard accompagnant le déclin du monde industriel : le passage d’activités productivistes à d’autres dont la productivité à du mal à être mesurée, la perte de puissance des syndicats entraînant une capacité de négociation plus faible…
C’est comme quand les prospectivistes des années 50 ont imaginé le bureau des années 80 et sont passés complètement à côté d’une révolution sociétale et culturelle qui a faussé toutes leurs prédictions : l’entrée massive des femmes sur le marché du travail et un relatif partage du pouvoir ! Et donc, à nos propres prospectivistes de 2022, on a envie de leur dire : « Vous êtes bien gentils de réfléchir aux outils, à l’IA, mais qu’est ce qui est le plus important entre l’iPhone 37 ou le prochain bouleversement majeur de notre société ? »
« À mon sens, il ne s’agit pas avec le Future of Work de prétendre “maîtriser les risques” avec arrogance, mais d’apprendre à mieux regarder le monde, à développer une sensibilité plus grande » - Laetitia Vitaud
Il y a ces bouleversements de société d’un côté, et en plus, les crises viennent ajouter une nouvelle couche d’incertitude. Je pense par exemple à ces quelques sociétés qui dès les années 2010 évangélisaient sur les bienfaits du télétravail en expliquant que ça permettait un meilleur équilibre de vie, une meilleure performance, que c’était une évolution pertinente à la fois pour les individus et pour les entreprises. On se rend compte que l’adoption massive du télétravail est dûe à une crise et pas à l’expression des convictions de ces quelques précurseurs. On pourrait dire qu’ils se sont plantés, qu’ils ne l’avaient pas vu venir, mais ce qui fait que le télétravail perdure c’est bien les raisons pour lesquelles ces entreprises avant-gardistes l’avaient mis en place avant la crise du Covid. Comme dans le cadre des bouleversements de société on peut se dire qu’il y avait des signaux faibles à observer pour déceler ces transformations du travail, même si ce n’est pas simple. Mais à quoi est-ce que ça sert de chercher à observer ces signaux faibles ?
Développer une sensibilité aiguë à tous ces signaux permet, face à un chamboulement massif, d’être bien plus adaptable, même si tu seras tout de même pris de court. A contrario, ne pas être à l’écoute de ces signaux coûte très cher. Prenons l’exemple d’une entreprise qui n’a pas vu venir le besoin de stocker ses documents sur le cloud, d’avoir des outils performants de collaboration, une bonne expérience utilisateur : elle va ensuite avoir du mal à recruter. Il y a un vrai enjeu d’attractivité lié à l’expérience que vont vivre les membres de l’entreprise avec les outils du quotidien. Et ça ce n’est pas quelque chose qui nous tombe dessus du jour au lendemain mais qui monte doucement, donc il faut sans cesse être à l’écoute de ce qui se passe.
Toi qui réfléchit depuis plus longtemps que moi sur ce sujet du futur du travail, est-ce que tu n’as pas l’impression qu’il est devenu un concept galvaudé, servant un peu de buzzword à des consultants et médias pour vendre leur sauce ? Au fond : comment savoir qui écouter quand tout le monde en parle ?
Oui le concept de futur du travail est très large. Derrière, on met beaucoup de choses : on peut parler d’organisation, d’outils, d’inégalités, de questions économiques, de statut du travail, de redistribution géographique, de répartition économique… Et en fin de compte, ce sont des sujets qui intéressent tout le monde !
Je pense qu’il y a beaucoup de bullshit mais aussi beaucoup d’arrogance. L’incertitude doit nous apprendre l’humilité et la sensibilité à notre environnement. Chez les futurologues d’autrefois, on avait cette idée qu’on pouvait faire des scénarios pour “maîtriser les risques”. À mon sens, il ne s’agit pas avec le Future of Work de prétendre “maîtriser les risques” avec arrogance, mais d’apprendre à mieux regarder le monde, à développer une sensibilité plus grande. Cela veut dire regarder le passé et le présent, pas regarder une boule de cristal qui dit l’avenir ! « Le futur est déjà là mais il est mal réparti » disait William Gibson (écrivain américain de sciences-fiction ndlr.). C’est le monde d’aujourd’hui qu’on doit apprendre à mieux regarder. Donc l’enjeu pour nous, si on veut en faire notre métier, c’est d’affiner, d’être capable d’aller creuser sur des angles très précis tout en gardant en tête la vision globale.
Et alors, quelles sont les clés pour dénicher ces signaux faibles, pour affiner notre vision ?
Aux prévisions et prédictions des départements prospective, on oppose aujourd’hui des nouvelles méthodes plus humbles qui utilisent les apports et méthodes des sciences humaines, l’étude de l’histoire et la fiction. Personnellement, dans mon approche, je dirais que j’ai trois clés de lecture :
La première, c’est la fiction. Il n’y a pas de prétention à prédire par la fiction : tu prends un signal faible, un événement, comme un bout d’un fil, tu tires le fil et tu vois où ça te mène, et ça peut te mener à quelque chose d’incroyable, complètement dystopique ou utopique. C’est juste une manière de développer une sensibilité avec beaucoup d’humilité à percevoir ces petits signaux. Par la fiction tu peux éveiller une curiosité et une manière de regarder le monde nouvelle, c’est comme si tu chaussais des lunettes qui permettent de faire apparaître des signaux faibles, c’est une sensibilité presque artistique. Et l’artiste ne prétend pas faire de la gestion des risques, de la prédiction. Il y a une humilité dans l’artistique qui n’a rien à voir avec la prétention des consultants, une démarche arrogante et souvent masculine.
Et puis tu as une autre démarche qui est celle de l’observation des sciences humaines, c’est ma deuxième boule de cristal. Utiliser le regard de l’anthropologue, du psychologue ou du sociologue pour aller regarder là aussi les événements avec une sensibilité particulière.
Et la troisième c’est la diversité des points de vue qui font que tu as moins de risque de passer à côté de quelque chose d’énorme. Si on reprend l’exemple des prospectivistes qui dans les années 50 imaginaient le bureau des années 80, ce n’étaient que des hommes. S’ils avaient pris en compte des points de vue féminins, ils ne seraient peut-être pas passés à côté de la question des femmes dans les bureaux. Là c’est pareil : si tu as une diversité de points de vues, de cultures, d’âges, de situations géographiques, tu as beaucoup plus de chance de ne pas passer à côté des gros trucs. Et en même temps, tu sors d’une position arrogante de : « Je sais. Je vais vous le mettre sur des slides et voilà comment ça va être. » Là, tu vas entrer dans une démarche plus compréhensive de ce qui peut exister de partout.
Et toi Sam, quelles sont tes boules de cristal ?
Eh bien je te rejoins sur tous ces points et particulièrement le dernier sur l’importance de la diversité des points de vue. J’ai la chance d’avoir démarré mes recherches par une learning expedition dans une dizaine de pays, en faisant une centaine de rencontres. Et chacune de ces personnes avait une histoire différente et un réseau différent. Encore aujourd’hui, je garde contact avec une bonne partie d’entre eux et on échange régulièrement. Mais surtout, ce sont des personnes qui like et suivent des groupes de personnes et des références qui sont complètement différentes et sans même le savoir elles me permettent de faire un gros travail de veille en me mettant à disposition une variété de point de vue sur ce sujet du futur du travail parce qu’elles agrègent leurs réseaux et tout ça tombe presque tout cuit dans mon fil d’actualité sur LinkedIn ou Twitter. Donc ma boule de cristal, c’est à la fois un solide réseau un peu partout dans le monde et la magie des algorithmes.
J’ai l’impression qu’on a tous les deux une approche généraliste, à parler du futur du travail sur plein de sujets différents. Beaucoup de monde se penche sur la question, mais les personnes ont tendance à se spécialiser sur une verticale en particulier, il y en a qui sont obsédés par l’automatisation, d’autre les questions de statuts, ou encore le nomadisme, donc il y a plein de niches comme ça, et ils ont tous plus ou moins tort ou raison, c’est juste qu’ils ne voient le sujet du futur du travail qu’avec un prisme limité à leur périmètre. Notre rôle est de continuer à agréger ces regards pour former les nôtres en étant à la fois capable d’être très précis sur une variété de sujets et en même temps d’avoir cette vision globale du futur du travail.
Article édité par Clémence Lesacq
Photos par Thomas Decamps pour WTTJ
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