Comment la crise sanitaire bouleverse-t-elle nos relations entre collègues ?

26 nov. 2020

11min

Comment la crise sanitaire bouleverse-t-elle nos relations entre collègues ?
auteur.e
Claire Ribadeau Dumas

Rédactrice - correctrice indépendante

Quand on pense qu’avant la crise, on pouvait passer 20 minutes chaque matin à claquer la bise à tout le bureau… et qu’aujourd’hui, il faut éviter d’approcher à moins d’un mètre nos collègues ! La bise, la poignée de main, le check, le hug… des gestes de politesse quotidiens que nous n’avons pas pratiqué depuis… le 17 mars. Et ce n’est pas fini ! Alors, comment être cordial sans (trop) s’impliquer physiquement ? Comment motiver, défendre un projet, un produit, une équipe sans voir, toucher, côtoyer ? Comment composer avec les nouveaux outils de communication ? Entre cohésion et prévention contre les risques sanitaires, petit point sur les enjeux parfois paradoxaux qui sous-tendent le besoin de contact physique dans nos relations professionnelles à l’ère du Covid-19.

Bise & business

Pourquoi se fait-on la bise?

Depuis l’Antiquité, on s’embrasse pour s’accueillir, on se serre la main pour sceller un accord. Ces gestes sont des marqueurs d’appartenance sociale forts puisqu’ils nous permettent de nous intégrer à un groupe, à une culture. Et à chaque culture, ses codes de salutation : inclinaison et mise à distance des corps en Asie, hug aux États-Unis, poignée de main en Europe et bise dans les cultures latines… Et si le Covid-19 remet en question ces rites, ce n’est pas la première épidémie à le faire : la peste noire, au XIVe siècle, avait contraint les Européens à se protéger en bannissant la bise, laquelle ne reviendra en force qu’après mai-68…

Aujourd’hui, dire bonjour avec la joue ou la main, c’est prendre quelques secondes pour son interlocuteur, les yeux dans les yeux, c’est une marque de respect. Et pourtant, il aura fallu quelques décennies pour voir la pratique de la bise émerger au bureau. C’est la multiplication des écrans et des modes de travail individuel, facteur de dégradation du sentiment de cohésion, qui nous a poussé à familiariser nos échanges sur notre lieu de travail à travers la bise, le check ou le tutoiement.

Métro, boulot, bécot

Poignée de main ou simple sourire ? Tous les matins, c’est le même stress quand on arrive au boulot : trouver le juste milieu entre intimité et convivialité. Le fait d’introduire dans nos rapports professionnels un rituel jusque-là réservé aux sphères familiale et amicale témoigne du fait que l’on cherche à gommer les frontières entre les deux. Peut-être est-ce une réponse à la désincarnation de nos relations au travail… « Dans notre coworking, on nous a demandé quelques mois avant le confinement de faire l’effort de dire individuellement bonjour à chaque résident… Chacun était rivé sur ses écrans, on ne se captait même pas ! L’idée était de rappeler qu’à côté de nous, il y avait une personne physique », nous confie Charlotte, attachée de presse freelance.

Le Covid : l’aubaine des no-kiss ?

Si la poignée de main est presque devenue universelle dans le monde du travail, la bise, elle, a mauvaise réputation. Certains ne supportent pas l’intrusion dans la sphère intime qu’impose un “joue à joue”, sonore et olfactif, d’autres la considèrent comme une injonction sexiste. En 2018, Aude Picard-Wolf, une élue d’Isère, avait publiquement mis cartes sur table en demandant à tous ses collaborateurs d’arrêter de se (et donc lui) faire la bise : « Ce rituel me pèse et me gêne. Je préférerais réserver la bise à mes proches, mes intimes, mes amis. Or aujourd’hui, c’est un geste qui est devenu systématique et qui ne signifie plus rien. Faire la bise, c’est aussi le risque de se transmettre des virus. Surtout en période de grippe, lorsqu’on se frotte les joues à chaque bise », confiait-elle alors au Parisien.

Confinement, télétravail, isolement : quelles conséquences sur nos rapports professionnels ?

Slack ou smack ?

Les entreprises sont conscientes que de bonnes relations garantissent aux employés des conditions de travail - et donc de production - favorables. Elles mettent ainsi une énergie folle à redonner à la politesse une place privilégiée dans la culture d’entreprise. Mais le dialogue oral tend à être remplacé par le dialogue virtuel via des outils numériques (Slack, visio-conférences) et ce encore plus depuis de début du premier confinement. Pour Audrey Aptel, psychologue du travail, « Au-delà de l’ambiance chaleureuse, c’est le soutien du collectif dont on a besoin pour trouver de la motivation dans son travail et en accepter les conditions parfois difficiles. Il y a beaucoup de corrélations entre le collectif de travail et le bien-être au boulot. Ce que la crise change, c’est la notion de proxémique, c’est-à-dire la distance physique que l’on a avec les autres. Chaque société, culture, a ses propres critères de proxémique : dans les cultures asiatiques, la proxémique est distanciée, alors que les cultures occidentales sont tactiles, on parle de manière proche, on se touche quand on rit, quand on rassure. Avant le mois de mars, ces gestes apportaient du réconfort et de la connivence. Désormais, il va falloir traduire ces sentiments différemment, par des mots, des attitudes. Tous nos rapports sociaux sont chamboulés… »

« Désormais, il va falloir traduire nos sentiments différemment, par des mots, des attitudes. Tous nos rapports sociaux sont chamboulés… » Audrey Aptel, psychologue du travail

D’ailleurs, le Covid-19 a déjà modifié nos comportements sociaux puisque 87 % des Français n’embrassent plus ou ne serrent plus la main, et 72 % respectent les distances de sécurité (baromètre Ipsos avril 2020)…

Savoir vivre, collectif et individualisme

« Nous sommes dans une période où l’on ne contrôle pas grand chose, et notre société ne le supporte pas. » Pour Audrey Aptel, c’est évident : la situation nous tend, et pourra, dès notre retour en entreprise, altérer nos relations professionnelles. « Notre frustration, la volonté de relancer les chiffres à tout prix et la perte économique de la crise nous rendent plus rigides, cela affecte notre rapport aux autres. Dans les entreprises que j’accompagne, je sais d’ores et déjà que les équipes ont du mal à faire des concessions, et c’est une des conséquences naturelles de la crise sanitaire » poursuit la psychologue. C’est vrai qu’après deux mois de “tranquillité” en mars et un mois de novembre à la maison sans incivilité, sans perturbation extérieure peuvent nous avoir rendu un peu controlfreak… Ou impatient de retrouver ces nuisances paradoxalement stimulantes ? « Quand on travaille en open space, on rêve d’avoir un jour par semaine pour se pencher sur des dossiers à fond et pouvoir s’isoler un peu du bruit de fond. Mais quand on comprend que le home office va durer, on regrette presque les bruits de claviers, les sonneries des téléphones et les casse-croûte en stéréo de nos voisins », témoigne Jean, account Manager dans une agence de webmarketing. De retour au bureau, il faudra reprendre de bonnes habitudes en collectivité, mais aussi apprendre à bâtir de nouvelles relations, plus distantes physiquement.

Vivre une relation platonique entre collègues

Nos mimiques trahissent nos émotions, notre visage réagit instantanément au discours de notre interlocuteur, et ces réflexes rendent nos échanges plus subtils, plus complexes. Le premier confinement nous a prouvé que demander des nouvelles, c’est un peu comme serrer une main, ou se taper sur l’épaule. « Mes relations pros ne vont pas vraiment changer, je maintiens le contact que la proximité physique rendait évident avant. J’appelle individuellement les membres de mon équipe tous les jours, même si c’est pour cinq minutes. Dans cette crise, il faut que chacun sente qu’on a besoin de lui physiquement », affirme Guillaume, Head of Sales dans l’industrie en Allemagne.

Depuis le début de la crise, pas un mail ne part sans un « prenez soin de vous », la vie personnelle de chacun et chacune est un sujet pour l’entreprise. Notre situation matrimoniale, géographique voire sociale conditionne notre disponibilité à la fois physique et mentale. Un contexte inédit, qui tend à gommer l’adage « le perso reste sur le seuil de ton bureau ». Pour Audrey Aptel, « la crise sanitaire a mis en avant les différences sociales et familiales de chaque élément de l’équipe. Certains ont profité de ce temps de réflexion pour déplacer le curseur de leurs centres d’intérêt, ils pouvaient être très investis dans leur boulot et aujourd’hui remettent en question la suite de leur carrière. Il va falloir gérer la rupture de rythme. Avec la peur, on arrive à mettre l’humain au cœur de toutes nos relations au-delà des intérêts économiques. On a compris que sans lui, une entreprise ne peut pas s’en sortir. »

Damien, Responsable travaux en présentiel, estime que l’interaction ne passe pas forcément par le contact physique : « Pour moi c’est un faux problème… Quand tu fais la bise à un collègue, c’est parce que tu as bâti une relation plus que professionnelle. C’est un geste qui consacre une sorte d’accord amical. Je continuerai à lui parler de façon plus familière qu’aux autres, la distanciation et les gestes barrière ne changeront rien à notre relation. Quand tu serres la main à un collaborateur, c’est son visage que tu regardes, le geste accompagne un regard, pas l’inverse. »

Sur le court terme, le télétravail consolide les relations établies physiquement avant le premier confinement. « J’espère que rien ne changera avec mes collègues car on a réussi à rester proches. Ce qui change, ce sont les relations avec mes clients ! Le perso prend énormément de place dans nos échanges. On prend des nouvelles de nos familles respectives, parce qu’on a vu les enfants des autres en visio. Si c’est beaucoup plus humain aujourd’hui, ça le sera sans doute après aussi ! On sent que tout le monde veut se serrer les coudes », constate Jean.

Hygiène et gestes barrières : un premier pas vers la solidarité professionnelle

Dans le Protocole National [de déconfinement destiné aux entreprises pour assurer la santé et la sécurité des salariés], publié le 7 mai 2020 sur le site travail-emploi.gouv.fr, il était recommandé de « ne pas se serrer les mains ou embrasser pour se saluer, ni d’accolade », et de respecter une « distance physique d’au moins 1 mètre (soit 4 m² sans contact autour de chaque personne). » Déjà en 2007, le médecin Frédéric Saldmann (On s’en lave les mains, ed. Flammarion) préconisait de bannir la bise, voire la poignée de main avec les inconnus qu’il accusait d’être responsables de la transmission de la plupart des virus l’hiver

Aujourd’hui, quelle que soit notre culture, le salut distancié va devenir une norme universelle. Pour Audrey Aptel, se priver de cette proximité physique très ancrée dans notre culture va nous demander beaucoup d’effort, une contrainte susceptible de créer un malaise en entreprise : « Je pense que nous aurons du mal à nous habituer. Le naturel va reprendre le dessus dans notre réseau familial et social proche, mais dans le cadre professionnel, ce sont des règles strictes qui vont nous l’imposer ! Et cette notion d’injonction peut poser un problème… En revanche, plus les normes de distanciation en entreprise seront discutées collectivement, mieux leur application sera vécue. L’idéal est de les présenter comme de nouvelles règles de civisme plutôt que comme des restrictions et des contraintes. » En effet, imposer des mesures d’hygiène dans le quotidien d’une entreprise peut faire régner une ambiance anxiogène et générer de la méfiance. Paul, sales dans une société de service à Hong Kong déclare à cet égard « ici, on ne fait pas la bise quand on se salue, donc le Covid ne change pas notre façon de nous dire bonjour. Je continue à serrer des mains mais j’utilise un gel hydroalcoolique, ça rassure mes collaborateurs. Ils en utilisent constamment là-bas, et portent déjà un masque depuis près d’un an. La plupart des poignées de porte dans les bureaux, dans les métros, étaient déjà désinfectées 3 à 5 fois par jour dans les lieux officiels Ce qui change, c’est qu’on peut se faire refouler d’une banque parce qu’on n’a pas son masque. C’est plutôt la méfiance, la peur de la contamination qui risquent de miner nos semaines à venir. »

Méfiance et peur de l’autre

« J’ai du mal à imaginer le retour dans l’open space du coworking », s’inquiète Charlotte. Comme beaucoup, elle appréhende les nouvelles conditions de travail. Mais d’autres, comme Paul, ne pense pas que cela va changer grand chose : « Les Hongkongais vivent avec le souvenir du SRAS, un événement ayant fait peu de morts chez eux mais qui les a marqués. Pour le covid-19, 90 % des gens ont porté des masques dès janvier, et ont naturellement évité les réunions. » Même s’il ajoute tout de même « Tu peux sentir que tout le monde est aux aguets quand quelqu’un tousse… L’esprit d’équipe n’est pas forcément le leitmotiv de la reprise économique ici. » Pour Guillaume, la méfiance vis-à-vis d’autrui est susceptible de durer dans le temps « En Allemagne tu n’as déjà naturellement jamais de bises et peu de poignées de main. En revanche je pense que tant qu’on n’aura pas de vaccin, les relations seront toujours suspectes. On sent qu’une peur de l’autre s’est installée et il n’y a pas de raison qu’elle disparaisse sans remède. » Et on le sait : refuser une bise, une poignée de main, c’est mettre l’autre à distance.

Bâtir de nouvelles formes de communication positives

Demain, à quoi ressemblera le télétravail ? Et avec lui, l’esprit d’équipe ?

Même si l’urgence de la mise en place du télétravail le 17 mars a généré quelques couacs, huit mois de pratique ont permis à de nombreux salariés de prendre leurs marques. Pour Jean « le télétravail sera plus naturel à l’avenir. Les habitudes vont se pérenniser mais c’est clair que toutes les réunions Slacks et les visio ne remplaceront jamais le petit déj’ du vendredi matin ! Ça va pas mal nous changer, car nous sommes habitués à tout ce langage non-verbal. »

Obtient-on les mêmes résultats quand on ne travaille pas à quelques centimètres de son collègue ? Quand toute la team n’est pas réunie au même endroit ? Pour ceux qui avaient l’habitude de travailler avec des clients à distance l’expérience du télétravail n’est pas inédite. Mais, à terme, elle pourrait poser problème. Établir des relations commerciales sans contact physique régulier n’est pas évident. Comment faire la différence par rapport à un concurrent si on ne peut plus faire valoir ses qualités relationnelles ? Peut-on établir des liens durables avec Teams ? Fêter un nouveau contrat d’agence sur Zoom ? Brainstormer sur les projets à venir sur Slack ? Négocier une augmentation par texto ? « Au début, certains étaient satisfaits de ce mode de travail, mais dans la durée ça n’est pas un atout. Les décideurs vont se centrer sur les objectifs puisqu’ils auront moins de rapports directs aux autres, n’auront plus à affronter les réactions en face. Le rapport au corps en entreprise a deux aspects d’après moi : l’ambiance chaleureuse, dont on a absolument besoin pour se sentir en confiance individuellement, et le soutien du collectif pour accepter la pression » analyse Audrey Aptel. Alors, posons-nous la question : le temps passé à faire la bise, serrer des mains, prendre des petites nouvelles est-il véritablement un temps “perdu” ?

Pour les plus pessimistes, le 100% télétravail sur le très long terme risque de déshumaniser les relations. Or, ce n’est pas parce que le corps est absent que l’âme l’est aussi : il ne faut pas négliger le fait que lorsque l’on s’adresse à un collègue par visio, on entre en interaction avec lui, et non avec l’outil numérique. Il va donc falloir que les entreprises rappellent à leurs équipes que l’humain est au cœur de la stratégie globale de sortie de crise. « Les changements n’arriveront pas seuls, poursuit-elle. Il faut accompagner certains employés, limiter les risques de burn-out, de stress post-traumatique. Les études scientifiques montrent qu’au-delà de 10 jours de confinement, qu’il y a un impact sur la santé mentale ! La crise va remettre en cause le bien-être au travail. Il est nécessaire de prendre du temps pour organiser la reconstruction collective. »

Inventer une nouvelle culture managériale

Les outils technologiques performants ne suffisent pas à combler l’absence de l’autre, et ce même en entreprise. Aller à l’encontre de nos réflexes culturels en supprimant la bise, la poignée de main, les accolades va forcément avoir une influence sur nos rapports au travail. Mais la crise a prouvé notre capacité d’adaptation à de nouvelles formes de convivialité, plus virtuelles mais non moins efficaces. La société du contact post-covid est à inventer, et maintenant ! « Dans un an, nous aurons tout oublié, nous aurons repris notre train-train habituel. C’est comme une bonne résolution du 1er janvier… Si rien de concret n’est fait dès la reprise, nous n’arrivons pas à faire de cette crise une révolution. Être plus dans le collectif ou dans la concertation. C’est maintenant qu’il faut agir ! »

En attendant, pour ne rien lâcher, voici quelques conseils d’Audrey Aptel pour retourner au bureau tranquillement :

  • Garder une posture bienveillante, faire preuve au maximum d’empathie.
  • Parler de ce que l’on a vécu, et ne surtout pas faire comme si rien n’était arrivé ! Écouter l’expérience de l’autre, cela peut nous aider à se comprendre les uns les autres en cas de tension.
  • N’imposer aucune directive du jour au lendemain. Le rapport au temps a changé !
  • Les mots vont remplacer le réconfort physique, alors il ne faut pas hésiter à dire des choses plus personnelles qu’avant.

Toutes les crises sanitaires ou économiques ont introduit de nouvelles manières de communiquer entre individus. Reste à savoir à quoi ressemblera notre bonjour en 2021 !

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Photo d’illustration by WTTJ

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