Amour et carrière : les meilleurs ennemis

14 févr. 2022

6min

Amour et carrière : les meilleurs ennemis
auteur.e
Clémence Lesacq Gosset

Senior Editor - SOCIETY @ Welcome to the Jungle

Est-il plus difficile de concilier amour et travail en 2022 ? Pour certains, il semblerait que oui. Ils et elles ont entre 25 et 40 ans, et, à l’âge où leurs parents étaient déjà mariés-deux-enfants, eux tentent de jongler entre ambition perso et relations amoureuses.

«Love and work, work and love. That’s all there is ». Adaptée à une banale conversation un soir de 2019, la maxime de Sigmund Freud pourrait se moderniser en : « Aimer et travailler, travailler et aimer… c’est tout ce qu’il y a de plus compliqué. » Attablée à une terrasse parisienne, Léa, grande brune de tout juste 30 ans valide d’un hochement de tête. « Franchement, allier un couple et une carrière, aujourd’hui je trouve ça vraiment dur. Et je ne suis pas la seule, beaucoup de mes ami(e)s pensent la même chose. » Léa, branchée humanitaire, a un job de freelance qui la passionne et un homme qu’elle aime depuis plus de deux ans. Apparemment, pas de quoi se plaindre. Pourtant, comme pour d’autres jeunes adultes de sa génération, gérer au mieux les deux s’avère être un casse-tête au quotidien. « Quand tu es passionné(e), ou au moins que tu veux réussir dans ce que tu fais, tu te lances à fond, et ça peut être compliqué pour ton partenaire, développe-t-elle entre deux gorgées de bière. Surtout quand celui-ci est aussi du genre à faire des nuits blanches pour ses projets ! »

« Moi j’ai de la chance parce que mon ami est hyper compréhensif […] il m’encourage quand je pars de longues semaines à l’étranger pour une mission. Il sait que sans ça, je ne serais pas qui je suis » - Léa, 30 ans

En France, on dénombre environ sept millions de couples bi-actifs, c’est-à-dire de couples où les deux ont un emploi (Insee, recensements de 2006 et 2015, NDLR). Soit 46% des ménages français, une donnée stable depuis au moins dix ans. Mais ce qui a réellement changé, pour une partie d’entre eux et particulièrement chez les plus diplômés, c’est l’influence du discours féministe émancipateur, allié à l’envie grandissante de s’épanouir à travers son travail. Pas forcément pour « faire carrière », mais pour exercer une activité qui plaît et valorise. « Dans un couple désormais, il n’est plus question que l’un – c’était presque exclusivement la femme, rappelons-le – délaisse ou abandonne totalement sa carrière au profit de l’autre », indique ainsi Véronique Kohn, psychologue spécialisée dans le couple et les relations amoureuses.

Résultats pour les tourtereaux modernes : des journées parfois sans fin, chacun dans ses bureaux respectifs ; des dîners en amoureux annulés pour une « préz » de dernière minute ; des incompréhensions autour des priorités individuelles. « Tout stress extérieur au couple, et notamment le stress lié à une vie professionnelle où l’on s’investit toujours plus, est un ennemi évident pour la relation », explique la psychologue. Un constat qui n’étonne pas Léa. « Moi j’ai de la chance parce que mon ami est hyper compréhensif, mais ce n’est pas toujours le cas, relate la Parisienne en citant les échecs de son entourage. Même si c’est dur parfois pour lui, il m’encourage quand je pars de longues semaines à l’étranger pour une mission. Il sait que sans ça, je ne serais pas qui je suis. »

Chacun sa route, chacun sa ville

Pour composer avec deux carrières, certains amoureux font un choix radical et acceptent de vivre entre deux villes. Ou entre deux pays. Un rythme calibré, fait de sandwichs au wagon-bar et de week-ends alternés. Comme Sébastien et Marie, quatre ans de couple, dont deux de « célibat géographique » – le terme dans le jargon – à trois heures porte-à-porte l’un de l’autre. Le vidéaste de 35 ans vit et travaille dans la capitale, quand sa moitié fait la même chose à Genève. « Quand Marie a eu sa proposition de poste dans une banque locale, on a à peine réfléchi, c’était évident qu’il fallait qu’elle vive cette opportunité, se souvient Sébastien. On s’est dit qu’on trouverait forcément des solutions pour que notre couple tienne. »

Combien sont-ils, de travailleurs et amoureux en France, à vivre dans des villes différentes ? À cette question, il n’existe pas encore vraiment de réponse. « Le temps des études démographiques est plus long que le temps de l’actualité ou de la tendance, répond-on à l’Ined (Institut national d’études démographiques). Une étude “épic” (étude des parcours individuels et conjugaux, NDLR) est en cours actuellement sur l’ensemble du territoire, et pourra certainement y répondre dans quelque temps. » Pour Sébastien pas de doute en tout cas, sa situation est désormais un classique. « Quand j’en parle à des personnes plus âgées, elles peuvent être un peu déroutées, mais pour les gens de mon âge ça n’a rien de très surprenant aujourd’hui. » À sa connaissance, rien que dans sa boîte ils sont au moins deux autres couples de trentenaires à kiffer leurs carrières à des centaines de kilomètres l’un de l’autre.

« Le plus compliqué c’est que si on veut revivre ensemble, on ne sait pas qui devra un jour sacrifier son épanouissement professionnel… » - Alexis

Et à bien y regarder, c’est vrai que les facilités se multiplient pour ce genre de vie : des métropoles toujours mieux desservies entre elles et par les lignes TGV depuis Paris, ou encore le déploiement du home office dans les entreprises, qui permet d’alterner quelques jours chez l’un, quelques nuits chez l’autre. Les avantages de la liberté et l’absence totale de contraintes ? Pas pour tout le monde. « Il y a six mois, on s’est tous les deux lancés dans un nouveau projet professionnel, elle à Bordeaux pour monter sa boîte en solo, et moi à Paris dans une start-up. » Alexis, grand blond d’ordinaire souriant, hésite. « On s’épanouit plus que tout dans ce qu’on fait, mais passer de vivre H24 ensemble depuis plus de trois ans à deux heures de train qui nous séparent, ça paraît immense. C’est dur. Et le plus compliqué c’est que si on veut revivre ensemble, on ne sait pas qui devra un jour sacrifier son épanouissement professionnel… »

Plan de carrière : célibataire

Le cas des célibataires géographiques, Antoine Colson, co-fondateur du salon France Attractive, qui promeut l’emploi dans les différents territoires, le connaît bien lui aussi. « On constate que ce sont les 25-35 ans qui optent le plus pour ce mode de vie lorsqu’un des deux a une opportunité ailleurs. » Là où les choses se gâtent, c’est lorsque le couple a un projet de bébé, ou est déjà parent. « Faire se déplacer, seul(e) un jeune père ou une jeune mère, c’est très compliqué. Se pose alors la question de déplacer toute la famille. Sauf que si celui qui suit n’y trouve pas son compte professionnellement, la greffe ne prendra pas. » Selon Antoine Colson, le/la conjoint(e) serait aujourd’hui le premier frein à une mobilité réussie. Beaucoup plus que le nouveau poste lui-même. À tel point que certains chasseurs de têtes remuent ciel et terre pour trouver un travail local au « déplacé », tandis que des entreprises ou collectivités développent depuis quelques années des programmes pour recruter directement des binômes en couple. C’est par exemple le cas autour du Mans, dans le Lot, ou encore à Rennes et Saint-Malo.

Devant une équation compliquée, pour certain(e)s, c’est la carrière qui prend le dessus. Pour un temps ou sur le long terme. Sarah est intelligente, drôle et carriériste. Le dernier adjectif pourrait faire grincer des dents, la célibataire de longue date se contente de replacer une mèche auburn. Carriériste, et pourquoi pas ? « Si ça veut dire que j’aime mon job et que tous les jours j’ai envie de faire mieux et de grimper au plus haut, alors oui, utilisons ce mot. » Elle laisse passer un silence. « En fait, j’ai tendance à penser que ceux qui me disent ça sont jaloux que je m’amuse autant au quotidien. »

Les CSP+ carriéristes sont-ils aujourd’hui plus célibataires que les autres ? À la tête d’une agence matrimoniale haut de gamme depuis douze ans, et experte dans le domaine depuis dix-sept ans, Valérie Bruat constate en tout cas deux changements principaux. « Déjà, trouver quelqu’un qui en est au même point que vous dans sa vie est de plus en plus difficile ; d’autre part, je vois de plus en plus de femmes entre 35 et 40 ans, qui après avoir mis leur vie personnelle de côté, se retrouvent avec une double pression personnelle et de la société. » Une pression qui serait plus tardive chez les hommes. « Clairement, ils n’ont pas la même urgence, ils savent qu’ils ont encore le temps s’ils veulent se poser et fonder une famille. » Une réalité biologique bien connue de certains patrons : aux États-Unis, depuis 2014, Facebook et Apple remboursent à leurs employées la congélation de leurs ovocytes. Histoire qu’elles puissent mener à bien leur carrière, et repousser, si besoin, leur désir d’amour et d’enfants.

Un plan de vie « frigorifique » qui ne plaît pas franchement à Sarah. « Bien sûr que je suis hyper investie dans mon taff, mais je vis aussi beaucoup pour ma famille et mes amis. » À 32 ans, elle sait pourtant qu’elle n’entre pas dans les cases, et s’emporte de plus en plus quand on lui parle bonheur d’être à deux et horloge biologique. « Finalement, je pense que ce sont surtout les autres qui me renvoient à une soit-disant différence ! Je ne sais pas si les gens prennent conscience de cette violence. » Pour le moment épanouie dans son travail, la citadine fait le choix d’avancer. Et tant pis si elle ne coche pas les deux cases de la maxime de Freud.

- Les prénoms ont été modifiés

Cet article, actualisé le 14 février 2022, est initialement issu du deuxième numéro du magazine print de Welcome to the Jungle, sorti en mai 2019.

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