« C’est tout un art d’oublier sa peur de ne pas être à la hauteur »
31 oct. 2022
6min
Photographe chez Welcome to the Jungle
Journalist & Content Manager
Dans l’univers de la culture, c’est encore et toujours le même refrain : la parité est loin d’être acquise ! Pour preuve, en France, les femmes ne représentent que 10 % des chefs d’orchestre*. Et parmi elles, un nom résonne encore plus que les autres : celui de Claire Gibault. Rencontre avec une femme d’exception.
Avec prodige et ténacité, cette pionnière du genre a œuvré toute sa vie pour la promotion des femmes dans l’industrie du spectacle vivant. Après plus de 50 ans de carrière, elle continue à transmettre son savoir à travers l’orchestre qu’elle a elle-même fondé, le Paris Mozart Orchestra. Une entreprise unique dans laquelle elle casse les codes et expérimente une nouvelle forme de gouvernance, basée sur le respect mutuel et l’effacement des discriminations. Une femme passionnée qui, sans vraiment le savoir, a joué sa partition et ouvert la voie à d’autres maestras.
À quel moment avez-vous su que vous vouliez devenir cheffe d’orchestre ?
Claire Gibault - J’ai démarré le solfège à 4 ans, le piano à 5 ans, et le violon à 7 ans, instrument pour lequel j’ai décroché le prix du conservatoire du Mans, ma ville natale. Je faisais partie de l’orchestre des élèves, et rapidement, mon directeur m’a demandé de le remplacer. J’avais 13 ans et j’étais particulièrement assidue. J’ai bien entendu accepté la proposition, et j’ai eu un énorme coup de cœur pour la place du chef d’orchestre. J’avais un goût très fort pour la transmission. De plus, j’ai toujours eu un tempérament de leader. Mes parents me disaient que lorsque j’étais en vacances, je réalisais les itinéraires et décidais des pauses !
« La presse m’a toujours demandé de justifier de ma féminité. »
À l’époque, aviez-vous une icône féminine à laquelle vous référer ?
Pas vraiment car il n’y avait pas de femme cheffe d’orchestre. En revanche, mon père, qui était professeur au conservatoire et m’a inscrit dans sa classe dès le plus jeune âge, a joué un rôle important, tout comme mon directeur. J’avais aussi une professeure de violon avec un fort tempérament qui a beaucoup compté dans la formation de mon goût et le développement de ma science musicale. Mais avant de vouloir être cheffe d’orchestre, j’étais comme toutes les petites filles : je me rêvais infirmière ou princesse. J’ai surpassé ces stéréotypes féminins, mais sans le savoir. Je l’ai fait avant tout parce que j’aimais la musique et que j’avais le tempérament pour. Par la suite, la presse m’a toujours demandé de justifier de ma féminité. Mes parents disaient que c’était un désir de garçon manqué, mais moi, je me sentais très fille.
En parlant de presse, quels sont les articles qui ont marqué votre carrière ?
Il y en a eu trois. Le premier, c’est une couverture en 1969 sur laquelle on rapportait qu’un homme avait marché sur la lune… et qu’une femme avait dirigé un orchestre : moi ! Je me souviens d’un autre article en 2022, du Figaro, qui titrait « Elle les dirige à la baguette », ce que j’ai trouvé assez vulgaire… Et enfin d’un papier du Monde en 2005 qui disait que les orchestres n’aimaient pas être dirigés par des femmes.
Quelle a été la date pivot de votre carrière ?
Après le conservatoire, j’ai démarré à l’Opéra de Lyon. J’y suis restée 27 ans, d’abord en tant qu’assistante puis cheffe d’orchestre. Ensuite, je suis partie à Rome pendant 3 ans, et j’ai été invitée dans le monde entier. La dernière date la plus importante, c’est la création du Paris Mozart Orchestra. En 11 ans, j’ai prouvé qu’avec cet orchestre nous pouvions accéder à un niveau international. Une nouvelle aventure démarre cette année car nous allons entrer en résidence dans la ville de Bourges pour accompagner sa candidature en tant que capitale européenne de la culture.
« C’est tout un art d’oublier sa peur de ne pas être à la hauteur et d’établir un dialogue. »
Avec le recul, que diriez-vous à la jeune femme qui a dû affronter de vives réticences lorsqu’elle a dirigé ses premiers orchestres ?
De poursuivre ses rêves, comme je l’ai fait. Mon engagement est féministe, mais pas contre les hommes. J’ai été encouragée par certains d’entre eux, notamment l’équipe de l’Opéra de Lyon, ou encore Claudio Abbado qui m’a prise comme assistante à la Scala de Milan, l’opéra de Vienne et au Covent Garden à Londres. En revanche, j’ai rencontré des réticences parmi les musiciens des orchestres. Humainement, c’est compliqué de diriger un orchestre, et on ne l’apprend pas au conservatoire. Le fait qu’il y ait peu de femmes enseignantes à la direction d’orchestre ne facilite pas les choses. On fait face à de grands musiciens qui ont souvent plus d’expérience que nous, surtout lorsque l’on démarre. C’est tout un art d’oublier sa peur de ne pas être à la hauteur et d’établir un dialogue. Quand on est l’une des rares femmes dans un secteur, on craint encore plus d’être illégitime.
Peut-on exprimer son féminin dans un métier aux attributs masculins ?
Le métier de cheffe d’orchestre est très charnel, parfois il faut une forme de violence physique lorsqu’un morceau est très fort. Il faut donc apprendre à exprimer cette variété de sentiments avec sa propre nature. À ce propos, je me souviens d’un cours d’été à l’académie de Sienne. J’avais 17 ans. C’était l’époque où les pantalons étaient interdits pour les filles au lycée. Quand je suis montée sur scène pour diriger, la première parole du professeur de direction d’orchestre a été : « Écartez les jambes ». Or, c’était très gênant car j’avais les jambes nues et il y avait un parterre de jeunes hommes au premier rang. Pour autant, ce professeur m’a soutenue en m’offrant une bourse d’études. Mais son premier mot a été celui-ci.
Le plafond de verre dans l’univers de la musique classique, ça ressemble à quoi ?
On ne devient pas cheffe d’orchestre du jour au lendemain. Il faut avoir beaucoup d’expérience. Par exemple, pour connaître une œuvre vraiment par cœur, il faut l’avoir dirigée au moins 20 fois. Il s’agit aussi d’acquérir une forme de résistance physique, et cela ne se fait qu’en multipliant les concerts. Beaucoup de femmes talentueuses méritent d’être invitées à diriger de grands orchestres, mais c’est toujours dur de les comparer à des hommes qui exercent depuis 50 ans. Nathalie Stutzmann et Barbara Hannigan sont de très beaux exemples de réussite. Ce sont deux grandes chanteuses qui ont réussi à diriger les plus grands orchestres, mais elles avaient déjà fait une grosse partie du chemin en tant qu’artistes.
Quelle est la qualité N°1 d’un ou une cheffe d’orchestre ?
Écouter ses musiciens pour mieux les guider et les réunifier.
Quel parallèle avec la direction d’entreprise ?
L’écoute est essentielle aussi dans le management, et je la mets en pratique au sein de mon orchestre qui fonctionne sous forme de gouvernance partagée. Les musiciens sont associés à nombre de décisions, la rémunération est transparente et égale pour toutes et tous. C’est une fraternité formidable, ce qui n’empêche pas une grande exigence sur la qualité. Mais les musiciens sont là parce qu’ils le veulent vraiment.
« Il faut être têtue, obstinée, et surtout, beaucoup travailler. Mais si l’on a une vraie passion intérieure en soi, les obstacles tombent. »
Avec votre orchestre, quelles sont les règles du jeu que vous avez eu à cœur de changer ?
La première, c’est simplement que l’on se respecte les uns et les autres. Je suis capable de mettre en pause certains musiciens qui ne respectent pas assez notre façon de concevoir la musique. Autrement, tous ceux qui travaillent avec moi doivent signer une charte éthique inspirée de la charte des droits fondamentaux en Europe. C’est-à-dire que nous devons lutter contre toute forme de discrimination, quelle qu’elle soit (homophobie, racisme, handicap etc). De manière très concrète, nous agissons pour les familles en remboursant les baby-sittings pour les jeunes parents lorsque nous répétons ou sommes en concert le soir ou week-end.
Qu’est-ce que vous changeriez dans votre parcours professionnel ?
J’ai été députée du Parlement européen pendant 5 ans, et clairement, je ne referais pas de politique. Ceci dit, j’ai énormément appris. J’ai notamment été en charge d’un rapport sur la place des femmes dans le monde du spectacle vivant. Celui-ci montrait que pour qu’une femme obtienne la direction générale d’une industrie culturelle, elle devait créer sa propre entreprise. Cela a été un vrai enseignement pour moi : j’ai cessé d’attendre qu’on me le propose, et j’ai fondé mon orchestre. J’ai notamment lancé le concours La Maestra en partenariat avec la Philharmonie de Paris. Dès sa première édition en 2020, le concours a eu un retentissement mondial, avec 220 candidates de 51 nationalités. En septembre 2020, seulement 6 % de femmes étaient invitées à diriger un orchestre en Europe. En mars 2022, elles étaient 10 %. Le concours, retransmis en direct sur Arte, a beaucoup remué l’opinion européenne.
Le message que vous aimeriez transmettre aux nouvelles générations de cheffes d’orchestre ?
Il faut être têtue, obstinée, et surtout, beaucoup travailler. Mais si l’on a une vraie passion intérieure en soi, les obstacles tombent.
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* Étude de Nathalie Kraft commandée par La Maestra en amont du 2e concours organisé en mars 2022
Article édité par Ariane Picoche, photos : Thomas Decamps pour WTTJ
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