« Pourquoi j’ai demandé à mon entreprise de baisser mon salaire » Témoignage
12 janv. 2021
5min
Journaliste indépendante
Qu’un dirigeant dont l’entreprise a été sensiblement impactée par la crise sanitaire décide de baisser son salaire, voilà qui est louable, mais plutôt logique. En revanche, qu’un salarié prenne cette décision par solidarité, voilà qui est plus inhabituel. C’est pourtant ce qu’a fait Astride Framery, 35 ans, consultante en transformation culturelle au sein du cabinet Imfusio. Dans cette entreprise, pas tout à fait comme les autres, ce sont les salariés qui fixent leur propre salaire. Et, par conséquent, ce sont eux qui décident de leurs augmentations, mais aussi de leurs baisses. Explication avec Astride, qui a accepté de nous expliquer son choix et de nous éclairer sur ce mode de fonctionnement hors du commun.
J’ai 35 ans, et je travaille chez Imfusio depuis un an et demi. Cette entreprise a pour vocation d’accompagner les organisations dans leur démarche de transformation managériale. On va par exemple les aider à développer des outils pour améliorer le bien-être et l’autonomie des collaborateurs à travers du conseil stratégique, mais aussi leur proposer du coaching, du pilotage de projet ou encore des formations. Pour être à même de conseiller au mieux les entreprises, on expérimente de nombreuses pratiques en interne, notamment avec un système d’auto-gouvernance, telles que les congés illimités, l’absence de hiérarchie, ou encore la fixation libre des salaires.
Les salaires ne sont pas figés dans le temps
Cette organisation peut être perturbante quand on vient d’un milieu professionnel plus traditionnel, ce qui était mon cas. Il n’y a pas si longtemps, je travaillais dans l’analyse financière. Disons que le fait d’avoir été confrontée à des situations de travail très douloureuses chez certains de mes anciens clients (dépressions, burn out, maladies professionnelles …), m’a convaincue qu’il était indispensable d’agir pour que le travail soit une source d’épanouissement personnel pour le plus grand nombre. J’avais 30 ans, et j’ai ressenti le besoin de faire le bilan de ma vie professionnelle. Peu à peu, j’ai également commencé à m’intéresser au concept du “bonheur au travail”, même si j’étais encore sceptique. Tout ce qui était proposé à cette époque était très superficiel : on parlait essentiellement d’aménagement des locaux, d’installation de baby-foot… J’ai persisté. J’ai assisté à des conférences, des tables rondes, lu des articles, rencontré des témoins… Je me suis construit ma propre culture de ce que pouvait être ou devait être “la bienveillance au travail”, en m’intéressant à des modes de management différents. C’est alors que je suis tombée sur mon entreprise actuelle, Imfusio. Travailler dans une entreprise qui a adopté un tel mode de fonctionnement, demande de revoir les modèles que l’on connaît depuis toujours. Ça nécessite un gros travail à la fois de déconstruction et de confiance en soi.
J’ai reçu un petit dossier dans lequel il y avait la grille des salaires et les évolutions de tous mes collègues, ainsi que des indicateurs sur la situation économique et financière de la boîte.
Quand je suis entrée chez Imfusio, j’ai reçu un petit dossier dans lequel il y avait la grille des salaires et les évolutions de tous mes collègues, ainsi que des indicateurs sur la situation économique et financière de la boîte. On y trouvait des éléments de trésorerie, le suivi des emprunts, des dépenses, les prévisions budgétaires… Tout est totalement transparent. Je savais également que le salaire que j’allais fixer à mon entrée dans l’entreprise ne serait pas figé dans le temps : celui-ci serait revu tous les trimestres. Cela ôte un poids, car la négociation du salaire à l’embauche est souvent un point de tension, or là, tout est ajustable. De plus, connaître les chiffres et la santé financière de la boîte aide à la fois à se situer dans l’entreprise, et à entrevoir à quel moment il est opportun de demander une prime, ou à l’inverse de revoir son salaire à la baisse.
La reconnaissance peut-elle passer par autre chose que le salaire ?
Depuis mon arrivée, j’ai baissé mon salaire deux fois. D’abord, lorsque je suis arrivée dans l’entreprise, j’ai volontairement choisi de me fixer un salaire moins élevé que celui que j’avais auparavant. J’entrais dans une boîte où la gratification ne passait plus seulement par le salaire mais par tout un ensemble d’éléments : la rémunération bien sûr, mais aussi le temps pour soi, grâce aux congés illimités et la possibilité de faire des formations en plus de celles prévues par l’entreprise. Aussi, des éléments moins visibles mais tout aussi importants, comme le fait de recevoir des remerciements quand c’est nécessaire, ou la confiance que nous avons les uns les autres. Dans l’idée, je me suis dit «quitte à expérimenter une nouvelle forme de reconnaissance, autant jouer le jeu à fond». Ce mode d’organisation m’a permis de questionner ce que représentait mon salaire : si je gagne moins d’argent parce que la gratification est différente, est-ce que je serai toujours aussi motivée ? La reconnaissance peut-elle passer par autre chose que le salaire ? Le fait de savoir que le montant peut être ajusté tous les trimestres m’a aussi encouragé à suivre cette démarche car le risque était limité.
Le système actuel ne nous offre pas l’opportunité de nous poser ces questions : qu’est-ce que la rémunération ? Qu’est-ce qui est juste pour moi ?
La première leçon que j’ai tirée de cette expérience : décider volontairement de baisser sa rémunération n’est pas évident. Je n’avais jamais interrogé mon rapport émotionnel à l’argent, et ce questionnement a été plus difficile que prévu. Je me suis demandé ce qu’était un “salaire juste”. Et j’ai été surprise de comprendre que cela n’était pas nécessairement synonyme d’un salaire supérieur à celui que j’avais autrefois. Le système actuel ne nous offre pas l’opportunité de nous poser ces questions : qu’est-ce que la rémunération ? Qu’est-ce qui est juste pour moi ? Pourtant, travailler sur cette notion permet d’avoir un rapport à l’argent bien plus sain.
Une organisation collective et horizontale qui implique davantage les salariés
J’ai baissé mon salaire une seconde fois, en février 2020. À ce moment-là, nous étions plusieurs à avoir envie d’une augmentation, mais la crise a impacté négativement les finances de l’entreprise et nous n’avons pas pu obtenir ce que nous désirions. Il a fallu s’adapter et revoir à la baisse nos prétentions salariales. Sur le coup, je l’ai vécu comme un sacrifice, mais en juin j’ai pu avoir ce que je voulais grâce à un processus de solidarité entre salariés qui s’était mis en place pendant le confinement. Ceux qui étaient satisfaits de leur salaire en février ont décidé de baisser légèrement le leur pour que les salariés, qui, comme moi, souhaitaient augmenter leurs revenus, puissent le faire. Au final, tout se lisse sur une année : ceux qui n’avaient pas obtenu le salaire désiré en février l’ont eu plus tard.
Avoir accès aux montants des salaires et au temps de travail de tout le monde permet de prendre la décision la plus équitable possible.
Dans l’entreprise, la question du collectif est très importante, cela permet de ne pas décider seul.e de son salaire. On peut par exemple, solliciter chaque trimestre un entretien avec deux collègues pour se situer au sein du projet de l’entreprise, évaluer comment on y contribue et voir si l’on a besoin de plus de reconnaissance… Avoir accès aux montants des salaires et au temps de travail de tout le monde permet de prendre la décision la plus équitable possible. Et en prenant un peu de recul, ce fonctionnement horizontal et la transparence totale sur la question des salaires permet de se sentir plus impliquée dans l’entreprise. On est plus soucieux de la santé financière de la boîte, et la décision d’augmenter ou baisser son salaire se fait plus naturellement. Dans la plupart des entreprises, on informe les salariés de la santé financière quand ça va mal, or je pense qu’il est important de savoir quand ça va bien également, pour savoir quand demander une prime par exemple.
Après, ce mode de fonctionnement ne s’adapte pas à toutes les personnalités, il faut être en confiance avec la décision que l’on prend, et réussir à l’assumer. Il y a toujours une pression du collectif qui s’exerce évidemment, il faut arriver à être franc et se dire les choses. Bien sûr, cela demande à créer des espaces de discussions autour de l’argent, mais selon moi, la rémunération devrait être un sujet dans toutes les entreprises.
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Photo d’illustration by WTTJ
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