« Mon collègue est en boucle sur des thèses conspirationnistes » Comment gérer ?
20 nov. 2020
6min
Journalist
Il y a d’abord la 5G, responsable de la propagation du Covid-19 parce que s’attaquant à nos défenses immunitaires. Ensuite il y a les vaccins – en réalité une bonne excuse pour nous injecter des puces électroniques et suivre nos moindres mouvements. Sans parler de QAnon, cette théorie issue de l’extrême-droite américaine racontant comment un cercle de pédophiles compte s’en prendre à Donald Trump.
En France avec le documentaire Hold-Up, vu plus de deux millions et demi de fois sur Internet, ailleurs en Europe et aux États-Unis, les thèses conspirationnistes font l’objet d’une adhésion de plus en plus massive. Elles vous font peut-être rire (ou pleurer), mais pas votre collègue, qui semble y adhérer. Pour mieux comprendre le phénomène, nous avons rencontré le Dr Daniel Jolley, qui en décrypte les tenants psycho-sociologiques, et une salariée qui l’a vécu au travail.
2020 : un terreau fertile
Cette année, le Covid-19 et les élections américaines ont alimenté une panoplie de thèses conspirationnistes. En France, 26% des interrogés pensent que le virus est sorti d’un laboratoire chinois. Ils sont 30% aux États-Unis et 25% au Royaume-Uni.
« Pour voir le jour, une théorie du complot a besoin d’un événement de grosse envergure », souligne le Dr Daniel Jolley, chercheur en psychologie sociale et maître de conférences à l’université de Northumbria, dans le nord de l’Angleterre. Il est spécialiste du sujet. « Une information triviale n’a pas besoin d’une réponse conspirationniste. En psychologie, on parle de biais de proportionnalité : un événement majeur se doit d’avoir une explication tout aussi importante. »
Prenons l’exemple de QAnon, qui a refait surface à la faveur des élections américaines. Cette thèse conspirationniste issue de l’extrême-droite soutient l’idée d’informations top-secrètes distillées en ligne par un membre du gouvernement (le fameux « Q », qui, bien sûr, reste anonyme) au sujet d’un cercle de pédophiles satanistes et cannibales ourdissant un complot contre Donald Trump. Partition bien ficelée lancée en 2017, QAnon a fait son petit bonhomme de chemin jusqu’en Europe, se transformant au gré des particularités nationales.
Au Royaume-Uni, nous avons lancé un appel à témoin sur Reddit et reçu, entre autres, le témoignage suivant : « L’un de mes collègues est, depuis peu, en boucle sur QAnon. Au travail, il dégaine ses vidéos à chaque pause et nous met en garde. […] Je ne peux même pas entamer la moindre discussion avec lui, sinon ça empire. En même temps, je vois bien que si personne ne le contredit, ça se répand comme une traînée de poudre. C’est usant. » Après Facebook, Twitter a supprimé 7 000 comptes liés à QAnon. Reddit a fait de même, mais continue de rassembler 40 000 personnes concernées par des proches, amis ou collègues devenus adeptes de cette théorie du complot.
Si le télétravail est actuellement de mise, nombreux sont encore ceux qui doivent encore aller au bureau. Et il est moins rare qu’avant de se trouver confronté à des collègues ayant attrapé le virus du conspirationnisme. Et si ce n’est pas sur place, Zoom ou les autres applis de vidéoconférence offrent une excellente tribune. Mais comment se dépêtrer face à son N+1 ou un collègue sans enfreindre les règles tacites de savoir-être au bureau ?
Complot à la cafète
Marina travaille dans une entreprise de la tech. Difficile pour elle d’ignorer les théories défendues par son collègue. « Au bureau, on est quatre salariés à temps complet. Je suis avec lui toute la journée mais au début c’était plaisant de bosser avec lui parce que c’est un boute-en-train et il a une vraie personnalité. Je dois avouer que ça me divertissait de le voir dérouler ses thèses conspirationnistes. »
Au départ, les certitudes de son collègue lui paraissaient anodines. « On travaillait tard et un soir il me parle d’un livre qu’il a acheté, sur la Lune et pourquoi elle se trouve là où elle est. Une semaine plus tard, j’arrive au travail et il m’annonce que l’existence de la Terre est due au simple fait que la Lune est à 1 mm sur la gauche, ou quelque chose dans le genre. » À l’époque, tout ça amuse Marina.
Mais lorsque le Covid-19 s’est invité dans les conversations, son ton s’est fait bien plus sinistre. Et Marina n’a plus du tout eu envie de rire. Un matin, son collègue lui assure qu’un roman de Dean Koontz, publié en 1981, annonçait déjà la pandémie. L’écrivain y raconte la création d’un virus, Wuhan-400, développé dans un laboratoire en périphérie de la désormais célèbre ville. La rumeur n’a pas tardé à enfler sur Twitter. Marina est aux premières loges. « Mon collègue s’est mis à insister sur le grand nombre de coïncidences avant d’accuser directement le gouvernement chinois d’avoir orchestré la pandémie. »
Le collègue en question ne s’est pas arrêté là et a bientôt pointé du doigt les masques, une forme de « contrôle gouvernemental absolument inutile », citant pour preuve les cas d’infection en hausse. Il précise ensuite que Trump a volontairement contracté le Covid-19, histoire de « tousser sur Biden lors de leur débat » et aussi qu’on ne meurt pas réellement du coronavirus. Il est sûr de lui : « Les journalistes disent bien que les gens sont morts après avoir été infectés et non pas parce qu’ils ont été infectés. » CQFD.
Qui adhère à ces théories ?
Roulement de tambour : il n’existe pas de portrait-robot du complotiste. « Chacun d’entre nous est potentiellement un complotiste en devenir », annonce en effet le Dr Jolley. Il tempère cependant en expliquant que les thèses conspirationnistes séduisent plus particulièrement certains profils :
- Les personnes habituées à réagir sur le coup de l’émotion plutôt qu’en usant de rationalité.
- Les narcissiques. « Identifier clairement et pointer du doigt des coupables dont on est la victime est très tentant quand on est narcissique. »
- Ceux qui aiment se croire à part. « Pour se sentir unique, loin du commun des mortels, rien de tel qu’une thèse conspirationniste, qui donne accès à des informations aussi uniques que soi. »
- Les personnes ayant connu le rejet de la part des autres. « Cela apporte des explications à ce qui leur arrive, cela permet de combler un manque, de se sentir désiré. »
À ce titre, 2020 a été l’année de tous les possibles pour les complotistes. « Nous avons vu venir toutes ces théories, sur le Covid-19 notamment. Nous n’avons pas été surpris car les crises sont un terreau idéal, témoigne le Dr Jolley. Les élections, périodes de changement et de bouleversement par excellence, sont également propices à l’élaboration de théories conspirationnistes. Les gens se sentent dépassés et ont vite fait de se réfugier dans telle ou telle croyance. » Le discours conspirationniste apporte une solution simple à un problème complexe. À l’angoisse que génère l’omniprésence d’un ennemi invisible (le virus), le collègue de Marina, comme d’autres, a préféré l’incrimination de « grands responsables ».
Un effort d’empathie vaut mieux qu’un bras de fer
Marina a fini par monter au créneau le jour où son collègue a refusé de porter un masque au bureau. Elle a choisi de ne pas recevoir ses arguments en lui précisant qu’ils n’avaient rien de scientifique et qu’elle connaissait des personnes mortes du coronavirus. « Il m’a demandé leur âge. Quand j’ai répondu qu’il s’agissait de septuagénaires, il m’a répondu qu’ils étaient de toutes façons voués à mourir. »
Au bout du compte, Marina a préféré renoncer. « J’avoue que je me sens un peu mal : je travaille dans un bureau très masculin et que je n’ai aucune énergie pour me lancer dans des bras de fer. Mais je n’arrive pas pour autant à ignorer ce qu’il raconte. J’en viens presque à l’envier de croire autant à quelque chose, d’être ainsi porté par ces théories qui me paraissent fantaisistes. »
Si Marina a tenté d’interpeller son collègue et de le mettre face à ses contradictions, tout le monde n’ose pas faire de même. La question demeure très subjective. Si l’idée vous convient, le Dr Jolley propose de jouer le rôle du messager de confiance. Mieux vaut éviter de tirer à bout portant sur les théories qui vous posent problème. « Il serait peut-être intéressant de comprendre, dans un vrai effort d’empathie, pourquoi la personne en est arrivée là. »
Ces sujets controversés se mêlent à d’autres, comme la politique ou l’égalité entre les sexes. C’est ce qu’indique le Dr Jolley. « Ce ne sont généralement pas des questions qu’on pose à ses collègues. Pour ma part, je ne l’ai jamais fait. En revanche, si ça ressort au bureau, à travers un comportement - sexiste par exemple -, il s’agira plutôt de les alpaguer sur ce point précis. »
Si les croyances de votre collègue créent une ambiance de travail pesante, voire toxique, à la manière d’un comportement discriminatoire, sexiste ou raciste, il est sage de suivre le protocole habituel. Tentez d’aborder le sujet avec la personne concernée et, si cela ne fonctionne pas, tournez-vous vers vos RH.
Nos croyances sont constitutives de notre identité. Votre collègue ne risque pas d’en changer du jour au lendemain. « Réviser ses croyances demande du temps, et d’introspection, car c’est notre identité qui peut en cause dans le processus. » La tâche s’annonce ardue dans un contexte où nos peurs existentielles grimpent en flèche. Mais ces croyances ont-elles leur place en milieu professionnel ?
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Traduit de l’anglais par Sophie Lecoq - Photo : WTTJ
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