Écart de salaires : quand les conjoints vivent mal que les femmes gagnent plus
19 sept. 2024
5min
On a beau être en 2024, le schéma du chef de famille au masculin a encore de beaux jours devant lui. Si bien qu’il est encore difficile pour certains hommes, d’admettre que leurs conjointes gagnent plus.
« Auprès de notre entourage, il est très fier de ma réussite professionnelle - en tous cas dans son discours -, mais au sein de l’intimité de notre couple c’est une autre histoire », confie Romane(1). La trentenaire, bardée de diplômes prestigieux, occupe un poste prisé au sein de la direction d’une grande marque de luxe. Une réussite flamboyante qui lui vaut de très bien gagner sa vie, tout en creusant un écart, qui se mue peu à peu en fossé, avec les revenus de son conjoint, employé dans la culture. Comme une femme française sur quatre (25%) d’après l’Insee, Romane gagne plus que son conjoint ou mari… et son couple en pâtit. Et elle n’est pas la seule. Pour Mélissa(1), directrice marketing dans un grand groupe, ce décalage a carrément sonné le glas de sa relation : « Mon conjoint était en reconversion professionnelle et avait pris un job alimentaire. De fait, je gagnais deux fois son salaire mais personnellement ça ne me posait aucun problème. Lui n’a rien dit au début, mais a fini par me quitter en m’avouant qu’il vivait mal nos différences de train de vie. »
Étonnant en 2024 ? Pas tant que ça (hélas). Car si bien sûr les femmes sont de plus en plus indépendantes financièrement, il n’en reste pas moins que dans la grande majorité des cas - 3 couples sur 4 si on reprend les chiffres de la même étude - ce sont toujours les hommes qui ont le salaire le plus élevé. Surtout, la gente masculine peine encore parfois à s’affranchir des vieux schémas familiaux. Comme le conjoint de Romane, qui bien qu’« ouvert et cultivé », a grandi avec un papa qui travaillait beaucoup et une maman mère au foyer. De là à expliquer, en partie sa réticence ? « Malgré les avancées en faveur de l’égalité hommes-femmes, les mentalités évoluent lentement et tout le monde ne change pas en même temps d’un coup de baguette magique, analyse Michel Dorais, sociologue de l’intimité de la sexualité, auteur de La Masculinité antitoxique : ce que tout homme bienveillant devrait savoir (éd. Trécarré). Il y a encore des hommes qui ont en tête le modèle très traditionnel, voulant que l’homme soit LE chef de famille. Que leur conjointe ait un salaire supérieur au leur peut remettre en question cette hiérarchie. Cela dit, beaucoup d’hommes sont très à l’aise et fiers que leur conjointe ait une belle carrière, payante, nous en connaissons tous. Mais tous les hommes n’ont pas la même vision des rapports hommes-femmes, en particulier des rapports de couple. » Ceux pour qui cette asymétrie des revenus pose problème, gardent à l’esprit que leur conjointe pourrait se passer d’eux (du moins sur le plan économique), et voient le rapport de pouvoir qu’ils croyaient en leur faveur dans le couple, fortement contrarié, analyse notre expert.
Une inversion des rapports de force
Qui paie (le plus) décide ? Si la réalité est plus nuancée, Romane admet que le fait de ramener le plus gros salaire, lui permet de peser plus lourd dans la balance au moment de prendre les décisions importantes, celles qui impactent leur vie de famille. Mais là encore, pas facile pour son partenaire d’accepter ce gap salarial : « Quand on a acheté un bien immobilier, mon conjoint a insisté pour qu’on fasse 50-50 sur le prêt alors que ça le désavantageait vu qu’il percevait des revenus inférieurs. Il ne voulait pas avoir l’impression d’être “plus” chez moi que chez lui », se remémore la jeune cadre. Pour Michel Dorais, ce sont typiquement ce genre de situations qui contrarient le plus ces hommes gagnants moins : « Ils n’ont alors pas ou plus, l’ascendant et le pouvoir de décision auquel ils aspiraient initialement. Décider toujours à deux ce qu’on fait de notre argent et de notre vie, en toute équité, ça demande forcément du dialogue et des compromis, bref de la démocratie au sein du couple. C’est encore un défi pour quelques hommes (et sans doute pour quelques femmes aussi). » Les choses se cristallisant d’autant plus, lorsque ces couples décident de fonder une famille.
Pas moins de charge mentale
L’arrivée d’un enfant est un point de bascule dans la vie d’un couple : il faut à la fois repenser les dépenses du foyer, qui de fait, se font davantage en commun, mais aussi trouver un nouvel équilibre dans la répartition des tâches inhérentes à la nouvelle vie de famille. Malheureusement, là encore, les vieux schémas ont la vie dure, regrette Romane, dont les hauts revenus ne protègent pas de la charge mentale et ménagère : « Bien qu’ayant de plus gros horaires et de plus grandes responsabilités pro que le père de ma fille, c’est tout de même moi qui m’occupe davantage d’elle et de notre foyer, ce qui est injuste. »
D’autant que la jeune femme se met également une autre pression sur le dos, celle d’assurer financièrement pour l’ensemble de sa famille. « J’ai toujours eu de l’ambition mais depuis que je suis mère, j’ai à cœur de poursuivre mon ascension professionnelle pour offrir le meilleur à notre fille, une responsabilité qui semble, là encore, reposer uniquement sur mes épaules. » Dans cette optique, elle est à la recherche d’un nouvel emploi mieux rémunéré. Un changement de poste qui lui ferait faire un nouveau bond en avant en termes de salaire, si bien qu’elle n’ose pas en parler à celui qui partage sa vie. « Sachant qu’il vit déjà mal notre différence de revenus, je n’ose pas lui annoncer le nouveau salaire que je suis en train de négocier. Je ne veux pas le complexer davantage », raconte-t-elle. Minimiser sa réussite pour ne pas “dé-viriliser” son mari, est aussi la stratégie qu’a adopté Camille(1) vis-à-vis de son conjoint : « Il gagne environ 500 euros de moins que moi, mais je le laisse toujours payer au restaurant. Je sais que ça paraît “old school” comme façon de faire mais ça lui permet de garder la face… enfin d’un point de vue extérieur car à la maison, ça ne le dérange pas que je paie davantage les courses ! »
Pourtant, si besoin de le rappeler, les femmes qui se retrouvent en position de gagner plus que leur partenaire n’ont aucunement à se sentir mal à l’aise. « C’est le regard des autres, tout particulièrement du conjoint ou de sa famille à lui, qui peut parfois induire ou provoquer un malaise, confirme le sociologue. Il est surtout là le problème, et c’est à cette source qu’il faut remonter pour voir ce qui peut être fait de manière constructive. » D’après lui, si on souffre du succès (financier ou professionnel) de la personne que l’on aime, cela doit nous interroger, quel que soit notre sexe ou notre genre. « C’est peut-être qu’on a soi-même des choses à régler : pourquoi son succès me contrarie ? Cela change quoi dans notre relation ? Et cela dit quoi à propos de moi-même ? L’introspection et la remise en question de soi sont beaucoup plus encouragées chez les femmes que chez les hommes. Elles consultent bien davantage des psychologues lorsque ça va mal. Or, ces consultations peuvent aussi se faire en couple, dans le but de comprendre ce qui se passe et de trouver des solutions sans perdants. » Avoir le courage de demander de l’aide quand c’est nécessaire, peut sauver ces couples insiste notre expert, à condition que chacun y mette du sien.
(1) Les prénoms ont été modifiés.
Article écrit par Aurélie Cerffond, édité par Manuel Avenel ; photo par Thomas Decamps.
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