« Ce jour où j’ai été obligé d’emmener mon enfant au bureau… »
28 sept. 2023
8min
Réussir à concilier sa vie de parent avec sa vie professionnelle est un défi nécessitant de faire preuve de flexibilité face aux aléas de la vie. Que l’enfant soit dans l’incapacité d’aller à l’école pour raison de santé ou que les professeurs soient en grève, nombre de travailleurs se sont déjà retrouvés contraints d’amener leur progéniture au bureau. Rien de grave en soi, si ce n’est que ce mélange des genres génère un sentiment de malaise doublé de culpabilité. Une épreuve pour les parents-salariés et leurs enfants qui racontent ce que cela a changé dans leur rapport au travail.
« Une reprise de congé maternité complètement ratée », Chloé, 33 ans, Engineering Manager
À l’époque, je pilotais le service informatique d’une boîte d’e-commerce. Après un congé maternité et plus de deux mois d’arrêt maladie pour prendre soin de mon fils souffrant, j’avais tout organisé pour réussir ma rentrée : quinze jours avant ma reprise de travail, j’avais commencé une période d’adaptation avec sa nourrice qui par bonheur se passait très bien. J’avais juste prévu d’amener mon fils à son rendez-vous médical quotidien sur ma pause déjeuner pour éviter de poser une journée de plus. Bref, je voulais montrer à mes collègues que j’étais motivée à reprendre le travail sans me laisser happer par ma vie personnelle, car je savais que mon équipe m’attendait de pied ferme. Mais comme vous vous en doutez, ça ne s’est pas vraiment passé comme prévu…
En sortant de chez le kiné à 13h30, impossible de ramener mon fils chez sa nounou. Toutes les routes étaient barrées en raison de fortes pluies. Il faut dire que j’habite un petit village près de Montpellier et que deux/trois fois par an, nous vivons des épisodes cévenols (phénomène orageux et pluvieux intenses sur le sud-est qui provoquent des inondations, ndlr), qui transforment les routes en fleuves et bloquent complètement l’accès au village. Coincée dans ma voiture avec mon bébé sous une pluie diluvienne, j’ai commencé à paniquer. Impossible également de rentrer chez moi, sans quoi j’aurais simplement posé mon après midi. Je ne voyais aucune autre option que de revenir à mon bureau avec lui sous le bras.
De là ma psychose a commencé, car sur mon lieu de travail, certes les pluies étaient intenses, mais il n’y avait aucun blocage de la circulation. J’ai eu peur qu’on ne croit pas mon histoire, pire, qu’on pense que je n’étais pas prête psychologiquement à laisser mon fils et à reprendre le travail. Mais je me suis tout de même pointée en plein open space avec mon nourrisson que j’ai installé sur les genoux. Pas évident, surtout qu’à cette période… il pleurait beaucoup ! L’idéal pour se concentrer et passer des appels. Bref, un brin mortifiée, j’ai tout de même essayé de donner le change en assistant à deux meetings en visio (avec le son coupé) et j’ai filé le plus tôt possible, vers 16h30 pour écourter cette expérience malaisante.
Pourtant, les collègues que j’ai croisés étaient plutôt bienveillants, certains pensaient même que je venais présenter mon bébé aux équipes. Je me suis sentie bête. Avec le recul, je me demande si j’aurais pu faire autrement… Sur le coup, j’avais le sentiment d’assurer en tant que maman en mettant mon fils à l’abri, mais sur le plan pro en revanche, j’avais l’impression de ne pas gérer du tout. C’était l’échec de ma rentrée et je l’ai mal vécu. Mon rapport au travail a bien changé depuis, je priorise ma famille et j’éprouve moins de difficultés à concilier les deux, car j’ai intégré une entreprise qui propose du télétravail à la carte et la semaine de quatre jours. Plus de problèmes pour anticiper les rendez-vous médicaux et les inondations.
« Le noyau familial qui déborde sur d’autres publics, pour moi c’est positif », Aude, 42 ans, Brand Strategist et professeur de Personal Branding
Ce jour-là, je donnais une conférence sur la santé mentale devant trois cents élèves de l’EFAP (école de communication, ndlr) et le matin même, j’apprends que le professeur de ma fille est malade. Elle avait neuf ans à l’époque et il était impossible que je la laisse seule. Comme je suis maman solo, l’affaire a été vite vue : j’ai appelé ma direction pour prévenir que je ne viendrai pas seule ! Sur le chemin, j’ai briefé Zoé pour être sûre qu’elle se tienne et une fois sur place, ma boss m’a tout de suite rassurée : « Moi je gère ta fille, toi tu gères ta conf. » Son attitude m’a libéré d’un poids et j’ai pu me concentrer sur mon boulot.
Pendant la conférence, Zoé dessinait assise à côté de ma boss, pendant que j’étais sur scène avec mes deux invités. Je n’ai pas eu besoin de la chercher du regard, je savais qu’elle était entre de bonnes mains. Une interaction touchante est née ce jour-là entre elles, si bien qu’en souvenir je les ai prises en photo. Dans ces moments-là, je chéris la chance de bosser dans une entreprise où les équipes sont humaines et font preuve de soutien face aux aléas de la vie. C’est une situation qui peut arriver à n’importe qui, n’importe quand, et qu’il est urgent de dédramatiser : cela ne fait pas de nous des professionnels moins investis.
Élevant seule ma fille, je l’ai toujours impliquée dans mes réalisations professionnelles. Elle connaît les sujets sur lesquels je bosse et lors des confinements, elle ne manquait pas de passer une tête pendant les cours que je dispensais en visio. Elle est même devenue la coqueluche de mes étudiants, qui l’accueillent à bras ouverts quand elle assiste à mes interventions. Car oui, plusieurs fois elle s’est prêtée au jeu de l’assistante qui passe les slides de mes présentations. Un accueil qui n’a pas toujours été aussi chaleureux dans les anciennes boîtes dans lesquelles j’ai travaillé et qui, au contraire, me faisait bien ressentir que ma fille dérangeait.
Personnellement, je ne regrette pas du tout ce mélange des genres, je suis très contente que ma fille me voit sous toutes mes facettes. Mais aussi, je trouve important de montrer ce genre de situations à mes élèves. Ainsi, ils se rendent compte que personne n’évolue dans deux mondes séparés avec d’un côté le pro et de l’autre le perso. Ils voient qu’on doit tous faire face à des situations complexes et que cela ne remet pas en question notre compétence. Après tout, c’est eux les recruteurs de demain et j’espère bien qu’ils ne répèteront pas les schémas datés du monde de l’entreprise, qui bien souvent condamnent les familles monoparentales quand il faudrait au contraire, valoriser les profils des parents seuls et mieux les soutenir.
« Je me suis dit, rien ne va : qu’est ce que tu es en train de faire vivre à ton enfant ! » Yohan*, 36 ans, Social Media Manager
Dans mon entreprise, on avait un événement live sur TikTok en fin de journée et comme c’était le premier qu’on faisait sur la plateforme, il était impératif que je sois présent pour être sûr que tout se passe bien et faire le relais avec les équipes techniques. Or ce soir-là, ma conjointe n’était pas disponible et je n’arrivais pas à trouver une baby-sitter. Je n’ai donc pas eu d’autre choix que de récupérer ma fille après l’école et de l’embarquer directement en métro pour venir au bureau assister au live avec moi.
L’événement se terminant à plus de 21h, je lui avais préparé un petit pique-nique, ce qui lui a beaucoup plu. Elle était même ravie de voir à quoi ressemblait mon bureau. Pour elle, c’était l’occasion de découvrir l’envers du décor du travail de papa, cet endroit mystérieux où je disparais la journée. Et l’occasion de rencontrer mes collègues, qui Dieu merci, étaient peu nombreux à cette heure-ci, ce qui rendait la chose moins impressionnante que d’arriver devant un open space rempli. Cela m’a permis de me sentir un petit peu moins coupable.
Car si elle était enchantée, moi au contraire, j’éprouvais un profond sentiment de malaise. J’étais partagé entre la peur de mal faire : « Comment gérer correctement mon boulot si ma fille s’agace ou se met à pleurer ? », la gêne vis-à-vis de mes collègues : « Que vont-ils penser de moi ? » Alors que je fais faire cinquante minutes de métro à une petite de cinq ans un mardi soir, pour passer la soirée dans un bureau et rentrer à plus de 22h avec un sandwich en guise de repas… Et la culpabilité de papa : « Qu’est ce que je suis en train de faire ? Qu’est ce que je fais vivre à mon enfant ! » Elle allait se coucher tard, ça n’avait aucun intérêt pour elle… Bref, beaucoup de sentiments négatifs m’ont traversé.
Au quotidien, je mets un point d’honneur à ce que ma vie pro ne déborde pas sur ma vie de parent. Je fais attention à ne pas consulter mes mails en présence de ma fille, à ne pas lui montrer que le travail est plus important que la vie de famille… Là, c’est comme si tous mes principes avaient volé en éclats. Pourtant, de son côté, elle a adoré assister au live qui s’est d’ailleurs très bien déroulé. Elle me réclame même régulièrement de revenir au bureau pour revoir mes collègues qu’elle a trouvé très sympas. Eux étaient également ravis de la rencontrer. Ils ont très bien réagi et étaient désolés pour moi que je sois obligé de l’emmener… En plus, cela montrait aussi mon implication auprès de l’équipe : j’aurais aussi pu dire « je ne viens pas j’ai ma fille, débrouillez-vous ! »
Je me suis fait une montagne de cet épisode pour pas grand-chose finalement et je pense que cela est dû aux standards actuels sur la parentalité qui comportent de nombreuses injonctions contradictoires qui mettent la pression. J’ai vécu la collision entre ma sphère pro avec ma sphère perso comme une défaillance.
Aujourd’hui, j’aimerais vraiment que cela ne se reproduise plus ! Déjà parce que sur le plan logistique, c’est une misère intégrale, mais surtout parce que je tiens à préserver ma vie parentale. Selon moi, tout ce qui touche à mon enfant n’a pas sa place au travail. D’ailleurs, si l’entreprise organisait un Noël des salariés par exemple, je serais mal à l’aise d’y participer. C’est très personnel, mais ma vie de papa, c’est mon jardin secret.
« Je me souviens très bien de ce 23 décembre passé au travail de ma mère », Mathilde, 22 ans, Data Analyst
Ma mère est ingénieur mécanique. Elle travaille sur des sujets stratégiques liés à la défense et l’armement. Un métier qui l’amène à beaucoup voyager. Il y a une dizaine d’années, alors que nous étions en vacances de Noël chez des amis à Londres, son chef l’a appelé : il fallait absolument qu’elle participe à une réunion chez leur gros client londonien justement. On était le 23 décembre, mais sa présence était requise, car dans ce milieu très confidentiel, on évite les réunions à distance. Les amis qui nous avaient accueillis travaillaient également et il était impossible de me laisser me balader seule dans les rues de Londres à onze ans. Ma mère a donc gentiment expliqué à ses supérieurs que la seule solution était que je l’accompagne, ce qu’ils ont accepté. En fait, ils ont même été aux petits soins avec moi : ils avaient préparé une salle où je pouvais jouer à la console, dessiner et où un petit encas m’attendait. La réunion n’a duré qu’une heure et je n’ai pas vu le temps passer.
Ma mère était gênée par la situation, mais comme ses collègues anglais ont été charmants et accueillants, cela s’est déroulé de manière fluide. Comme c’est un milieu assez feutré, pas franchement kid friendly, on a toutes les deux beaucoup appréhendé ce moment à tort.
Il faut savoir que ma mère fait passer le travail avant tout, c’est très important pour elle, elle en parle beaucoup. Passionnée par son métier, elle ne déconnecte jamais vraiment. Elle répond toujours au téléphone et à ses mails jusqu’à tard le soir, le weekend et même pendant ses congés… la preuve en est. Mes deux parents évoluent dans ce milieu très sérieux et formel où les costumes et les tailleurs sobres sont de rigueur. Un univers assez uniforme qui ne laisse pas beaucoup de place à la fantaisie. Personnellement, j’aspire à autre chose.
Aujourd’hui, contrairement à mes parents, je n’aime pas parler de mon activité professionnelle. Non pas que je n’aime pas mon job, mais j’ai tellement vu mes parents prioriser leur travail sur tout le reste que je ne veux pas reproduire le même schéma. Quand je peux, je laisse mon ordinateur au bureau, le weekend je n’y touche pas… J’essaie vraiment de marquer la différence entre ma vie privée et ma vie pro.
Encore aujourd’hui, la plupart des discussions avec ma mère tournent autour de ce sujet, elle a toujours son téléphone pro avec elle et peut rester à bosser jusqu’à 23h sans problème. Une attitude qui m’a déjà fait penser que je n’étais pas sa priorité, que je passais après son travail. Si un jour j’ai des enfants, je ferai tout différemment. Dans la même situation qu’elle, je dirais à mon patron : « Je suis avec mon enfant, je ne peux pas venir, point. » Hors de question que je l’emmène au bureau la veille de Noël.
- Le prénom a été modifié.
Édité par Romane Ganneval, photographie par Thomas Decamps
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