Aya Cissoko : « J’écris comme je boxe je crois ! »
30 mai 2022
7min
Journaliste
Photographe chez Welcome to the Jungle
Triple championne du monde de boxe, Aya Cissoko a troqué les gants contre une plume. Après « Danbé » et « N’ba », elle revient avec “Au nom de tous les tiens” (Éditions du Seuil), un ouvrage pour raconter son histoire à sa fille de 9 ans, afin que celle-ci sache d’où elle vient. A travers l’histoire personnelle de sa famille immigrée, et les drames de son enfance, Aya Cissoko dénonce plus largement la condition des personnes noires en France. Face à un monde du travail particulièrement hostile, et dans lequel ses parents se sont tués à la tâche, l’ancienne boxeuse raconte sa soif de liberté et de plaisir, celle qui l’a menée jusqu’à l’écriture.
Votre père, Sagui Cissoko, est venu en France pour travailler, et votre mère, Massiré Dansira, qui l’a rejoint, « s’est tuée à la tâche pour que vous ne manquiez matériellement de rien ». Vous qui écrivez ce livre pour votre fille, quelles valeurs de travail voulez-vous transmettre à votre fille ?
Avant tout, je veux transmettre ma rupture envers cette société qui ne fait que marcher tout le temps, avec ce rythme qui nous est imposé, où on n’a plus le temps de prendre du recul, de la hauteur, de la réflexion, où c’est toujours l’émotion qui prévaut sur la raison. J’insiste sur cette expression mandingue : « le monde est vieux mais l’avenir sort du passé ». Si ma fille s’ancre dans ce passé pour penser aujourd’hui et envisager demain, le risque d’erreur sera moindre. Mais elle ne m’appartient pas, ce sera à elle de faire ses choix. Je lui donne quelques conseils pour qu’elle se meuve le plus aisément possible dans ce monde compliqué. Il y a une invisibilisation des parcours d’hommes et de femmes noirs. Donc, je voulais lui dire que même si elle verra très peu ces histoires pendant sa scolarité, que jamais elle ne doute de ce qu’elle est, de sa légitimité, de son humanité et de sa force. Mes parents sont originaires du Mali, et ce sont des oubliés de l’Histoire. Il est donc important qu’elle s’y intéresse, qu’elle en puise de la puissance car ses aïeux étaient des gens dignes qui ont résisté face à l’adversité, même quand les dominants disaient qu’ils n’étaient rien. Je ne dis pas qu’il faut nier les Autres (les Autres font référence aux Blancs dans le livre, ndlr), mais que toutes ces histoires peuvent cohabiter les unes avec les autres.
> « Ayant été témoin de tout ça, c’est vrai que mon rapport au travail ne sera jamais celui de ma mère. Il est hors de question que je me tue à la tâche » - Aya Cissoko, championne de boxe et écrivaine
Votre mère est décédée à 57 ans, épuisée par la dureté de sa vie. Vous dites ainsi « le pays ne laisse que peu de répit à nos corps non blancs ». Comment cela a-t-il conditionné votre rapport au travail ?
Les corps des non Blancs sont assujettis aux politiques, c’est-à-dire que le politique décide de tous les aspects de leur destin. Quand mon père arrive en France, il ne le fait pas par hasard : le Mali est une ancienne colonie française. De la même manière, le fait que ma mère se retrouve en France n’est pas un hasard : la France, en juillet 74, décide de fermer ses frontières dans un contexte de crise économique, donc les hommes, dans le cadre du regroupement familial, font venir leur femme. Là, ma mère ne décidera jamais du lieu où elle va vivre. Elle est pauvre, donc l’administration l’assigne à un endroit bien précis, de la même manière que ses enfants ne vont pas choisir les écoles où ils vont aller. Et c’est en ça que je dis que les politiques commandent les vies de ces individus. Ayant été témoin de tout ça, c’est vrai que mon rapport au travail ne sera jamais celui de ma mère. Il est hors de question que je me tue à la tâche. Quand on parle de retraite à 65 ans, ma mère ne la verra jamais. Mais le fait de cibler les plus précaires et de prendre des boucs émissaires en cas de crise économique, c’est vieux comme le monde. Cela a été utilisé en 1974, arguant que ces groupes volent le travail des Français ; et 40 ans après, on en est exactement au même stade.
Vous mentionnez souvent le fait que vous avez été éduquée dans le Danbé, qui signifie « dignité ». Vous en avez même fait un livre avec Marie Desplechin. Qu’est-ce que cette notion vous a apporté ?
Ma mère me citait énormément de proverbes bambaras, et quand je lui demandais la signification, elle m’en donnait un tout petit bout, mais me demandait de réfléchir. Avec le recul, je me rends compte que c’était très intelligent. Cette inclination que j’ai à tenter de disséquer les différents mécanismes émane d’elle. Ensuite, chacun met ce qu’il veut dans la dignité. Pour nous, cela a été un corset qui nous a permis de nous tenir droit et de ne pas plier face à l’adversité. C’est garder son honneur, ne pas se compromettre. Mais le coût de la dignité est exorbitant. J’en parle justement dans mon précédent livre que vous mentionnez : cette injonction à résister continuellement est épuisante pour la santé mentale, et peut conduire à la dépression. Personne ne veut ça pour ses enfants.
### Et dans votre carrière ?
Je mets des stratégies en place pour faire ce que je veux. J’ai travaillé pendant plusieurs années en tant que comptable en parallèle de la boxe. Puis ma blessure a vraiment été un tournant. J’ai voulu donner du sens à ma vie. J’ai entamé une réflexion sur ce que je voulais vraiment. J’ai travaillé pour une association de violences faites aux femmes, puis j’ai repris mes études. Je me suis essayée au journalisme d’enquête, puis à l’organisation d’événements sportifs. Et je me suis rendue compte à chaque fois que ce n’était pas ce à quoi j’aspirais. J’ai fait des rencontres qui m’ont ouvert de formidables opportunités, jusqu’à l’écriture. C’est un privilège d’en arriver là, cette liberté n’a pas de prix.
L’écriture est-elle un acte facile, naturel, pour vous ?
Non, ce n’est jamais facile car cela répond à chaque fois à une urgence. Il faut que ça sorte. J’adore cette citation de Jamaica Kincaid dans son livre Mon frère : « Pour moi, l’écriture n’est pas un moyen de se projeter dans la sphère publique, mais simplement une façon d’être. C’est un processus toujours très douloureux, mais je l’accepte comme une réalité qui ne doit pas être esquivée. Telle est ma vie. Telle est la vie sur laquelle j’écris. La quête du bonheur ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est la quête de la vérité et la vérité ressemble souvent au contraire du bonheur. » Des fois, d’autres auteurs disent ce que vous pensez mieux que vous.
Vous êtes-vous sentie légitime tout de suite ?
Le syndrome de l’imposteur, je me le suis trimbalé pendant tellement longtemps en me disant « pourquoi moi ? », où il fallait toujours se justifier. Beaucoup de gens aspirent à écrire, et moi, je ne suis pas passée par tous ces process, le fait de devoir chercher un éditeur etc. Mais à un moment, après avoir été publiée plusieurs fois, je me suis dit : « tu es légitime. Tu as réalisé tellement de choses. Accepte-le. » Et puis je pense que d’autres ne se posent même pas la question.
### Il faut dire que vous avez fait un grand écart entre vos deux vies pros… Avez-vous retrouvé des similitudes entre boxeuse et auteure ?
Oui, ma manière d’écrire est très directe, très rentre-dedans. Il n’y a pas trop de fioritures, j’adore donner de l’espace au lecteur pour qu’il s’empare du texte. Il faut trouver l’équilibre entre dire, être précis mais ne pas trop en dire pour qu’il réfléchisse aussi par lui-même. La boxe aussi est une manière de s’exprimer, mais avec le corps. C’est comme l’écriture, c’est un rythme qu’on veut imposer au lecteur. Il y a aussi cette volonté, à un moment donné, de fin. On assène le dernier coup. J’écris comme je boxe je crois !
C’est cette colère dont vous parlez beaucoup qui vous a poussé vers la boxe ?
Non, c’est vraiment un hasard. À l’époque j’ai sept ans et demi, je ne connais rien de cette discipline mais j’ai déjà cette volonté de m’opposer à ma mère. Le professeur d’EPS de l’école lui explique les différents sports, et ma mère dit « tout, sauf la boxe ». Ce à quoi je dis « si, moi je veux la boxe ». Même si elle n’est pas d’accord, ma mère reste ma meilleure alliée. Quand d’autres femmes essaient de la convaincre de me faire renoncer, elle leur répond que sa fille fait ce qu’elle veut.
Malgré votre statut de triple championne du monde, avez-vous eu l’impression d’avoir manqué des opportunités du fait de votre couleur de peau ?
Si j’ai raté des occasions du fait d’être noire, les employeurs ne vont pas me le dire. À côté de ça, ce qui m’intéresse, c’est de dénoncer ce racisme structurel, qui commande la trajectoire d’un individu dès l’enfance. Il faut se baser sur les chiffres qui disent que oui, on subit des discriminations à cause de sa couleur de peau. Ce n’est pas anecdotique que des hommes soient agressés par la police du seul fait qu’ils soient non blancs. On aspire à une réelle égalité. On ne veut pas que des miettes. La réussite des uns ne peut pas se construire au détriment des autres.
Vous évoquez la vie dans les quartiers défavorisés, le fait qu’« être un enfant ne protège pas ». Vos livres, au-delà de votre fille, s’adressent-ils aussi à ces enfants?
Les premiers retours que j’ai eus ont été : « merci de mettre des mots sur ce qu’on a vécu ». C’est un ouvrage qui participe à la libéralisation de la parole. On met des mots sur ce qu’on n’osait pas dire, sur ce qu’on pensait avoir été le seul à avoir subi. Rien que ça, ça fait du bien, tout comme le fait d’entendre « tout n’est pas de ta faute » pour un enfant. C’est la société qui est structurellement injuste. C’est ce que j’ai compris à l’adolescence, et ça m’a véritablement soulagée.
Croyez-vous en la méritocratie ?
J’en suis revenue. C’est le principe de « quand on veut, on peut ». Sauf qu’on ne part pas du même endroit. Donc il y a plein d’éléments qui font que c’est plus compliqué pour les uns que pour les autres. Et l’école est structurellement inégalitaire. Il y a un manque de moyens matériels et humains. J’ai lu récemment que, dans les quartiers populaires, un enfant entre la primaire et la fin du lycée perdait quasiment un an d’apprentissage à cause de l’absence de professeurs non remplacés. L’ascenseur social est bloqué.
Votre mère vous disait beaucoup, à vos deux frères et votre sœur « débrouillez-vous mais devenez quelqu’un ». Avez -vous l’impression d’avoir réussi ?
Pour moi, ce qui a été fait est déjà fait. J’ai vraiment un côté « ok, next ! » Mais l’âge faisant, j’essaye d’apprécier les petites victoires, et de me dire : « meuf, c’est pas mal finalement ! » Mais il y a encore tellement à faire.
Article édité par Clémence Lesacq
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