Pourquoi les big boss en veulent-ils autant au télétravail ?
13 juil. 2023
5min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Adopté plus ou moins dans la douleur lors du Covid, le télétravail semblait néanmoins être perçu comme une avancée allant de soi. Mais le récent rappel au bureau de la part de grandes entreprises américaines sonne la fin de la récré. L’âge d’or du télétravail serait-il désormais derrière nous ? Éléments de réponse avec notre experte en futur du travail Laetitia Vitaud.
Depuis qu’il s’est massivement généralisé à la faveur d’une pandémie, le télétravail ne cesse d’être vilipendé par les managers et les dirigeants (et bien plus rarement par les salariés non dirigeants qui en bénéficient). On l’accuse de tous les maux : il serait coupable de dégrader la productivité, la créativité, l’engagement ou encore le sentiment d’appartenance.
Si ces attaques ne sont pas nouvelles, ce qui est plus surprenant, c’est que depuis quelques temps, les entreprises numériques de la Silicon Valley, celles-là mêmes qui ont conçu les logiciels qui permettent le travail à distance, s’y mettent aussi. Certaines d’entre elles, à l’image de Google, Meta ou encore Saleforce, reviennent sur les avantages accordés durant la pandémie, au grand dam de leurs collaborateurs. Pour quelles raisons les dirigeants de ces entreprises font-ils état d’une telle défiance ? Que signifie ce revirement actuel ? De quoi est-il le révélateur ?
3 bonnes raisons pour lesquelles les patrons en veulent au télétravail
Ces dernières années ont été marquées par une aggravation de certains maux du travail : davantage de burn-out, un absentéisme en forte hausse, un engagement en baisse… Or, il existe quelques bonnes raisons d’en vouloir au télétravail de masse.
1. Le télétravail est désavantageux pour les nouveaux et jeunes salariés
Comme le savent bien tous les jeunes (et moins jeunes) qui ont commencé un nouveau travail pendant un confinement, il est plus difficile de nouer des liens avec l’équipe que l’on rejoint, de prendre du plaisir au travail et d’avoir accès aux bonnes informations quand on est à distance pendant la phase d’intégration. À distance de leurs collègues, les nouveaux sont désorientés et ont tendance à démissionner plus vite.
Sans compter que le télétravail peut entraver le développement de la carrière à cause du biais de proximité. Il est plus difficile de développer un réseau puissant à distance. Soucieux d’améliorer la rétention de leurs jeunes recrues, les big boss sont donc susceptibles d’en vouloir au mode de travail qui dégrade l’intégration et la rétention.
2. Le télétravail peut nuire à la productivité
Certes, les télétravailleurs savent se concentrer à la maison et produire du deep work de qualité. Mais dans certains cas, la productivité dépend de la qualité des échanges avec les collègues (et du partage de l’information). Quand l’organisation du travail collaboratif n’est pas à la hauteur en matière d’accès à l’information à distance, il est possible qu’on soit effectivement moins productif en l’absence des collègues. Notons toutefois que ce lien négatif entre productivité et télétravail est loin de faire l’unanimité : les adeptes du télétravail disposent d’arguments (et d’études) pour soutenir le contraire…
3. Le télétravail ne facilite pas toujours le sentiment d’appartenance des salariés
Faute des échanges informels et des relations sociales spontanées de la vie de bureau, on développe souvent moins de relations de confiance et d’amitié avec ses collègues. Pire, il y a parfois un sentiment de paranoïa qui se développe chez celles et ceux qui voient leurs collègues et managers trop rarement en chair et en os. Il ne faut pas sous-estimer le rôle essentiel que jouent le langage corporel et les rituels physiques (parmi lesquels les déjeuners et les afterwork) dans la sécurité émotionnelle des individus et la confiance affective. À force de faire progresser le travail asynchrone, on a fini par trop négliger notre besoin de synchronicité…
Le backlash contre le télétravail, révélateur d’une évolution du rapport de force
Vers la fin de la Grande Démission ?
Aux États-Unis comme ailleurs, le turnover a été élevé au cours des deux dernières années. Le Big Quit et le Quiet Quitting reflètent le bon rapport de force dont ont bénéficié les salariés : dans un marché du travail dynamique où les opportunités abondent, on hésite moins à quitter son emploi (ou à en faire moins) car on sait qu’on peut facilement en trouver un autre. On peut demander (et obtenir) une meilleure rémunération. Et on peut exiger des conditions de travail plus flexibles, avec plus de télétravail. D’ailleurs, nombre de salariés ont démissionné après que leur employeur soit revenu en arrière sur leurs conditions de télétravail.
Mais la « grande démission » pourrait bien être arrivée à son terme : les chiffres de 2023 concernant le marché américain (et dans une moindre mesure, européen) indiquent que le taux de démissions volontaires est en baisse depuis le printemps 2023. Un ralentissement de l’économie et des embauches est à craindre. Quant aux entreprises de la Tech, cela fait déjà un moment que l’heure de l’austérité a sonné. Les Gafam ont déjà licencié des dizaines de milliers de salariés. Par souci « d’efficacité », les entreprises numériques qui ont embauché à tour de bras pendant plusieurs années, pourraient continuer à « dégraisser » leurs effectifs.
Dans ce contexte, ces entreprises ne craignent pas de heurter la susceptibilité de leurs salariés en revenant sur la possibilité du télétravail. « S’ils veulent partir, qu’ils partent ! » Voilà le message implicite que semblent véhiculer les déclarations anti-télétravail des patrons de la Tech. Dans le cas d’Elon Musk, ce message est même tout à fait explicite. La preuve que le rapport de force a évolué ? Alors même qu’elles suppriment le télétravail, elles opèrent également des coupes sévères dans les services et avantages en nature offerts au bureau, comme les snacks à volonté et cantines généreuses dont les salariés de la Silicon Valley avaient l’habitude.
Le télétravail est mort, vive le télétravail !
Faute de savoir mesurer la productivité réelle, on se repose sur les heures de présence, le théâtre de la productivité et les jeux politiques, toutes choses pour lesquelles le bureau est préféré. Si toutes les inquiétudes concernant le télétravail ne sont pas illégitimes, le « retour au bureau » tant vanté par les big boss tient souvent davantage de la pensée magique et de la mauvaise foi que de la bienveillance. Le bureau n’est pas toujours le paradis de la productivité et de la sérenpidité qu’ils décrivent. Tout dépend de la nature des activités, des conditions de travail et de la culture de l’équipe.
D’après une étude citée par le média Fortune, il existerait même une corrélation entre le retour forcé au bureau et… la chute de la productivité ! Soit parce que les salariés sont démotivés, soit parce que les meilleurs fuient l’entreprise, soit parce que la culture de l’équipe souffre du manque de confiance accordé aux collaborateurs. Le fait de forcer un retour au bureau accélère une crise des ressources humaines. Quand en 2013, Marissa Mayer a forcé les équipes de Yahoo à revenir au bureau alors qu’ils bénéficiaient (déjà) d’une grande flexibilité dans l’organisation de leur travail, c’est parce que l’entreprise était condamnée. Non seulement le retour forcé n’a pas « soudé les équipes », mais il a accéléré et révélé le début de la fin. Aujourd’hui, l’Histoire pourrait se répéter chez Twitter : quand Elon Musk a forcé les (quelques) collaborateurs non licenciés à revenir au bureau, le réseau social était déjà en chute libre. Aujourd’hui, il a perdu l’essentiel de ses utilisateurs actifs.
N’en déplaise à ceux qui le condamnent, le télétravail n’est pas près de disparaître. Il fait entièrement partie du paysage. Il est sans doute nécessaire de repenser le collectif, les rituels et la communication à l’âge du travail hybride. Mais aucun retour en arrière ne permettra cette réinvention. Les entreprises encore soucieuses de recruter et retenir les talents ne peuvent pas se permettre d’ignorer le désir de flexibilité des salariés et les changements culturels profonds induits par nos usages numériques. Même en forçant fort, on ne fera pas rentrer un carré dans un rond…
Article édité par Mélissa Darré, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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