« En mesurant les performances, on fait de l'échec une chose très individuelle »
07 sept. 2022
4min
Photographe chez Welcome to the Jungle
Journaliste indépendante et rédactrice de contenus
Depuis plusieurs décennies, les indicateurs de performance ont la cote dans le management. Tels des phares guidant les collaborateurs vers un objectif commun, ils se sont généralisés dans toutes les branches de l’entreprise. Mais leur utilité a de quoi interroger lorsqu’ils sont mis en avant au détriment du bien-être des collaborateurs.
Popularisé par Sean Ellis et les entreprises de la Silicon Valley, les north star metrics sont les nouvelles étoiles polaires du monde du travail. Ces indicateurs chiffrés servent de guides pour une entreprise et ses collaborateurs. Sous la dénomination d’OKR ou KPI (respectivement Objectives Key Results et Key Performances Indicators, ndlr), ces indicateurs de performance complètent les tableaux de bord afin de suivre l’évolution des activités selon des objectifs concrets. À l’échelle mensuelle ou trimestrielle, les collaborateurs rapportent leurs résultats, avec pour ambition de se rapprocher des chiffres préétablis. Sur le papier, nombreuses sont les tâches qui peuvent être quantifiables. Sauf que la réalité des projets met parfois à mal ces objectifs, questionnant leur utilité au sein du management.
Les chiffres ne sont pas toujours bons
S’ils ont un côté rassurant à l’instar des to-do lists, les indicateurs de performance peuvent vite submerger les équipes et devenir une source de stress. Des chiffres trop élevés ou une démultiplication des objectifs enferment parfois les salariés. Daphnée Breton, psychologue du travail, réalise des expertises dans le domaine de la santé et de la prévention des risques professionnels, à la demande des représentants du personnel du CSE des entreprises. Pour elle, les chiffres occupent de plus en plus de place dans le management : « L’arrivée des KPI et des indicateurs de performance dans les entreprises correspond au tournant gestionnaire, développé d’abord par les grands groupes multinationaux, sur des secteurs où la concurrence est forte. Apparus dans le domaine de la finance, ces objectifs chiffrés touchent maintenant toutes les équipes ».
Bémol, leur omniprésence empiète sur le bien-être de certains collaborateurs car ils ne tiennent pas toujours compte de la réalité du terrain : « Ces indicateurs qui pilotent l’entreprise sont souvent définis par des financiers. Ils vont avoir des effets négatifs sur le vécu des travailleurs lorsqu’ils sont imaginés par des personnes qui n’ont aucune vue sur leur quotidien ». Et si les ambitions sont trop élevées, elles créent un décalage d’autant plus grand. « Il faut bien distinguer le travail prescrit et le travail réel : le premier correspond aux objectifs quantifiés, tandis que le second, c’est tout ce que les travailleurs mettent en place pour y arriver – sans forcément y parvenir. » Pensez à la cuisine : quand les livres de recettes indiquent 2 h 30, vous devez y ajouter le pesage des ingrédients et l’épluchage des légumes, sans oublier la vaisselle ! Un temps à décupler aussi en fonction de la taille de votre cuisine et des ustensiles à votre disposition. « C’est la déconnexion réelle entre les indicateurs financiers et la réalité du métier en tant que tel qui engendre un décalage, et donc de la souffrance, avec des objectifs supérieurs à ceux envisageables. Car contrairement à ce que ces chiffres prétendent, dans le travail, tout n’est pas quantifiable », explique Daphnée.
Quand les chiffres passent avant l’humain
Lorsqu’un objectif chiffré vient se glisser dans les attentes vis-à-vis des collaborateurs, ces derniers se sentent personnellement responsables quand il n’est pas atteint, même si l’objectif concerne l’équipe voire l’entreprise au global. « Avec ces performances chiffrées, on fait de l’échec dans le travail quelque chose de très individuel alors que ça n’est généralement pas le cas », affirme Daphnée Breton. Autre risque qui peut mener à des situations de souffrance au travail : devoir toujours être plus performant que les autres. « L’évaluation basée sur les chiffres instaure aussi une forme de concurrence entre les collaborateurs. Ça a des effets très néfastes qui tuent petit à petit le collectif et la solidarité au sein des équipes. » Le pouvoir d’autorité des chiffres ? Leur apparente neutralité. « Fixer des ambitions chiffrées, c’est leur donner une dimension faussement objective. Pour peu qu’on soit dans un métier basé sur le qualitatif comme les services, on est dans une démarche paradoxale : d’un côté, des chiffres neutres à atteindre et de l’autre, un service qui repose sur la qualité, qui est une donnée extrêmement subjective ».
Mesure des performances : les meilleurs éléments sont aussi touchés
Les plus sensibles à cette politique de la performance et du chiffre ? Les collaborateurs consciencieux, ces bons élèves qui vont essayer de respecter à tout prix les objectifs qui leur sont donnés. « Lorsqu’on privilégie la productivité et les chiffres, on crée un déséquilibre pour celui qui cherche à répondre aux objectifs demandés, mais au détriment de la qualité du service ou du produit. Il peut avoir l’impression de faire un travail qui n’est pas beau ou pas bon, ce qui est perturbant », analyse Daphnée. C’est le double effet Kiss Cool du management par les indicateurs de performance : non seulement le salarié est pressurisé, mais en prime, il s’éloigne de plus en plus des valeurs construites autour de son travail. La double peine pour ces collaborateurs qui veulent bien faire, contraints de s’enfermer dans des routines pour répondre aux exigences chiffrées. « À partir du moment où l’on considère que tout est objectivable et rationalisable, le travail devient déshumanisé. On perd de vue la notion de plaisir et la subjectivité, qui sont importantes, car elles correspondent au travail tel qu’il est vécu par le collaborateur. »
Des objectifs, oui, mais à bon escient
Doit-on pour autant éliminer les indicateurs de performance dans le management de ses équipes ? Pas nécessairement, mais il faut limiter leur usage et donner des chiffres qui font sens, comme l’indique Daphnée : « L’objectif quantifiable n’est pas en soi un problème. Pour être pertinent, il doit être en lien avec le travail des collaborateurs et être réalisable. Ainsi, il est nécessaire de questionner cet objectif avec les équipes impliquées avant de le fixer ». Enfin, si l’objectif n’est pas atteint, il y a des leçons à tirer du côté du management. « Il faut essayer de comprendre pourquoi avant de faire peser la responsabilité de cette non-réussite sur l’employé. C’est le moment opportun pour interroger les moyens humains et financiers dont il dispose, et aller au cœur de la question de l’organisation du travail. » Une réflexion qui permet de prendre du recul et de reconsidérer la pertinence des chiffres, qui doit toujours s’accompagner d’échanges sur le travail collectif. « Le manager doit rester attentif aux conditions de travail de son équipe et repérer les signaux faibles, comme les arrêts maladie, pour ajuster rapidement le tir ». L’essentiel reste de laisser une certaine autonomie à ses collaborateurs et de reconnaître le travail réalisé, peu importe si l’objectif n’est pas atteint.
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Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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