« Il n’y a pas : la vie pro, la vie perso. Il y a la vie, point » S. Fillaudeau
03 févr. 2021
5min
Coach, consultante et formatrice spécialiste de l’équilibre de vie pro/perso
TRIBUNE - Vie pro, vie perso, équilibre, frontières à placer ou à effacer… Comment fait-on, en tant qu’individu ou qu’entreprise, pour garantir le bonheur et la réalisation de soi, au travail comme à la maison ? C’est le questionnement perpétuel de notre experte du Lab, Sandra Fillaudeau, créatrice du podcast Les Équilibristes et de la plateforme de conseil “Conscious Cultures”. Chaque mois, pour Welcome to the Jungle, elle nous livre son regard juste et mesuré sur un épisode de nos vies de travailleur·ses.
Je suis la créatrice d’un podcast qui s’appelle Les Équilibristes et, je dois l’avouer, je frémis à chaque fois qu’on me dit que mon podcast traite de l’équilibre vie professionnelle-vie personnelle. Je ne l’aime pas beaucoup, cette expression.
D’abord, parce qu’elle exprime très mal ce que les individus ressentent et vivent. Elle suppose une scission, une séparation, qui n’existe que dans la théorie. Ou plus précisément, qui existait peut-être dans une réalité du passé, du temps où les rôles étaient plus radicalement répartis, avec, schématiquement, des hommes au bureau, et des femmes à la maison.
On peut dire que la donne a changé. En 1975, l’écart de taux d’activité entre les femmes et les hommes était de 31 points. En 2018, il n’était que de 8 points. Ce qui veut dire qu’en l’espace de 43 ans, l’occupation des espaces domestique et économique s’est trouvée totalement transformée.
« Equilibre vie pro / vie perso », ça sous-entend que la vie pro et la vie perso sont deux entités, séparées, hermétiques. Or il y a la vie, point. Avec des composantes professionnelles, familiales, amicales, de couple, individuelles, etc. qui s’emmêlent, s’entrechoquent, se nourrissent, se répondent.
Un danseur, lorsqu’il tient en équilibre, a une apparente immobilité. Mais s’il tient, c’est grâce à tous les micro-ajustements que son corps produit à chaque instant.
Le pro d’un côté, le perso de l’autre, ça n’existe que dans les boîtes à bento (vous savez, ces très belles boîtes japonaises qui permettent de transporter son repas de midi, en séparant hermétiquement les carottes râpées de la ratatouille et du fondant au chocolat). Quand je discute avec mes invité·es dans le podcast, mes auditeurs et auditrices, et toutes les personnes que je croise, tous et toutes me parlent du mélange qu’ils vivent, du travail dans lequel on se replonge parfois le soir, et de tous les sujets dits « perso » qui se glissent dans leur esprit au cours de la journée. Imaginer que les choses sont tranchées et bien rangées, c’est tout à fait artificiel.
Mais c’est aussi très réducteur. En pensant comme ça, on se prive de la richesse infinie qui vient de l’interconnexion des sphères. C’est parce qu’on est marathonien·ne, que la préparation physique et mentale prend beaucoup de place dans notre vie, que l’on pourra transférer toutes ces compétences, ces savoir-faire, dans notre sphère professionnelle, nous rendant peut-être plus résistant·e au stress, particulièrement endurant·e, etc. C’est grâce à cette formation à la prise de parole conseillée par notre manager, que l’on fera un discours émouvant au mariage de notre sœur. Et c’est parce qu’on est à la tête d’une famille que l’on développe de précieuses capacités de priorisation, d’organisation et de leadership. Qu’est-ce qui est pro, qu’est-ce qui est perso là-dedans ?
La notion d’équilibre est aussi souvent mal comprise. On a en tête cette image de balance, aux deux plateaux bien équilibrés d’un côté et de l’autre. Une image figée, à l’inverse de ce qu’est la vie, succession de déséquilibres. Comme me l’avait si justement souligné une de mes profs de danse, l’équilibre n’est pas un état, mais une recherche. Un danseur, lorsqu’il tient en équilibre, a une apparente immobilité. Mais s’il tient, c’est grâce à tous les micro-ajustements que son corps produit à chaque instant. L’équilibre, c’est donc le mouvement, et surtout pas quelque chose de figé. Et c’est ce mouvement, ces réajustements, que nous avons du mal à intégrer dans la gestion de l’équilibre tel qu’il est pensé aujourd’hui dans les entreprises.
Séparer l’intime et le public
Évidemment, une fois qu’on a dit ça, une fois qu’on a dit que « équilibre vie pro-vie perso », c’est une expression insatisfaisante, on n’a pas beaucoup fait avancer le sujet. Parce que cette formule a au moins le mérite d’être claire, de mettre des mots sur une thématique essentielle de nos vies contemporaines. L’année 2020 a fait éclater au grand jour la porosité des sphères pro et perso et rendu pressant le besoin d’intégrer cette donnée dans la manière dont on pense dorénavant le travail. L’absence de limites, aussi bien physiques que temporelles , entre les activités professionnelles et le reste de la vie, a été si forte et brutale qu’elle a créé une réelle souffrance chez un grand nombre de personnes, et ce, quelles que soient les circonstances de vie (avec ou sans enfants, salarié·e ou indépendant·e…). Coincé·es entre une réunion Zoom, des devoirs à faire faire et des repas à préparer, ou sans la possibilité de couper le soir pour aller retrouver ses ami·es, on se rend bien compte que l’on a besoin de séparations, de sas, entre les différents moments de vie. Il y a un enjeu de taille aujourd’hui sur la création de nouvelles limites, dans un contexte de pérennisation du télétravail. Vaste sujet pour un autre jour.
Mais on a beau avoir besoin de barrières, de limites, de frontières, l’enjeu est bel et bien de pouvoir être soi, partout, et autant que possible, de la même manière. Et donc de tenir compte du « perso » dans le « pro ».
Alors changeons d’angle. Plutôt que d’opposer le pro et le perso, et si nous pensions plutôt en termes de séparation de l’intime et du public ?
Il y a des éléments de la vie personnelle qui ont un impact sur la vie professionnelle. Un·e salarié·e qui accompagne un proche malade devrait pouvoir partager librement - et si il·elle le souhaite - ses circonstances de vie personnelleavec son employeur, pour imaginer un aménagement de poste, des conditions de travail plus adaptées, et rendre sa vie plus fluide.
Le pouvoir des histoires individuelles est phénoménal pour donner courage et confiance aux autres, les aider à se projeter, avancer et réussir dans des rôles qu’ils ne s’autorisent pas
C’est en revanche le niveau de détail que l’on choisira de partager ou non avec ses collègues, sa hiérarchie, qui fera la différence. On réserve l’intime à soi et ses proches, et on partage le public avec les autres : celles et ceux qui sont en position de nous aider à aménager les conditions. Mais aussi celles et ceux qui se reconnaîtront dans nos circonstances, et qui se verront légitimés, parfois même soulagés de voir qu’ils·elles ne sont pas seul·es.
C’est la meilleure manière de propulser les entreprises dans la direction que les salarié·es attendent. Dans une enquête d’Universum de 2018 , le « work / life balance » arrivait en tête des objectifs de carrière les plus importants, devant la stimulation intellectuelle, le fait de servir une cause, ou encore de manager.
Merci 2020 d’avoir mis le projecteur sur ce sujet de fond, enjeu capital du futur du travail.
En 2021 et au-delà, souhaitons que disparaisse l’approche « boîte à bento » dans le monde du travail. Et engageons-nous à donner l’exemple, en partageant nos circonstances de vie personnelle « publiques » dans nos environnements professionnels. Le pouvoir des histoires individuelles est phénoménal pour donner courage et confiance aux autres, les aider à se projeter, avancer et réussir dans des rôles qu’ils ne s’autorisent pas, à oser demander que l’on prenne en compte la réalité de leur vie.
Parole de podcasteuse qui reçoit chaque jour des témoignages illustrant ce besoin.
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Photos par Thomas Decamps pour WTTJ
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