Ces collègues qui mettent des tunnels : faut-il esquiver ces nouveaux parias ?
16 mai 2024
5min
Au théâtre, certains monologues nous frappent par leur puissance, tant dans l’écriture que l’interprétation. Si on est prêts à débourser 30 balles pour goûter à la verve inégalée de Cyrano (« C’est un roc ! C’est un pic ! C’est un cap ! »), ou de Perdican (« J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé »), il y a d’autres tirades dont on se passerait volontiers. Parmi elles : les harangues pompeuses des hommes politiques, les sermons redondants de notre maman et pire que tout, les tunnels de notre collègue verbeux à la machine à café.
Devenu un véritable phénomène, le terme « tunnel » s’est progressivement inséré dans le langage courant pour décrire la sensation d’être pris en otage par la logorrhée de quelqu’un, que l’on connaît souvent peu. On se retrouve alors à encaisser le déroulé de son autobiographie (avant-propos et remerciements inclus) sans pouvoir en caser une, sans avoir le moindre intérêt pour ce qu’iel raconte et sans issue de secours. Au travail, ces perroquets sous cocaïne prolifèrent et ce, que l’on travaille au sein d’une petite entreprise ou d’un grand groupe. Avouons-le, nous avons tous déjà élaboré des stratégies fumeuses pour contourner ce commercial radoteur qui tient la jambe à l’afterwork pour nous cracher à la gueule son amour pour un outil tech pseudo révolutionnaire et son haleine anisée. On s’en passerait bien. Alors aujourd’hui, on met la lumière sur le tunnel, et on vous explique comment en sortir. Ou mieux le vivre, du moins.
Attention, tunnel dans 200 mètres
Avant toute chose, il s’agit d’apprendre à identifier une personne qui a pour habitude de « tunneliser ». Il est important de préciser que les ravisseurs sont souvent sympas. Pour les décrire, on peut aisément utiliser l’adage star des déménagements : « Ils ne sont pas lourds, mais encombrants ».
Leur modus operandi est simple, en trois étapes. D’abord ils s’approchent de vous avec leur sourire carnassier et vous posent deux-trois questions : « Ça va ? Dis-donc, c’est désert à votre étage ! C’est pour bientôt les vacances ? » Puis on enchaîne très vite sur la phrase la plus longue et pénible, celle où ils digressent sur eux-même : « Oh mais d’ailleurs, je t’ai pas dit ? » Vous voilà parti pour trente minutes de récit. Là, il y a des thématiques récurrentes étonnamment similaires à celles abordées par de parfaits inconnus aux pupilles dilatées en after : les traumas familiaux, l’ancien boss abhorré, un domaine d’expertise beaucoup trop pointu et méconnu (et à juste titre), genre l’épistémologie mathématiques.
Puis vient la dernière phase, celle de l’éblouissante sortie de tunnel. L’élément le plus tangible à observer pour savoir si on s’est fait tunnelisé, c’est la sensation que l’on éprouve quand on en sort. À l’issue - tant attendue - de la conversation, vous vous sentez vampirisé et vidé de votre énergie. Vous avez subi, pour ainsi dire, le même sort qu’une chaussette utilisée lors d’une séance de masturbation (masculine) ou d’un sac en papier dans un vide-poche du Boeing 777 de Malaysia Airlines.
Dans la tête d’un tunnelier
Évidemment, on extrapole un peu. Mais quand même, le désagrément des tunnels n’est pas un simple caprice. Si ceux-ci nous font horreur, c’est parce qu’ils nous excluent de l’échange. On ne nous pose aucune question, on ne montre aucun intérêt pour notre avis à nous, il n’y a aucune réciprocité. Pour David Le Breton, professeur en sociologie et en anthropologie « cette façon de communiquer nous fait ressentir un manque de considération. Cette conversation n’a d’intérêt que pour la personne qui se raconte, qui parle à la première personne et qui, souvent, se répète. Sans oublier que ces grands bavards se confient souvent sur des tracas qu’ils rencontrent et sur lesquels vous n’avez aucun pouvoir d’action ou aucune solution. » Victime d’un tunnel, vous êtes en fait le réceptacle interchangeable de tous les malheurs de votre collègue que vous connaissez depuis deux minutes.
Mais alors pourquoi tant de sadisme ? Les tunneliers se rendent-ils compte d’être des pompes à vitalité ? Pour David Le Breton, il faut bien comprendre qu’il y a des rituels dans la parole et que si ces profils nous agacent un peu, c’est parce qu’ils y dérogent : « Il y a des sociétés plutôt bavardes commes les méditerranéennes, et d’autres plus silencieuses où la parole est plus rare et mesurée, c’est le cas de certains pays d’Europe du Nord. Une personne qui nous bouffe dans la conversation n’est pas dans la fluidité des codes et nous prend en otage de ses propres réflexions, souvent des jérémiades. »
Vous embarquer dans un égo-trip n’est pas une manière pour ces personnes de concurrencer Nefkeu, mais cela traduirait plutôt « un sentiment de solitude et d’isolement, d’après David Le Breton. Il faut dire qu’avec le temps, ils en ont fait fuire pas mal ! Déverser un flot de paroles, finalement, c’est une manière de dire “j’existe, j’existe, j’existe !” Mais l’interlocuteur a sa propre vie, ses propres soucis, et n’a pas d’obligation à se prendre toute cette charge émotionnelle. »
À ce stade là, on peut vite tomber dans la paranoïa et se demander si on a nous-même tendance à ennuyer tout le monde avec nos tunnels. Après tout, c’est comme les cons ou les mauvais coups, on est susceptibles d’être celui d’un autre. Mais David Le Breton se veut rassurant à ce sujet : « Quand ce n’est pas notre manière d’être, je pense qu’on aura du mal à tunneliser les autres. Car beaucoup trouvent aussi des interlocuteurs payés pour écouter : des psychologues ou des médecins par exemple. D’ailleurs, beaucoup de patients sont souvent surpris de constater tout ce qu’ils ont à dire lors de ces consultations. Mais quand ce n’est pas notre régime de parole habituel, peu de chance d’exercer ce bavardage incessant. » Et d’ailleurs, si vous vous reconnaissez dans ces traits loquaces, est-ce si grave ?
L’intolérance au tunnel, le symptôme d’une époque impatiente ?
À l’époque d’Abrège Frère (un créateur TikTok qui résume en quelques secondes des vidéos de quelques secondes de plus…), des fast-food, des fast relations, l’apparition du terme « tunnel » n’a rien de surprenant. Et si l’insupportable égoiste n’était pas l’orateur, mais celui qui est incapable d’écouter son interlocuteur pendant 5 minutes, sans parler de lui ? La touche de la flèche droite de nos claviers d’ordinateur est aussi polie que les seins de la statue de Dalida tant nous la triturons pour faire +15s sur des vidéos, nos rapports sociaux doivent-ils subir le même traitement ? David Le Breton confirme : « L’intolérance à ces soliloques est devenue plus grande aujourd’hui, surtout parce que les smartphones ont modifié notre rapport au temps. Ils nous donnent l’impression que nous n’en avons plus. En fait, c’est étonnant de se plaindre d’être tunnelisé par quelqu’un, alors que ce qui nous tunnelise le plus gravement, ce sont les réseaux sociaux. L’attention au monde et aux autres est colonisée par le smartphone. »
Dans l’ère de l’ultra-rapide, les tunneliers sont peut-être les derniers survivants à se montrer aussi généreux en détails, à prendre le temps de raconter, de contextualiser. Respect.
Quelles issues de sortie ?
Si la raison et la tolérance doivent prendre le pas sur l’impatience face aux tunnels, nous ne pouvons pas vous laisser sans solution. Voici donc quelques pistes pour vous tirer d’affaires :
Prétextez une diarrhée foudroyante : il y a même des chances pour que cette personne ne vous adresse plus jamais la parole de votre vie.
Refilez le bébé à votre meilleur·e pote du taf : vous lui amènerez le café demain pour vous faire pardonner.
Changez de posture : levez-vous et gardez vos clés en main pour montrer que vous vous apprêtez à partir. Une technique approuvée par tous les parents qui vont chercher leurs enfants à l’école pour éviter de se faire tunneliser par la maman du p’tit Titouan.
Serrez les fesses et pensez à autre chose : une technique qui a fait ses preuves dans bien des cas de figures.
Dites-lui sur le ton de la rigolade qu’iel vous tunnelise : « Dis-donc tu y vas sur les détails, hihi ! »
Écoutez. Si votre collègue a besoin de parler, vous pouvez aussi prêter attention et lui poser des questions. Cela lui fera certainement du bien.
Voilà, maintenant vous voyez la lumière au bout du tunnel (il fallait bien la faire à un moment ou à un autre). Fin du tunnel.
Article écrit par Gabrielle Predko et édité par Manuel Avenel ; Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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