David Le Breton : « En entreprise, nous sommes dorénavant seuls, ensemble »

23 juil. 2024

4min

David Le Breton : « En entreprise, nous sommes dorénavant seuls, ensemble »
auteur.e
Gabrielle Predko

Journaliste - Welcome to the Jungle

contributeur.e

Nos visages perpétuellement reclus derrière nos écrans se prêtent de moins en moins à l’art de la conversation. Inquiet de voir nos relations professionnelles se dévitaliser, David Le Breton, anthropologue, sociologue et auteur de "La fin de la conversation ?", invite dans une tribune pour Welcome to the Jungle à réinvestir la conversation comme un terrain de résistance contre le productivisme et pour retrouver du beau au travail.

La conversation ne se marchande pas, elle n’a aucune valeur monétaire dans un monde capitaliste. Pourtant, nous avons intérêt à la préserver des écrans qui la menacent. Car c’est en regardant autrui face à face que nous reconnaissons son existence, que nous prêtons attention à ses ressentis, que nous découvrons son intimité, que nous tissons des liens de confiance. Le dialogue a ce don de nous confronter à l’incertitude, à des sujets imprévus, à des points de vue qui peuvent ébranler nos habitudes de pensée. Peut-être allons-nous tergiverser, éprouver de la difficulté à nous exprimer, ne rien apprendre à l’autre, expérimenter quelques secondes de silence un peu gênant, ou au contraire découvrir de précieuses informations sur ce que vit notre interlocuteur en ce moment ? Qu’importe, la conversation n’a pas vocation à être fonctionnelle, ni utile. On pourrait très bien vivre sans, mais comme l’amour, l’ennui ou encore le silence, sa beauté est essentielle à notre humanité.

« Nous traversons une mutation anthropologique où les visages se retranchent derrière les écrans. »

Sauf que voilà, la conversation est mise à mal. Depuis l’apparition du smartphone, nous traversons une mutation anthropologique où les visages se retranchent derrière les écrans, et où nous désertons la conversation au profit de nos mondes digitaux. Au travail, nos relations sociales déclinent. Il y a notamment les pauses, que nous consacrons en partie à la consultation de nos messages et aux réseaux sociaux. Or la simple présence du téléphone portable (même posé sur une table) dans ces moments appauvrit considérablement les échanges, réduit la qualité de nos discussions, la perception de l’empathie et le sentiment de connecter à l’autre, comme le détaille l’étude The iPhone Effect, réalisée en 2014.

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Les réunions à distance ne sont pas en reste. Bien que financièrement avantageuses, elles s’accompagnent souvent de frustrations. Celles de ne pouvoir lire la résonance de nos propos sur les visages de nos collègues, de ne pas pouvoir s’ajuster à cet égard, de ne pas avoir de discussions parfaitement inutiles mais qui promettent de beaux lendemains… On se prive également d’échanges à la fin du meeting pour clarifier certains points, d’une occasion de se faire des retours, poser des questions en intimité. En 2021, c’était l’étude Videoconferencing Fatigue qui attirait notre attention sur la fatigue liée à ces outils de visio et au désengagement social qu’ils engendrent. En ligne, l’attention est flottante, la conversation a quitté le Zoom…

Le leurre de la communication

Dans un système « capitaliste » où l’efficacité et la rentabilité priment, nous n’avons jamais autant communiqué, mais paradoxalement, nous n’avons jamais aussi peu parlé. Le numérique est l’outil par excellence du management brutal, mesurant et retraçant chaque minute de notre temps, envahissant nos trajets, nos siestes, nos dîners et nos moments en famille. Là où la conversation s’arrête, la communication digitale avec le travail colonise notre vie personnelle, comme en attestent de nombreuses études sur la manière dont les technologies nous empêchent de déconnecter du travail. Or les outils pour communiquer et collaborer à distance comme les mails, le téléphone ou la messagerie interne sont aussi inévitables au travail que le GPS pour se repérer dans la rue. Et depuis le COVID-19, collaborer avec des personnes que nous ne connaissons pas mais qui coexistent dans un univers spectral est devenu la norme. En entreprise, nous sommes seuls ensemble.

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Ces technologies nous ont convaincus qu’elles nous feraient prodigieusement gagner du temps… alors qu’elles nous déconcentrent à coups de notifications incessantes. C’est amusant, car dans les années 80-90, alors qu’on parlait encore peu de burn out, on ne se posait jamais la question de « la perte » ou « du gain de temps ». Il y avait une sorte d’évidence : chaque chose arrivait en son temps, et tout pouvait prendre le temps nécessaire. Une sérénité en voie d’extinction à cause des sollicitations continues de nos smartphones. Nous sommes constamment dans un état d’alerte qui consomme notre temps. Comme l’avait révélé la professeure en psychologie Sara Thomée en 2018 dans son étude The Impact of Mobile Phone Use on Students’ Perceptions of Anxiety and Urgency, l’hyper-connectivité nous plonge dans un sentiment d’urgence très anxiogène et nourrit une pression à devoir répondre à tout immédiatement. Comme d’autres psychosociologues, j’observe ce besoin d’être toujours à la hauteur, d’être toujours en présence, à disposition.

« Collaborer avec des personnes que nous ne connaissons pas mais qui coexistent dans un univers spectral est devenu la norme. En entreprise, nous sommes seuls ensemble »

Le numérique polarise aussi nos manières de penser. On sait bien que les algorithmes nous confortent dans notre point de vue. Contraints à devoir choisir entre « oui » et « non » par le digital, nous voilà déshabitués à la contradiction lors de conversation, nous voilà incités à prendre des décisions fermes et tranchées, au lieu d’explorer la nuance. Une dérive qui pourrait bien nous punir professionnellement et nous priver d’argumentations riches et de collaborations fructueuses basées sur l’écoute.

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La conversation comme arme de résistance

Même si la conversation n’a pas d’utilité directe, elle doit être vue comme un bastion de résistance au sein des entreprises. Elle combat l’isolement, le mal-être et désamorce la brutalité. Il est facile de dire à quelqu’un qu’il n’est pas bon, pas assez productif ou le malmener via téléphone. Ça l’est beaucoup moins quand on est confronté à ses réactions et à sa vulnérabilité. Le face à face adoucit les relations, les tensions. Il n’y pas pas d’éthique sans visage, et c’est bien ce que soutenaient autrefois des philosophes comme Emmanuel Levinas (dans Éthique et infini ou encore Totalité et infini).

La conversation devrait couler de source dans les environnements professionnels où nous partageons des objectifs, une culture et où la solidarité – plus que n’importe où – est de mise. Prendre soin de nos relations rendra non seulement la collaboration plus efficace, mais je suis intimement convaincu que la conversation, essence de la condition humaine, nous donne le goût de vivre et d’aller au travail. Ce n’est pas l’écran qui établit notre valeur, mais le soutien de ceux avec qui nous partageons nos craintes et nos joies.


Article écrit par Gabrielle Predko, édité par Clémence Lesacq, photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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